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Au-delà des débats portant sur la mesure et la quantification « objectives » de la catégorie, que nous préférons laisser de côté pour l’instant, nous avons choisi d’aller écouter comment ces discours s’articulaient, sur quels fondements l’identité subjective de « classe moyenne » s’appuyait, en cohérence avec notre objectif d’enquête qualitative dans un cadre méthodologique de sociologie compréhensive. Enquêter veut dire ici tenter de comprendre comment une identité est ressentie plutôt que compter ou quantifier des individus selon des critères déterminés a priori.

La méthode d’enquête qui se fonde sur l’auto-positionnement est souvent utilisée par les sociologues et les sondeurs des instituts statistiques en France (Ifop, Insee, Peugny). Il semble que cette méthode soit moins utilisée en Afrique du Sud où nous avons recensé seulement une enquête de la sorte parmi la littérature passée en revue (Alexander

et al. 2013).

3.1.1 Un biais favorable au positionnement

intermédiaire, ici ou là-bas

Cette méthode introduit une dimension qualitative, sociale mais aussi presque psychologique car elle sonde le ressenti des acteurs sociaux. Ce ressenti est important car il peut être à l’origine de phénomènes réels et objectifs, comme l’analyse C. Peugny (2007) en France à propos du « déclassement » et de la fragilisation des classes moyennes plus largement en Europe depuis une dizaine d’années.

De fait, l'individu se projette sur l'échelle sociale en fonction de l'autoévaluation qu'il fait de son capital économique et culturel. Parallèlement, cette autoévaluation est indissociable de la perception que l'individu a de son rapport aux autres catégories sociales. Or, nous savons qu’il existe un biais pour l’auto-positionnement dans les catégories intermédiaires. Ce biais a été relevé en France par exemple : en 2011, selon

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une étude dans laquelle les répondants devaient se positionner sur une échelle de niveaux de vie découpée en tiers. Il ressortait que 66 % d’entre eux se classaient dans le « groupe intermédiaire » (INSEE 2014). Selon les auteurs de l’étude, à niveau de vie égal, deux individus peuvent être amenés à se positionner différemment sur l'échelle sociale. Ceci correspond à un phénomène classique de sous-déclaration de la richesse et de la pauvreté. Il est en effet aisé de comprendre qu’une situation de pauvreté puisse être difficile à qualifier de la sorte, et qu’il y aura toujours une personne plus mal lotie dans l’environnement social. De la même façon, il y a souvent un plus riche que soi, et les classes supérieures ont tendance à préférer se rallier à la classe moyenne. Ceci correspond d’ailleurs au résultat de la monographie de Philip Mayer (1997) à Soweto. Il relate que les ouvriers de Soweto se positionnent comme étant proches du « milieu ». Mais les plus éduqués et les privilégiés du township revendiquent également un positionnement « au centre », reléguant ainsi les travailleurs vers le bas de l’échelle sociale (Mayer 1977 :106).

Il est intéressant de constater que la proportion avancée par l’INSEE – de 66% de gens se déclarant appartenir à un groupe intermédiaire – est rigoureusement la même trouvée par les enquêteurs de l’étude294

Class in Soweto (Alexander et al. 2013). Cette enquête récente montre que 66% des personnes enquêtées se disent appartenir à la classe moyenne et que l’identité « classe moyenne » est polysémique. Dans le même temps, nous savons objectivement que le pays compte environ 45,5% de ses habitants vivant sous le seuil de pauvreté (Stat SA 2011). La réalité des perceptions subjectives ne correspond donc pas à la réalité objective, par ailleurs construite selon des barèmes et des critères toujours critiquables. Pourquoi faudrait-il invalider les chiffres qui reposent sur des ressentis subjectifs d’identité au profit de chiffres construits grâce à des indicateurs monétaires dits « objectifs » tels que le revenu ou le pouvoir d’achat journalier ? Tout au moins pouvons-nous dire que ces chiffres plaçant plus de la moitié de la population dans la catégorie « classe moyenne » semblent confirmer l’idée d’une identité floue et commode que beaucoup s’approprient faute d’une définition claire. Cette catégorie peut ainsi regrouper des trajectoires, des revenus et des modes de vie variés, confirmant les analyses d’une classe moyenne divisée en strates.

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Le positionnement dépend à la fois de la conscience qu’a l’individu de son propre capital économique et culturel, mais également de la manière dont il perçoit la structure sociale environnante. Un certain nombre d'études d'opinion en Europe ont en effet démontré que la définition des seuils de richesse et de pauvreté présente une étroite corrélation avec son propre niveau de vie : l'individu a quasi naturellement tendance à considérer que le « riche » est nécessairement plus riche que lui-même et le « pauvre » plus pauvre que lui.

À l'origine de ce phénomène, on trouve tout à la fois une incapacité à appréhender objectivement la répartition réelle des richesses au sein de la société et une difficulté à assumer socialement le statut de riche ou de pauvre (Fourquet, Peugny et Mergier 2013).

3.1.2 La méthode de recueil des discours

d‘auto-positionnement et ses limites

Il convient de cerner les tenants et aboutissants de cette méthodologie, ainsi que ses limites pour l’analyse, avant de rentrer dans le cœur du sujet de ce chapitre. Sur les 37 entretiens que nous avons retenus dans le panel intitulé « ceux du milieu », nous avons pu aborder le thème du positionnement social avec 28 d’entre eux. Pour les autres, la question n’a pas été abordée par manque de temps ou bien nous n’avons pu obtenir de réponses.

Pour les 28 enquêtés concernés, nous avons guidé le discours d’auto-positionnement grâce à des questions portant sur la place de l’enquêté dans la société, son appartenance à un groupe social ou à une classe, tout en laissant ensuite libre cours à leurs discours et associations d’idées à partir de notre question (qu’ils interprétaient parfois différemment de ce que nous voulions dire). Nous avons tenté de susciter des discours des interviewés sur la catégorie « classe moyenne » et sur leur façon de se positionner par rapport à elle pou r mieux comprendre les éléments-clefs de cette identité subjective revendiquée ou rejetée. Les questions qui nous ont permis de guider la discussion ont été les suivantes : – « Où vous situez-vous socialement ? (ou) Comment vous positionnez-vous dans la société ? »

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– « Qu’est-ce que « classe moyenne » représente pour vous ? »295

L’auto-positionnement exige, de la part de l’interviewé, une lecture distanciée et globale de la société, une prise de recul pour déterminer quelle est sa place dans celle-ci. Ce regard n’est ni naturel ni évident pour une personne prise dans les soucis de sa vie quotidienne. Nous avons conscience de l’avoir parfois « forcé » ou « déclenché », voire orienté par l’intermédiaire de nos questions, ou même, de notre simple présence en tant que jeune femme française « blanche » chercheure. Ceci constitue selon nous la principale limite de cette enquête mais, f aute d’une immersion plus longue, qu’il faudrait compter sur plusieurs années probablement, les entretiens semi-directifs étaient un moyen simple de recueillir des éléments d’identification subjective en un temps assez limité (deux à trois mois dans un même quartier).

Nous ne sommes donc pas sûrs d’échapper à la critique suivante, formulée par P. Bourdieu (1997 :73) à propos de l’enquête sur les classes sociales :

« Il arrive très communément que, faute d’avoir questionné le questionnaire, ou, plus profondément, la position de celui qui le produit et l’administre, et qui a le loisir de s’arracher aux évidences de l’existence ordinaire pour se poser des questions extraordinaires […], on demande aux personnes interrogées d’être leur propre sociologue, en leur posant tout bonnement les questions que l’on se pose à leurs propos […] qu’ils ne se sont jamais posées avant qu’elles ne leur soient imposées, et qu’ils ne pourraient se poser (c’est-à-dire produire par leurs propres moyens) que s’ils étaient disposés et préparés par leurs conditions d’existence à prendre sur le monde social et sur leur propre pratique le point de vue scolastique à partir duquel elles ont été produites, donc s’ils étaient tout à fait autre chose et qu’il s’agit, précisément de comprendre. »

L’auto-positionnement présente donc un certain nombre de limites intrinsèques ainsi que d’autres qui sont liées à la relation toujours inégale entre l’enquêteur et l’enquêté. Nous avons donc conscience des biais multiples qui ont pu intervenir dans les interprétations des discours qui vont suivre.

295 Les questions étaient posées en anglais: “Where do you locate yourself in the society?”, “ Do

you think you are part of the middle class?”, “What does ‘middle class’ represent for you?”, “What do you think of when I say ‘middle class’?”.

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3.1.3 Le choix de ne pas catégoriser l’échantillon

racialement

Comme nous l’avons dit en introduction, nous avons choisi d’enquêter dans le « Johannesburg noir » au sens large et géographique du terme : c’est-à-dire en incluant dans nos pérégrinations exploratoires l’ensemble des quartiers de Soweto, et l’ensemble des personnes rencontrées dans les lieux de sociabilité comme les

malls (supermarchés ou restaurants) sans faire de distinction en fonction des

catégories raciales historiques. Une distinction entre « Noirs », « Coloureds », « Blancs » ou « Indiens » aurait nécessité de notre part l’application d’un critère de sélection des enquêtés similaire à ceux employés par les régimes de ségrégation : couleur de peau, appartenance culturelle, langue etc.

Ainsi, la rencontre avec Rosa lors de notre enquête sur les pratiques alimentaires nous a conduits à choisir cette famille « coloured » (appelée A), résidant dans une petite maison de l’extension 2 du quartier d’Eldorado Park, pour y séjourner quelques mois en immersion. Ce quartier se situe géographiquement dans le périmètre de Soweto mais il en est distinct dans l’imaginaire collectif de par son identité d’ancien township pour « Coloureds ».

Notre enquête s’y est donc déroulée en partie : sur notre échantillon de 37 entretiens de « ceux du milieu », 18 se sont déroulés dans ce qu’on pourrait appeler la communauté « coloured » dont se revendiquent la majorité des habitants à Eldorado Park. Comme les autres townships, il a gardé une grande homogénéité « raciale »296 du temps de sa construction sous l’apartheid.

Le qualificatif « coloured » ne désigne pas les populations de couleur en général comme aux États-Unis. Selon M. Adhikari (2006), « il s’agit de groupes divers de personnes descendant d’esclaves du Cap, de peuples indigènes Khoisan, et d’autres « Noirs » qui ont été assimilés à la société coloniale du Cap vers la fin du XIXème siècle ». Descendant en partie de colons européens, les « Coloureds » sont souvent considérés comme une « race mixte » et disposent d’un statut intermédiaire dans la hiérarchie raciale de l’apartheid, entre la minorité « blanche » dominante et la

296 Si tant est que cela veuille dire quelque chose pour le groupe des « Coloureds » qui n’a pas une origine géographique ou culturelle commune mise à part celle d’être une création administrative et juridique de l’apartheid.

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population « africaine » prépondérante démographiquement. Estimés à trois millions et demi de personnes, soit 9% de la population sud-africaine, les « Coloureds » sont essentiellement présents dans la province du Cap-Occidental (Adhikari 2006 :468-9).

En partie création catégorielle de l’apartheid, en partie identité créée par les populations « de couleur » du Cap qui ne parlaient pas les langues bantoues au XIXème siècle, l’identité « coloured » a traversé les périodes historiques avec une remarquable stabilité (Adhikari 1991 et 2006). Une culture culinaire commune et la langue de l’Afrikaans rassemblent aujourd’hui ces groupes variés de population (même au sein de la minorité qu’ils constituent au Gauteng) : les Cape Malay sont musulmans, alors que la majorité des « Coloureds » sont protestants (aujourd’hui beaucoup vont dans les églises évangéliques). Cette création identitaire issue de la colonisation et des rapports entre populations bantoues et descendants d’esclaves dans la péninsule du Cap a fini par devenir réalité en forgeant de facto des destins d’oppression297

puis des trajectoires d’émancipation post-apartheid différentes. Les « Coloureds » avaient le droit de vote au Cap jusqu’en 1951 par exemple.

Ne pas faire de distinction « raciale » préalable dans les premiers contacts des enquêtés nous a permis de faire apparaître des différences dans les subjectivités et dans les trajectoires socio-historiques objectives que nos enquêtés nous ont rapportées. Ainsi, notre enquête fait apparaître que des familles « coloureds » et « noires » vivant dans des quartiers limitrophes de Soweto, appartenant à notre catégorie d’analyse du « milieu réel », ont des façons différentes de percevoir leur trajectoire inter-générationnelle malgré des similarités dans leurs caractéristiques objectives. Une majorité de « Coloureds » se disent dans une situation de précarité voire de déclassement par rapport à leurs parents, certains décrivant même le temps de l’apartheid avec nostalgie ; alors que les enquêtés des autres quartiers de Soweto ont tendance à se percevoir en mobilité ascendante298.

297 Nous allons le voir en infra, les « Coloureds » bénéficiaient par exemple d’un accès aux postes de management intermédiaire dans les industries alors que cela était impossible pour les « Noirs ». Les « Indiens » avaient le droit d’ouvrir des commerces dans les townships où ils étaient regroupés, pour ne donner que deux exemples de la ségrégation distinctive qui était à l’œuvre et qui a divisé le peuple opprimé en créant des intérêts distincts et de faux privilèges.

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Selon nous, au-delà de la prégnance des catégories raciales (voir infra 3.3) dans les représentations sociales et le rapport au politique et à la société qu’elles impliquent, ces différences viennent aussi de conditions économiques et sociales historiques distinctes. Les droits accordés aux populations « indiennes » et « coloureds », mais refusés aux « noires » (comme l’accès aux emplois qualifiés par exemple), ont permis l’enclenchement d’un processus d’accumulation de capital – notamment économique sous la forme d’une maison ou d’un commerce – ouvrant la voie à l’acquisition d’un statut de petite classe moyenne déjà sous l’apartheid.

3.2 Eléments de définition d’un positionnement