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Cadre théorique d’une analyse des discours et pratiques de distinction

du milieu »

Travailler sur un « milieu » social et non sur une catégorie prédéfinie

Nos recherches ont débuté en 2010 à l’issue d’un séjour de deux ans et demi en Afrique du Sud pour l’exercice d’une mission professionnelle dans le secteur de la coopération internationale. Nous souhaitions au départ conduire une enquête sur les effets de la politique de discrimination positive du BEE. Mais notre ambition d’étudier les parcours professionnels de jeunes employés « noirs » des secteurs public et privé s’est heurtée à la difficulté de déterminer précisément l’impact de la loi sur une embauche ou sur un revirement de carrière. Notre enquête a alors pris une orientation plus ethnographique, portant sur les façons de vivre et les représentations collectives de ceux que la presse et les instituts de marketing commençaient à dénommer la « nouvelle classe moyenne noire ».

Cet intérêt rejoignait aussi celui du groupe de recherche de l’Institut d’Etudes Politiques de Bordeaux sur les « catégories sociales émergentes en Afrique » (appelé « Classe moyenne en Afrique » - CMA65) que nous avons rejoint en 2010. Dans un premier temps, nous avons mené avec le groupe de recherche CMA un travail de déconstruction des catégories employées dans le discours public (Global

Middle Class66, classe moyenne africaine etc.) pour les considérer comme des prénotions qui, selon Emile Durkheim, « nous défigurent le véritable aspect des choses et que nous prenons pourtant pour les choses mêmes. » (Durkheim ([1895] 2010 :118).

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Ce travail a été réalisé dans le cadre du groupe de recherche en question (2009-2014) dirigé par D. Darbon et C. Toulabor et composé de cinq doctorantes et d’étudiants en Master 2. Le projet, financé par le Conseil Régional d’Aquitaine, a permis la réalisation de cette thèse pendant les trois premières années (d’octobre 2010 à octobre 2013). Une étude sur les classes moyennes en Afrique du Sud a été remise dans ce cadre à la Délégation aux Affaires Stratégiques du Ministère de la Défense en 2013, ainsi que la réalisation d’une exposition au Musée d’Aquitaine de Bordeaux avec le photographe J. Bardeletti du 27 novembre 2014 au 22 février 2015. Des activités de médiation ont été menées dans ce cadre en décembre 2014 auprès de journalistes, du grand public et de classes de lycée.

66 Selon la Banque Mondiale (2007), la « classe moyenne globale » comprend des individus aux revenus se situant entre 4000 dollars et 17000 dollars (ppp 2000), ce qui représente en 2000 7,6% de la population mondiale (dont 2% se trouve en Afrique) et pourrait représenter jusqu’à 19,4% en 2030.

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Au-delà de l’entreprise de déconstruction, nous avons cherché à documenter plus précisément les situations de sortie de la pauvreté, qualifiées de « petite prospérité » grâce à des enquêtes sociologiques approfondies dans plusieurs pays du continent67. La « petite prospérité » désigne

« […] l’ensemble des individus qui émergent de la précarité (c’est-à-dire qui satisfont de manière structurelle aux dépenses contraintes et disposent d’un revenu arbitrable minimal), sans pour autant être à l’abri d’un déclassement rapide. […] La notion chinoise de ‘petite prospérité’ (xiaokang68) couplée à ces deux critères fournit l’intuition la plus pertinente de cet ensemble en lui conférant une homogénéité.» (Darbon et Toulabor, AFD 2011 :7) Le critère-clef qui distingue ces individus des situations de pauvreté est le revenu disponible à la fin de chaque mois, qui leur permet d’épargner ou d’investir cet argent pour satisfaire à des besoins autres que ceux de première nécessité. Ils ne sont plus dans une logique de survie au jour le jour. Ils se projettent vers un avenir meilleur, souvent avant tout pour leurs enfants. Ils habitent en milieu urbain et disposent au moins d’un emploi stable par ménage.

A partir de ces travaux collectifs sur la « petite prospérité » en Afrique sub-saharienne, notre travail de recherche s’est orienté vers la réalité sociale sud-africaine de la petite prospérité : nous avons trouvé une correspondance heuristique avec le concept du « milieu réel ».

Définition théorique d’une catégorie heuristique : « le milieu réel »

L’espace social intermédiaire est nébuleux et mal défini dans l’histoire de la sociologie (Weber [1956] 2003, Bourdieu 1979, Bidou 1983, Mendras 1988, Bosc 2008). Pierre Bourdieu (1979 :395) décrit un « lieu d'incertitude et d'indétermination relatives entre les deux pôles du champ des classes sociales, un ensemble de lieux de passage qui bougent, ou mieux un ensemble de lieux de passage en mouvement où se rencontrent pour un temps plus ou moin s long des agents emportés par des trajectoires de même sens ou de sens inverse, ascendantes ou descendantes. »

67 C. Nallet a réalisé une thèse de doctorat sur ce sujet en Ethiopie, A. Fichtmuller en Ouganda, J. Hamidu au Ghana. D. Darbon et C. Toulabor ont réalisé des recherches respectivement en Guinée et au Togo et ont structuré théoriquement la production du groupe.

68 L’objectif annoncé en 1979 par D. Xiaoping, à l’aube des réformes pour la fin du XXe siècle, était que la population dans son ensemble parvienne à la « petite prospérité ». Cet objectif a été repris par le président J. Zemin à la fin des année s 1990.

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Ce « lieu central de l’espace social » nous intéresse car, en Afrique du Sud, comme ailleurs dans le monde émergent et africain, il semble être aujourd’hui le lieu de « luttes symboliques » (Bourdieu 1984 :3) pour la définition de nouvelles identités sociales (Nallet 2015, Darbon et Toulabor 2014).

Nous nous sommes donc tenus volontairement à l’écart de la catégorie « classe moyenne » que nous considérons, dans le contexte sud-africain, comme une prénotion. De plus, la littérature scientifique française sur les classes moyennes nous a semblé peu appropriée en raison des variations de sens de la catégorie selon les traditions sociologiques et les contextes nationaux. La « middle class » selon John H. Goldthorpe n’est pas la « classe moyenne » selon Henri Mendras, ni les « cols blancs » de Charles W. Mills ([1951] 1996). Les comportements décrits par H. Mendras (1980) dans la citation suivante se retrouvent chez nos enquêtés sans pour autant qu’ils puissent être généralisés à la population sud-africaine.

« Aujourd’hui, citadins, banlieusards, campagnards résidents secondaires ou néo-ruraux vivent tous de la même manière. Tous regardent la télévision, tous vont le samedi s’approvisionner aux mêmes centres commerciaux etc. les différences, encore fortes il y a dix ans sur les indicateurs de genre de vie et de confort, s’estompent progressivement : auto, télévision, réfrigérateur, eau courante, etc., se sont répandus en ville comme en campagne… » (Mendras 1980 :28)

Le débat sud-africain est toutefois influencé par la sociologie britannique, et notamment le schéma de classes de J. H. Goldthorpe (1982, 1995), comme nous le verrons dans la 1ère partie. Il est néanmoins en partie indépendant du débat sur les classes moyennes africaines (BAfD 2011) ou dans les Suds (en Inde : Jaffrelot et Van der Veer 2008, en Chine : Rocca 2008, au Mexique : Alba et Lazabé 2007) alimenté par les rapports récents produits par les IFI et des cabinets de conseil (Banque Mondiale 2007, Kharas OCDE 2010, McKinsey 2010).

Dans la 1ère partie de la thèse, nous passons en revue différentes façons de catégoriser la société sud-africaine post-apartheid et leur historicité (« professionals » et « semi-professionals », « Black middle class »,

« amaphakathi » etc.). Le croisement de deux nomenclatures – selon les critères de la profession et du revenu – fait apparaître un « milieu réel ». Celui-ci a la particularité d’être distinct de ce qui est communément appelé « middle class » en

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Afrique du Sud. Il est composé des individus dont le revenu mensuel est proche du revenu médian69.

Grâce à la nomenclature sud-africaine des Living Standard Measures (LSM)70, nous avons pu agrémenter cette définition économique d’éléments de définition propres aux conditions de vie : un habitat en dur, avec souvent une voiture à la disposition du ménage et de l’électro-ménager (frigo, four, télévision etc.). Ce groupe est situé au « milieu » de l’espace économique et social, proche d’une définition wéberienne qui se fonde sur une approche stratificationniste et statutaire de la société.

La solidification de notre objet par le biais de la cible de la politique du « gap housing »71

L’approche des personnes en vue de la conduite d’entretiens a été préparée en amont par des séjours exploratoires sur le terrain. Selon le principe d’une démarche exploratoire et inductive appelée « minimalisme » par Beaud et Weber (1997 :56) selon lesquels « d’une certaine façon, le terrain dicte sa loi à l’enquêteur », nous avons construit notre problématique et notre objet à partir de nos découvertes empiriques effectuées lors de la première année de doctorat.

Lors d’un terrain exploratoire en périphérie de Johannesburg, nous avons découvert des lotissements – récents ou en construction – de petites maisons pavillonnaires spécialement conçues pour l’accès à la propriété à bas coûts : le « gap housing »72. Ces « projets de développement » associent promoteurs immobiliers et organismes financiers pour offrir une maison « clefs en main »

69 Plus précisément les quintiles de revenus 2, 3 et 4 constituent la tranche de revenus que nous avons retenue pour circonscrire notre échantillon d’enquêtés : entre R6000 et R15 000 par mois et par personne. Voir chapitre 2.

70

Un système de classification des ménages en fonction des biens qu’ils possèdent, donc d’un niveau de vie « effectif », inspiré d’un modèle de la Banque Mondiale. Nous le développons davantage dans le chapitre 2 de la première partie. L es LSM concernées par ce niveau de revenu sont les suivantes : 3,4 et 5. Ces trois catégories confondues regroupent environ 36 % de la population.

71 Ce projet n’est pas dépourvu de proximité avec les programmes mexicains (Soederberg 2015) et brésiliens de prêts d’accès à la propriété pour des foyers à revenus modeste s. Voir également les travaux de C. Buire sur l’Angola (2014).

72

Voir la rubrique « entretiens informatifs » de l’annexe 1. Nous avons conduit des entretiens avec des responsables des secteurs “marches émergents” de la banque FNB, un responsable de télévente d’une grande compagnie d’assurance (Liberty Life) et des responsables de sociétés de promoteurs immobiliers (RBA et Cosmopolitan) et foncier (Township Realtors), ainsi qu’avec une experte du secteur « affordable » (K. Rust) et des universitaires (S. Butcher, A. Mabin et C. Bénit).

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financée par un crédit hypothécaire d’une durée de vingt ans (et ce, quel que soit le promoteur ou la banque selon les résultats de notre enquête). Ils représentent une part croissante du marché immobilier dans la province du Gauteng et contribuent à étendre considérablement le bâti autour de la métropole de Johannesburg73.

Figure n°2, source : auteur – extension 27, Protea Glen, cliché pris en janvier 2013.

La catégorie de ménages ciblée (ou le « marché » à développer) est définie en termes de revenus (entre R6000 et R15000 mensuels environ – soit €440 et €110074). Les ménages concernés bénéficient également d’une subvention de l’Etat au moment de leur souscription du crédit75.

Or, cette catégorie correspondait précisément à notre objet du « milieu réel ». Notre objet, alors encore en construction théorique, s’est donc « solidifié » au travers de l’intérêt récent de l’Etat et des marchés – immobilier et financier – pour ce groupe social. Il y avait, de plus, un aspect pratique dans le rassemblement géographique procuré par ces quartiers construits de façon aussi rapide qu’uniforme. Les maisons étant construites selon des plans standards (autour de 50m² à un prix de R400000 environ – soit €29000), le salaire minimum requis par les banques pour ce type de prêt est lui aussi « standard » : fixé à R10 000 (€730). par mois pour la province du Gauteng. Les ménages de « primo-accédants »

73

Voir à ce sujet le chapitre 6.

74 Les montants donnés en euros tout au long du manuscrit ont été convertis entre mars et mai 2015 au taux de change en vigueur.

75 En 2012, le président J. Zuma a annoncé la mise en place d’une nouvelle subvention d'aide au premier achat immobilier pour les ménages gagnant de R3000 à R15000 par mois .

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rencontrés à Protea Glen (cf. figure n°4 en infra) dans un périmètre de quelques kilomètres avaient ainsi en commun d’avoir rempli ce critère de revenu minimum.

Notre objet d’étude : l’espace social intermédiaire dans le « Black

Johannesburg »

Une des données importantes qui s’est imposée à nous lors des recherches préliminaires est la relation singulière qui lie le spatial aux identités sociales et raciales dans la ville de Johannesburg. Pour le nouvel arrivant qui décide d’arpenter ses rues et de franchir ses ponts, la métropole est faite de frontières visibles et invisibles, entre des mondes, (nocturne et diurne, centre et banlieue) qui se côtoient sans pour autant se connaître. La littérature atteste de cette complexité qui demande à être apprivoisée (Gervais-Lambony 2003 et 2004, Guillaume 2001, Beall et al. 2002, Vladislavic 2006, 2013, Paton 1948, Bosman 1957).

Johannesburg est la plus grande métropole d’Afrique du Sud, elle compte 4,4 millions d’habitants76

et forme une conurbation de près de 10 millions d’habitants avec la capitale administrative Pretoria au cœur de la province du Gauteng77. Construite à la fin du XIXème siècle sur le haut plateau du Witwatersrand78 au moment où sont creusées les premières mines d’or du pays79

, la ville a la particularité de n’être ni traversée par un fleuve, ni proche d’une mer ou d’un océan. La population de Johannesburg reflète à peu près les équilibres démographiques « raciaux » du pays : 76,4% sont « Noirs Africains »80, 12,3% sont « Blancs », 5,6% sont « Coloureds » et 4 ,9% sont « Asiatiques ».

76 Voir la page consacrée à la municipalité de Johannesburg sur le site officiel de Statistics South Africa : http://beta2.statssa.gov.za/?page_id=1021&id=city-of-johannesburg-municipality

77 Avec ses 18000 km² c’est la plus petite province du pays. Elle occupe seulement 2% du territoire national (voir carte ci-dessous), mais génère 36% du PIB national et le tiers des emplois nationaux. C’est une province où la population urbaine profite d’une qualité de vie supérieure à la moyenne nationale : si encore 11% des habitants connaissent l’habitat informel, 98% des habitants ont accès à l’eau potable et 87% sont reliés à l’électricité (Everatt 2013 :6). La moitié des habitants ont moins de 25 ans et 40% sont au chômage. La taille moyenne des ménages est de 2,8 personnes.

78

Johannesburg et Pretoria sont situées respectivement à 1700 et 1500 mètres d’altitude.

79 L’or est découvert en 1885, on peut voir des photos des mineurs « noirs » de l’époque au sommet de la tour du Carlton Center qui a été baptisée « the rooftop of Africa » car elle était la plus haute tour du continent au moment de sa construction dans les années 1950.

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Figure n°3, carte de Johannesburg dans le Gauteng, auteur : K. Lévy, adaptée de D. James (2014a).

En matière d’urbanisme, Johannesburg connaît une structure « à l’américaine » : un centre-ville formé d’un CBD (Central Business District) entouré d’un cercle réduit dit « inner-city » aux bâtiments résidentiels verticaux de hauteur moyenne, puis de grandes banlieues de faible densité qui s’étalent jusqu’à rejoindre la métropole de Pretoria au nord et le grand township de Soweto au sud-ouest (son nom vient de SOuth WEstern TOwnship). Elle est dans l’imaginaire collectif la ville phare de l’apartheid81, tout autant pour les politiques de ségrégation qui s’y

81

Selon J. Beall et al. (ibid. : 3) Johannesburg est la « ville de l’apartheid par quintessence ». Les romans Cry my beloved country, d’A. Paton par exemple s’y déroulent, et de nombreux travaux d’historiens et d’anthropologues ont pour lieu d’enquête le « Black Johannesburg ». Le magazine Drum, ou le quartier de Sophiatown a été emblématique de la culture bouillonnante des townships (Coplan [1985] 2008).

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sont déployées et les crimes commis par l’Etat policier (massacre de Sharpeville en 1960 notamment) que pour les luttes décisives menées par ses habitants (les émeutes de Soweto en 1976). C’est une ville profondément « divisée » selon le titre de l’ouvrage de référence Uniting a divided city, mais qui a « l’extraordinaire opportunité de se réinventer » (Beall et al. 2002 :3) et incarne, à travers des quartiers relativement mixtes et culturellement riches comme Newtown ou Braamfontein82, un certain renouveau propre à la « nouvelle » Afrique du Sud post-199483. Le système de ségrégation institutionnalisé – donc d’assignation identitaire – combiné à la structure économique industrielle a laissé une empreinte géo-spatiale dans la ville (voir 1ère partie). En conséquence, fixer des frontières géographiques pour définir notre échantillon d’enquêtés nous a semblé pertinent. La mobilité résidentielle, et la relation à l’espace d’une manière générale, prend une signification sociale, et même politique, très importante à Johannesburg. Les schémas changeants des inégalités « sont reflétés dans la géographie sociale de Johannesburg et son environnement bâti, donnant naissance à un ordre spatial travaillé par la transition économique tout autant que l’urbanisme de l’apartheid. » (ibid. :198).

Nous avons donc choisi comme unité d’enquête un périmètre à la fois racial et spatial, tel que l’utilise l’anthropologue D. Krige dans sa thèse de doctorat (2011) qui situe son travail au sein d’un « Black Johannesburg ». « Black » est ici utilisé au sens englobant, il désigne une identité historique et spatiale : l’ensemble des

townships créés autour de Johannesburg et leur populations. Le « Black Johannesburg » est une entité de nature géographique mais aussi sociale ou

humaine car elle désigne les anciennes zones résidentielles d’assignation pour les « Noirs » comme Soweto (peuplé à 98% de « Noirs » selon Stat SA 2011), ainsi que les quartiers centraux de Johannesburg (tels que Braamfontein, Hillbrow,

82

Ces quartiers ont la particularité de rassembler les élites branchées à travers les catégories socio-raciales, se distinguant par-là de Cape Town ou de Pretoria dont les lieux de sociabilité restent encore relativement homogènes en termes de catégories raciales (Gervais Lambony et al. 1999).

83 Pretoria, capitale administrative du pays, reste marquée par son passé de siège du gouvernement du Parti national et de ville établie par les Boers à l’issue de longue migration vers le nord (l e Grand Trek). Ses espaces de sociabilité sont encore peu « mixtes » en comparaison avec Johannesburg (selon nos observations de « résidente » de 2008 à 2010). Cape Town est souvent décrite comme une « ville blanche » : voir notamment M. Houssay-Holzschuch, Ville blanche, vies

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Yeoville ou Observatory84). Les quartiers résidentiels et les centres commerciaux de ces zones se sont avérés des lieux opportuns pour établir des « premiers contacts », potentiellement suivis d’entretiens au domicile ou sur le lieu de travail des répondants. Dans le contexte de la spatialisation des inégalités raciales et sociales héritée de l’apartheid, la ville est devenue partie intégrante de notre objet de « ceux du milieu ».

De plus, autrefois lieu stratégique de la ségrégation, la ville est aujourd’hui le lieu où se jouent les dynamiques d’intégration, d’ascension sociale mais aussi d’exclusion les plus fortes. Aujourd’hui, la consommation de masse gagne du terrain. L’urbanisme reflète les nouvelles inégalités sociales et l’importance économique et politique prise par la figure du « consommateur noir ». La municipalité de Johannesburg se réjouit de pouvoir désormais proposer trois centres commerciaux85 géants aux habitants de Soweto86 : du plus populaire, Jabulani Mall87, au plus chic, Maponya Mall88. Or, la consommation, pour des raisons historiques que D. Krige (2011) et D. Posel (2010) ont bien décrites, a été (et reste) un vecteur d’émancipation pour les Sud-Africains en général, et les habitants de Soweto en particulier89. Ivor Chipkin (2012 :67) parle d’une nouvelle « subjectivité de l’identité noire » qui se déploie sur les nouveaux terrains de désir

84 Peuplés en majorité de « Noirs » depuis la fin des années 1980. 85

A l’exception de rares mises en scènes de rues à l’européenne patrouillées par des gardes de sécurité, Johannesburg ne connaît pas le commerce de rue, disposé de façon naturelle le long d’axes passant et jouant une fonction de liant social. Les commerces et les services (banques notamment) sont concentrés dans des centres-commerciaux : les plus modestes appelés « shopping

centre » s’organisent autour d’un parking central ; les plus grands, les « shopping malls », sont de

plus en plus nombreux et gigantesques : Bedford Centre, Houghton, Cresta, Eastgate, Sandton City et Rosebank.

86 Un seuls des centres commerciaux actuels autour de Soweto existait avant 1994 : Southgate

mall, qui a été un des premiers (et seul pendant longtemps) à ouvrir dans les banlieues sud de

Johannesburg à la fin des années 1970. Situé dans une zon e auparavant réservée pour les