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La prégnance des identifications raciales dans le corpus législatif, la

dans le corpus législatif, la pratique

bureaucratique et la géographie sociale de

Johannesburg

C’est à la jonction d’un système de dénomination objective – qui s’inscrivait dans l’espace public (bancs, toilettes marqués d’un panneau « Non-Européens

seulement ») – d’une expérience de ségrégation traumatisante créatrice d’un sentiment d’appartenance – donc d’une identification subjective – que s’est créée l’identité « noire », l’identité « coloured » ou l’identité « indienne » en Afrique du Sud. Nous considérons tout d’abord ces identités comme des construits sociaux193

192 « General Household Survey » (GHS) est une enquête annuelle réalisée auprès des ménages depuis 2002. Elle mesure le niveau de développement dans le pays ainsi que l’efficacité des programmes gouvernementaux pour satisfaire les besoins (Stat SA GHS 2012) . Les conditions de vie des ménages sud-africains sont mesurées ainsi que la qualité des services publics au moyen d’indicateurs-clefs dans six domaines : l’éducation, la santé et le développement social, le logement et l’habitat, l’accès aux services et infrastructures, la sécurité alimentaire et l’agriculture.

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qui ne peuvent être ignorés par les sciences sociales simplement en raison de leur caractère raciste car elles ont pris racine dans la société sud -africaine194.

La plupart des sociologues ont repris ces distinctions entre groupes raciaux dans leurs travaux sur l’émergence de classes moyennes sous l’apartheid (Kuper 1965, Southall 1980, 2004, Nzimande 1990, Hart et Padachayee 2000). Qu’en reste-t-il après la fin de l’apartheid ?

2.1.1 Etre « Noir » au sens de l’État

post-apartheid : recensement et « Black Economic

Empowerment »

Les catégories raciales créées et utilisées lors des différents régimes de ségrégation au XXème siècle, mais de façon institutionnelle lors du régime d’apartheid , sont utilisées par l’État républicain sud-africain aujourd’hui.

L’organe national de statistique, Statistics South Africa, reprend les quatre catégories codifiées dans le Group Areas Act pour décompter la population.

La question P05 du questionnaire administré en 2011195 est ainsi formulée : « How would you describe yourself in terms of population group ?

1 = Black African 2 = Coloured 3 = Indian or Asian 4 = White

5 = Other. »

La catégorie « autre » a néanmoins été rajoutée créant un espace de liberté d’identification pour les individus.

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Pour autant, la grille de lecture raciale n’est pas la seule pertinente et nous savons que, comme tout construit social, l’identité « noire » n’est en rien une essence qui définit l’individu de façon définitive ou même durable.

195 Les documents relatifs au recensement 2011 sont tous disponibles en ligne :

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Les résultats du recensement de Soweto par exemple sont donnés comme suit196 :

Population group People Percentage

Black African 1253037 98.54%

Coloured 13079 1.03%

Other 2674 0.21%

White 1421 0.11%

Indian or Asian 1418 0.11%

Figure n°10, reproduction des résultats du Census 2011, StatSA.

Une autre utilisation étatique contemporaine des catégories raciales est évidemment celle des lois de discrimination positive. Il est intéressant néanmoins de noter que dans le cas du « Black Economic Empowerment », le label « Noir » est alors utilisé selon une définition plus englobante : il rassemble l’ensemble des populations qui ont connu la ségrégation, donc l’ensemble des « Non-Européens » au temps de l’apartheid.

La loi de 2003 (appelée Broad-Based Black Economic Empowerment Act n°43), l’empowerment vise la catégorie « black » (comme cela apparaît dans le préambule de la loi ci-dessous).

196 Recensement national 2011, Statistics SA, disponible en ligne :

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Figure n°11, reproduction de la première page de la loi BEE telle que publiée dans la « gazette du gouvernement », équivalent de notre Journal Officiel.

La définition de « black » est précisée sur la page suivante : « les personnes noires est un terme générique qui signifie Africains, Coloureds et Indiens. »197 La version amendée de la loi qui a été votée en 2013 (Broad-Based Black Economic Empowerment Amendment Act) précise à la suite de la définition de « personnes noires » : « et qui sont citoyennes de la République d’Afrique du Sud »198.

La catégorie, dans ce contexte législatif précis, englobe donc l’ensemble des groupes « historically disadvantaged », soit 91% en 2011 de la population (StatSA 2011). Cette association symbolique et administrative de groupes qui étaient

197 “ black people is a generic term which means Africans, Coloureds and Indians ”

198 “a) who are citizens of the Republic of South Africa by birth or descent; or (b) who became

citizens of the Republic of South Africa by Naturalisation - (i) before 27 April 1994; or (ii) on or after 27 April 1994 and who would have been entitled to acquire citizenship by naturalisation prior to that date; […]”

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séparés par l’apartheid traduit la volonté de créer une communauté de victimes, qui bénéficient à ce titre des mesures d’ « affirmative action » mises en place par l’ANC depuis 1998 (date de la première loi du type pour la fonction publique).

Cependant, selon le sens commun, « Noir » veut toujours dire « Noir-Africain » aujourd’hui, excluant les « Coloureds » et les « Indiens » de ce label. Il est aisé de le constater dans la presse, ou dans les interactions sociales au quotidien. Les Sud -Africains distinguent les communautés « coloureds », « indiennes » des autres appelées « noires » ou « noires africaines », même si parfois, la couleur de peau est en tout point similaire entre un individu considéré comme « Coloured » et un individu considéré « noir ». Il y a donc une polysémie : « noir » au sens restreint d’une couleur de peau, « noir » au sens large, qui englobe un destin d’opprimés.

2.1.2 Le « Johannesburg noir » aujourd’hui

Nous avons vu qu’un « Johannesburg noir » s’est progressivement constitué lors de la première moitié du XXème siècle. Il était le fruit de la ruée vers l’or, puis de l’industrialisation et de l’urbanisation rapide. Pendant l’apartheid, le lieu de résidence d’une personne permettait de déduire son appartenance communautaire (« raciale ») et son groupe social. La localité participait donc fortement de la construction de l’identité des individus.

Est-ce alors toujours pertinent de penser ainsi le territoire de Johannesburg et Soweto aujourd’hui ? Comment la ville se reconfigure-t-elle ?

Les reconfigurations de la métropole sont indéniables. Selon Selzer et Heller (2010), les classes moyennes, parce qu’elles en ont les moyens, jouent un rôle important dans la reconfiguration des espaces urbains, et dans la construction d’un nouveau « vivre ensemble » citadin. Elles ont les moyens matériels et symboliques de franchir des frontières, qui sont, elles aussi, spatiales et symboliques. C’est un pouvoir non-négligeable dans une ville encore segmentée (« divisée » selon Beall

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Néanmoins, force est de constater que les townships n’ont pas été détruits en 1994. Et surtout, ils continuent, malgré la liberté de circulation d’aujourd’hui, d’être occupés par des groupes raciaux homogènes : « Coloureds » à Eldorado Park, « Noirs » à Orlando East ou à Naledi. Les « Blancs », de manière générale, sont très rares à habiter Soweto, peuplé de 98,4% de « Noirs-Africains » selon le recensement cité en supra.

Le directeur du Gauteng City-Region Observatory (GCRO) pose la question : « Pourquoi les citoyens noirs, en particulier, sont-ils toujours, pour leur grande majorité, installés dans les townships ? » Si pour certains, cela peut être l’objet d’un choix, l’observatoire note néanmoins qu’« en raison d’un prix médian des propriétés qui est 22 fois plus élevé que le médian des revenus des ménages dans le Gauteng, il semble clair que le coût de la vie confine les « Noirs sud-africains » dans les townships ou dans les logements RDP »199. (D. Everatt 2013)

Les nouveaux lotissements créés par les promoteurs pour les primo -accédants d’origine modeste sont peuplés de « Noirs » à 90%200. L’unité de lieu résidentiel associé à la spécificité des maisons à crédit construites selon des plans normés d’« extensions » toutes similaires, permet une homogénéité dans la composition du quartier en fonction du pouvoir d’achat des ménages. Il faut savoir en effet qu’en Afrique du Sud, l’inégalité se joue davantage sur la possibilité ou non d’emprunter que sur les revenus perçus, un peu comme si les revenus potentiels primaient sur les revenus réels. Ainsi, un ménage, dont l’une des personnes du couple, a été à un moment de sa vie, un « mauvais payeur » de ses dettes (même peu conséquentes comme les crédits de consommation), se retrouvera sur une liste noire d’un Bureau de Crédit National qui empêchera le ménage dans son ensemble de souscrire un emprunt immobilier, quels que soient ses revenus additionnés. Le quartier ou le lieu de consommation du mall peut donc jouer comme facteur homogénéisant en termes de pouvoir d’achat, de potentiel de consommation ou de crédit, et moins en termes de revenus.

199 “Under apartheid, people lived in areas designated for them according to their race, and while

here has been considerable post-apartheid residential desegregation, black citizens in particul ar, are still, in many cases, living in the townships created for them under apartheid. For some this may be a matter of choice; but as the OECD noted in its territorial review of the GCR5, with median suburban house prices at 22 times the median average h ousehold income in Gauteng, it is apparent that the cost of living is locking many black South Africans into townships or RDP housing.”

200 Selon les chiffres donnés par plusieurs agents immobiliers rencontrés et nos propres observations en tant que résidente dans ces quartiers pendant quelques mois.

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2.1.3 Des frontières spatiales et raciales pour

délimiter le périmètre de notre enquête

En conséquence, fixer des frontières géographiques pour définir notre échantillon, nous a semblé pertinent dans le cas de Johannesburg. La mobilité résidentielle, et la relation à l’espace d’une manière générale, prennent une signification sociale, et même politique, très importante. Le nombre de trajectoires résidentielles semble être encore trop faible pour que ces territoires perdent leur identité raciale dans un futur proche. Aujourd’hui, la ville affiche une autre forme de « fragmentation », elle est sociale (Beall et al.).

Nous avons donc décidé de choisir comme unité d’enquête un périmètre à la fois racial et spatial, tel que l’utilise l’anthropologue D. Krige dans sa thèse de doctorat (2011) qui situe son travail au sein d’un « Black Johannesburg ». « Black » est ici utilisé au sens englobant du terme, il désigne une identité historique et spatiale : l’ensemble des townships créés autour de Johannesburg et leur population.

Nous avons refusé d’opérer nous-mêmes une distinction lors de nos entretiens de premier contact. Nous avons donc parlé avec tous les individus qui se présentaient à nous dans le cadre de ce périmètre géographique et racial (qui exclut les « Blancs »), et nous les avons ensuite retenus ou non dans notre échantillon en fonction des critères du « milieu réel » que nous allons préciser en infra. Nous n’avons donc pas fait de distinction entre « Indiens », « Coloureds », ou « Noirs Africains », comme nous ne l’avons pas fait pour d’autres catégories linguistiques ou religieuses.

Néanmoins, nous sommes conscients des tensions et des lignes de fracture qui existent au sein du « Black Johannesburg ». L’enquête elle-même les a fait apparaître, notamment lors de notre séjour dans un quartier Coloured de Soweto (Eldorado Park). Nous avons pu constater que l’identification de « Coloureds » était très affirmée et était exprimée lors des questions sur le positionnement social. Être « Noir » n’est pas être « Coloured » ou « Indien », quelles que soient les politiques publiques de Black Economic Empowerment sur le papier. Ce sont les « tensions intra-Noirs » dont parle le sociologue R. Southall pour justifier son emploi de « Noir » au sens « Noir-Africain ». Comme par exemple le fait que les

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« Coloureds » se plaignent aujourd’hui que lorsqu’ils veulent accéder à des emplois et à certains avantages, ils sont jugés ne pas être « assez noirs », conformément au langage politique de l’ANC qui confond « Noir » et « Noir-Africain ». (Southall 2012) Nous en traiterons donc dans la partie sur les expressions des identifications subjectives201. Ces identifications persistantes en termes raciaux se fondent sur des différences objectives, notamment dans les trajectoires socio-historiques des groupes202. Selon R. Southall, la séparation des races avant 1994 a entraîné des « trajectoires historiques différentes entre les éléments de la classe moyenne dans les communautés. Alors qu’ils partageaient tous le fait de l’oppression raciale, ils étaient oppressés différemment. Et cela permit par exemple, le développement d’une classe de commerçants « indiens » dans la province du Natal, qui a pris ainsi de l’avance par rapport à la petite bourgeoisie africaine commerciale, sujette à des restrictions plus handicapantes. » (Southall 2004 :522)203

La catégorisation raciale passée a donc eu un réel effet sur les trajectoires sociales (de mobilité résidentielle, de promotion sociale) de la génération qui est en âge d’activité aujourd’hui. Elle a créé des façons d’habiter la ville, de s’y déplacer, c’est-à-dire des « citadinités » différentes. L’identification raciale s’articule aujourd’hui de façon complexe à d’autres formes d’identification sociales, (exogènes ou endogènes). L’usage du terme « coconut »204 est à cet égard significatif puisqu’il désigne ceux qui, par leur progression sur l’échelle sociale ou économique, en viendraient à perdre leurs racines, et seraient ainsi « blancs » à

201 Voir le chapitre 3 dans la 2ème partie.

202 Avec le même ciblage selon les critères du « milieu réel » (ou de la petite prospérité sud-africaine), nous avons en effet constaté que la génération des adultes entr e 35 et 55 ans que nous avons rencontrés avaient pu accéder à des emplois qualifiés, des professions intellectuelles et supérieures (enseignement secondaire, professions paramédicales par ex.), suivre une scolarité de meilleure qualité et ouvrir des petits commerces et au final avaient des trajectoires moins « heurtées » par l’apartheid et ses législations. Et aujourd’hui ils ne se positionnent pas de la même façon dans l’espace social, l’identité raciale est primordiale chez eux avant leur citoyenneté sud-africaine.

203 “Before 1994, the separation of races meant that the historical trajectories of middle class

elements within these communities were different. While they all shared the fact of racial oppression, they were differentially oppressed. This allowe d, for instance, for the development of an Indian merchant class in natal, which was strides ahead of an African trading petty bourgeoisie, which was subject to more crippling restrictions.”

204 Le titre d’un roman écrit par la Sud-Africaine K. Matlwa publié en 2007 et qui a été un succès de librairie après avoir remporté le prix de la littérature de l’Union Européenne.

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l’intérieur et « noirs », seulement à l’extérieur, par la permanence de leur mélanine.

2.2 Le pouvoir d’achat et les niveaux de vie