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Qu’est-ce que le « milieu réel » ? Nous empruntons l’expression à l’économiste J.Visagie qui désigne un « actual middle » et nous allons voir par quelles étapes chemine sa démonstration. Il est à ce stade intéressant de noter que le qualificatif « réel » peut recouvrir deux dimensions : d’une part, la recherche de la traduction empirique d’un concept théorique, d’autre part, le rapport à un contexte national par rapport à un concept défini à l’international.

Suivons pas à pas la démonstration qui consiste, pour J. Seekings et N. Natrass (2005)257 et J. Visagie (2015), à tester empiriquement la définition théorique de la classe moyenne « noire » identifiée par des catégories professionnelles. L’exercice consiste à mettre en parallèle deux systèmes de catégorisation de la population sud-africaine :

– celui qui classe les individus en fonction du montant de leur revenu mensuel ou annuel

– celui qui classe les individus en fonction de leur profession (selon une grille préétablie distinguant les niveaux de qualification et les degrés de responsabilité)

256 L’expression vient de « actual middle » (Visagie 2013).

257 Dans le chapitre 7 de Class, Race and Inequality in South Africa intitulé: « Social stratification and income inequality at apartheid’s end ».

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2.4.1 La « service class » au prisme de la

répartition des revenus

Les deux auteurs entreprennent d’observer la correspondance d’un groupe de catégories professionnelles (qui est dit de « classe moyenne ») dans une répartition des revenus par décile à l’échelle nationale.

Le résultat de leur « test » empirique pourrait se résumer ainsi : lorsqu’une définition théorique de la classe moyenne, d’inspiration européenne (« service

class »), est « décalquée » (ou traduite) dans la répartition nationale des revenus,

alors on se rend compte qu’elle correspond à une tranche de revenus parmi les plus élevés du pays, autrement dit, une classe moyenne supérieure, et non celle « réellement située au milieu ».

C’est à partir du schéma des classes sociales de J.H. Goldthorpe, quelque peu complété par les travaux d’O. Crankshaw, que J. Seekings et N. Natrass établissent un schéma de stratification sociale à partir de cinq catégories professionnelles. Ils procèdent à un « mapping » social en identifiant les catégories suivantes de travailleurs :

 Upper class (UC) : managers and professionals  Semi-professional class (SPC): teachers and nurses

 Intermediate class (IC): routine white-collar, skilled, and supervisory

workers

 Core working class(CWC) : semiskilled and unskilled workers (except farm

and domestic workers)

 Marginal working class (MWC) : farm and domestic workers

Les deux catégories les plus élevées (Upper Class et Semi-Professional Class) correspondent aux classes I et II du schéma de Goldthorpe pour lesquelles la relation d’emploi est dite de « service » et constituent donc la « service class » (voir encadré). Comme O. Crankshaw le recommande, les auteurs sud -africains distinguent néanmoins une catégorie de « semi-professionals » qui disposent d’un diplôme moins élevé que les catégories supérieures258.

258 D’autres distinctions peuvent être relevées par rapport à la sociologie de J.H. Goldthorpe : – l’inclusion des travailleurs manuels qualifiés dans la catégorie intermédiaire car , dans le contexte sud-africain, ils ont un degré de pouvoir économique compar able aux employés de

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Qu’est-ce que désigne précisément le concept de « service class » ?

Ce terme de « classe de service » vient du modèle théorique développé par J.H. Goldthorpe en Angleterre selon lequel la nature de la relation de travail (salariat) est le facteur structurant de la classe259 d’un individu. Il a été très influent sur la sociologie sud -africaine (O. Crankshaw, Seekings & Natrass notamment) et le schéma de classes sociales mis au jour par Goldthorpe a été à l’origine de la nomenclature en vigueur pour les comparaisons au sein de l’Union Européenne (dit « EGP »).

J.H. Goldthorpe forge le concept de « service class » pour identifier précisément les classes moyennes, à partir de la question : Y a-t-il ou non une relation de service qui prévaut dans l’emploi occupé ? Par souci pratique, les sous-groupes sont constitués par type de profession dans la mesure, précise J.H. Goldthorpe, « où les groupes de professions formés, avec le même statut d’emploi, seront caractérisés par une relation d’emploi similaire. »260

Les membres de la « service class » sont engagés dans une « relation de type contractuelle » avec le capital pour laquelle un salaire les récompense. C’est la classe des professions supérieures (professionals), des employés administratifs et des cadres, tous réunis par une caractéristique commune dans leur profession : la délégation d’autorité (Goldthorpe 1982). Etant donné sa croissance rapide dans la structure sociale au cours de la décennie de l’après-guerre, la « service class » se trouve structurellement marquée par une dimension spécifique, celle de la mobilité sociale ascendante.

Puis, par l’intermédiaire du concept de « mediated class location », ils choisissent le ménage comme unité de la stratification et non plus les individus261. Les auteurs veulent ensuite s’assurer de la validité empirique262

de leur schéma de stratification, en d’autres termes, que celui-ci puisse nous renseigner sur d’autres éléments importants du statut social d’un individu, tels que le niveau de vie, les comportements politiques etc. Pour cela, ils confrontent ce schéma263 à la distribution des revenus, pour voir dans quelle mesure « la structure de classe est reflétée en termes matériels ».

supervision ou de bureau, notamment en raison de l’intensité en capital de l’industrie sud -africaine.

– la différence cruciale entre la classe ouvrière « core » et « marginal » car les membres de cette dernière vendent leur force de travail sans un contrat formel et sont donc plus vulnérables face à leurs employeurs (comme dans bien des sociétés du Sud, le Brésil par ex.).

259 On se fonde ici sur les travaux de C. Bidou-Zachariasen, qui a résumé les débats sur la classe moyenne dans la sociologie britannique.

260 “In other words, the class schema is ‘occupationally-based’ only insofar as it is supposed that groupings of occupations, with the same employment status, will be characterized by similar employment relationships.”

261 Ils rajoutent également le poids des revenus d’activités entrepreneuriales et non -salariaux (rentes, pensions et profits).

262 “In other words, the empirical value of class categories lies in part in their use in predicting

other things, such as intergenerational mobility , lifestyles and health, attitudes and consciousness, and political behaviour.”

263

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Ils se rendent compte alors que les ménages de la catégorie « core working class » ont un revenu moyen au-dessus du revenu médian.

Ils s’intéressent aux déciles figurant au milieu de cette pyramide des revenus par ménage. Le milieu de la pyramide est constitué par les catégories suivantes :

Semi-Professional Class, Intermediate Class, Core Working Class et « petty traders »,

soit, en 1993, 48% des ménages et 45% des revenus totaux. Les déciles les plus hauts, quant à eux, sont dominés par les classes supérieures, « semi-professional » et intermédiaires. Les déciles du milieu sont constitués par la classe ouvrière principale (Core Working Class), qui se répartit entre les déciles 4 et 8 mais dont les proportions les plus grandes sont dans les déciles 6 et 7.

Faut-il alors considérer que ces « déciles du milieu » constituent la classe moyenne ? C’est la conclusion à laquelle Seekings et Natrass parviennent à la fin du chapitre central du livre :

« Les classes au milieu de la structure sociale appartiennent en réalité à la classe ouvrière et les « soi-disant » classes moyennes sont en fait une élite très privilégiée ».264

2.4.2 Une définition statistique de la classe

moyenne comme « milieu réel » : le choix des

déciles au milieu de la distribution des revenus

Pour bien comprendre leur raisonnement, il faut préciser ce qu’implique en termes de catégorisation de la population la répartition des individus (ou des ménages) en déciles de revenus. Nous prenons l’unité du ménage pour illustrer notre explication.

La méthode consiste à répartir les ménages du plus pauvre au plus riche et à les diviser en dix groupes de taille égale, appelés déciles. Le premier décile contient

264 “Because of unemployment and the absence of small holder agriculture, the classes in the

middle of the social structure were actually working classes and the so-called middle classes were actually a very privileged elite. A majority of core working class households (as we have classified them above) were actually in the richer half of the population, and most intermedi ate class households had incomes above the mean.”

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les 10% des ménages les plus pauvres du pays, alors que le décile n°10, le plus élevé dans la répartition, est constitué des 10% des ménages les plus riches.

Le revenu médian est la valeur qui sépare exactement en deux les ménages de cette répartition : 50% des ménages se trouvent au-dessus de ce revenu et 50% en dessous. Une façon de définir la classe moyenne est alors de prendre les déciles situés autour du revenu médian. C’est une méthode assez courante. En France, l’Observatoire des inégalités propose ainsi de considérer comme classes moyennes les 40 % de salariés du milieu de la répartition : au-dessus des 30 % les moins bien payés et en-dessous des 20 % les mieux payés (Observatoire des inégalités 2014).

J. Visagie (2015) a réalisé une étude selon cette méthode à partir de données récentes265. Il inclut les déciles de 4 à 7 (entre 50% et 150% du revenu médian) dans sa définition d’une classe moyenne qu’il considère comme le « milieu réel » (« the actual middle ») par rapport à une classe moyenne « prospère » (« affluent »). Selon cet auteur, les ménages dont les revenus se situent dans ces déciles « médians » représentent le ménage « moyen » sud-africain. Prendre en compte l’évolution de la part du revenu de cet intervalle « du milieu » aiderait à évaluer si la croissance a bénéficié au « Sud-Africain moyen » durant la période post-1994.

« Comprendre les contrastes entre les différentes conceptions de qui et quoi appartient à la ‘classe moyenne’ fournit une perspective saisissante sur les très fortes inégalités dans la distribution des revenus en Afrique du Sud. »266 (Visagie 2015 :8)

C’est en comparant ce « milieu réel » à ce qui est habituellement considéré comme la « classe moyenne » sud-africaine, qu’il fait apparaître deux classes moyennes.

265

L’enquête National Income Dynamic Study (NIDS) 2008.

266 “Understanding the contrasts between the different conceptions of what and who belong to the

‘middle class’ provides a striking perspective on high inequality in the distribution of income in South Africa.”

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2.4.3 Les deux classes moyennes

sud-africaines

267

Selon une approche similaire à celle de J. Seekings et N. Natrass, J. Visagie compare l’intervalle de revenus du « milieu réel » à l’intervalle correspondant à une définition typique de la classe moyenne selon des professions : managers, professions intellectuelles supérieures, cadres, employés de bureaux et ingénieurs. En 2008, les ménages appartenant à ces catégories professionnelles disposaient d’un revenu compris entre R5600 (€410) et R40000 (€2920) par mois brut268

. En revanche, les ménages dont les revenus se situaient dans le « milieu réel » avaient un revenu entre R1520 (€110) et R4560 (€330) par mois pour le ménage269. En 2008, le revenu médian d’un ménage était de R3560 (€260).

L’écart entre les deux classes moyennes apparaît à l’aide d’un graphique.

267

Le président de la République sud-africaine T. Mbeki à l’époque parle de deux économies : la première « first-world economy » intégrée et semblable à un pays développé, diversifiée et industrialisée, alors que la deuxième, « second-world economy », tournerait autour du secteur informel en progression, et serait caractérisée par un fort chômage et des conditions de vie dignes d’un pays pauvre. (ANC Today, 2003) Les deux mondes vivraient côté à côte sans beaucoup se rencontrer.

268 Ce qui revient à un intervalle de R1400 à R10000 par personne et par mois selon l’ hypothèse d’un ménage constitué en moyenne de 4 personnes, conforme aux dernières statistiques de la province du Gauteng.

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Figure n°14, la visualisation des deux « milieux », le « réel » et le plus « aisé » parmi la répartition des ménages en fonction de leur revenu mensuel, source Visagie (2015), « Who are the middle class in South Africa ? Does it matter for policy?, Mai 2013, www.econ3x3.org.

Deux groupes apparaissent très distinctement et ils ont la particularité de ne pas se recouper. Chacun regroupe néanmoins une part équivalente de ménages évaluée à un tiers sur l’ensemble des ménages sud-africains. Un groupe se situant « réellement » au milieu (pour reprendre l’expression de J. Visagie) apparaît de façon distincte. La conclusion de l’article de J. Visagie est très similaire à celle de Seekings et Natrass citée plus haut :

« La caractéristique sud-africaine frappante est que la ‘classe moyenne’ (selon son acception courante) n’est pas au milieu de la distribution des revenus. Et ceux qui sont au milieu ne sont pas dans la ‘classe moyenne’ (soit au-dessus d’un seuil minimum de richesse). »270 (Visagie 2015:5)

270 “The striking South African feature is that the ‘middle class’ (as understood in everyday usage)

is not in the middle of the income distribution. And those who are in the middle are not ‘middle class’ (in the sense of being above some minimum level of affluence).”

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Le « milieu réel » a la particularité d’être construit à partir des statistiques nationales alors que les définitions précédentes partaient d’une conception mystifiée de ce qu’est une classe moyenne à partir d’un imaginaire occidental : la possession de certains biens (maison, voiture etc.), certaines professions (cadres ou professions intellectuelles), ou un certain niveau de revenus ou de dépenses par jour et par personne.

2.5 Pourquoi choisir “ceux du milieu” parmi les