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Problématique. L’espace social du « milieu » au cœur des enjeux politiques

post-apartheid

Le contexte social et politique post-apartheid est donc marqué par les reconfigurations des inégalités sociales, l’écart entre les ambitions et les réalisations du projet de Transformation. Il est le cadre de l’énonciation de discours sur la « Black Middle Class ». Après des décennies de ségrégation, les inégalités sociales contemporaines peuvent apparaître plus légitimes que les précédentes. Pour l’une de nos enquêtées par exemple, le fait qu’il y ait désormais « une échelle sociale » est présenté comme un élément positif de la Transformation : « les gens ne sont plus confinés dans leur propre espace101 ».102 (Doria, 51 ans, administratrice dans une ONG, entretien n°1) Les identifications sociales contemporaines doivent donc être perçues à l’aune d’un passé récent de ségrégation institutionnalisée qui fondait les différences d’accès aux droits basiques sur le critère de la couleur de peau.

Un contexte post-apartheid d’intensification des identifications au « milieu »

Nous cherchons à documenter les processus d’identifications sociales dans le contexte spécifique de la Transformation, projet politique et économique en partie inachevé propre à l’Afrique du Sud post-apartheid.

Notre hypothèse de départ est que l’espace social du « milieu » est particulièrement pertinent pour observer les reconfigurations identitaires à l’œuvre. Cette hypothèse vient de l’étude de la littérature existante. Sous l’apartheid déjà, quelques études s’intéressaient à la classe moyenne « africaine » naissante ou la « petty bourgeoisie »103 : Nzimande (1990), Bonner (1982), Crankshaw (1986 et 1996), Cobley (1990), Kuper (1965), Brandel-Syrier (1971), Southall (1980). Les

townships ont été l’objet d’études ethnographiques, comme celles de P. Mayer

(1975, 1979) à Soweto, qui se penche sur les « ordinary working people » qui se

101 Cette phrase nous a également fait prendre conscience du lien entre espace et identité. C’est la fin d’un enfermement identitaire qui est décrit, certes de façon figurée, en termes d’assignation spatiale.

102 “There is a social ladder, people are not confined in their own space anymore.

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dénommaient eux-mêmes en isizulu « abantu amaphakathi »104 : les « travailleurs

respectables » ou « les gens qui sont au milieu ». Ce qui est intéressant c’est que Mayer montre que l’expression « classe moyenne » était historiquement utilisé par les Sowetans pour se référer à ceux « au milieu » d’une structure de classe imaginée en pyramide, entre les « riches » et les « pauvres » (Mayer 1979). C. Ceruti et M. Phadi (2011) disent que les interviewés utilisent le mot « middle » en anglais mais le remplacent fréquemment avec les mots synonymiques « phakati » en isizulu « mahareng » en sesotho et « magereng » en setswana tout au long de l’échange. Ces mots veulent dire « au milieu » et peuvent-être utilisés spatialement pour dire « à l'intérieur de » ou « entre deux choses ».105 « Ama » est la marque du pluriel pour certaines classes de noms dans les langues bantoues donc « amaphakathi » signifie « au milieu » mais appliqué à plusieurs personnes. Les Sowetans usent donc, depuis longtemps, de conceptions locales et contextuelles des classes sociales – subtilement distinctes des catégories utilisées par les observateurs de l’époque – afin de se positionner dans la structure sociale (Krige 2011106).

Depuis le début des années 2000, des études pointent l’existence d’une classe moyenne « noire » mettant l’accent sur le nombre des individus qui la composent (Schlemmer 2005, Shubane et Reddy 2005, Southall 2006, UCT -Unilever 2007, SAIIR 2012 etc.). La presse s’en fait l’écho régulièrement développant le thème d’un rattrapage des consommateurs « noirs » mesuré par leur nouveau pouvoir d’achat : « Black middle class catching up » (iAfrica 2013), « Census 2011: 50

years for Blacks to catch up » (Mail and Guardian 2012).

Les identifications d’une classe moyenne « noire » ascendante sont produites par de nouveaux acteurs. Par exemple, l’institut marketing UCT-Unilever (2007, 2012) s’intéresse à la classe moyenne supérieure et crée l’image d’un consommateur « noir » : le « Black Diamond », I. Chipkin (2012) s’intéresse à la classe moyenne « noire » des « townhouses » en partenariat avec un organe de presse City Press

104 Parce qu’ils avaient un emploi stable et de petits moyens financiers en comparaison des « dissolute », ces gens pauvres qui n’avaient plus de valeurs morales (May er 1977 :100 et Mayer 1979 :295 cité dans Alexander et al. 2013).

105 Dictionnaire anglais/isizulu en ligne : www.isizulu.net.

106 “Local conceptions of social class do not neatly overlap with the way the term is used by

academics in quantitative studies that are largely descriptive and by politicians in political discourse inspired by neo-Marxist conceptions of class.” (Krige 2011)

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pour diffuser les images de son style de vie, un documentaire Forerunners, South

Africa Black middle class (Wood 2011), et les romans Black Diamond (Mda 2011)

et Coconut (Matlwa 2007) représentent des individus tiraillés entre leur culture d’origine dite « traditionnelle » et leur nouveaux modes de vie à l’occidentale107

.

Il est intéressant de noter que, malgré la curiosité et l’attrait qu’il suscite dans le débat public, le « milieu » comme lieu de positionnement social, a été finalement et comparativement peu investi par la littérature scientifique depuis 1994108. D. Krige (2011) regrette que l’étude de la nouvelle classe moyenne « noire » soit si peu investie par la communauté scientifique et qu’en conséquence, les principales études qui existent à son sujet soient réalisées par des experts en marketing ou des institutions financières. L’intérêt du monde académique pour les catégories sociales intermédiaires est plutôt récent, les études étant plus nombreuses depuis les années 2000 : Rivero, Du Toit et Kotzé (2003), Schlemmer (2005), Southall (2004a, 2004b, 2012), Chevalier (2012, 2015), Alexander et al. (2013) et enfin, le numéro spécial de Development Southern Africa (2015). Souvent ces travaux s’intéressent à l’évolution de la stratification sociale chez les « Noirs » selon des critères objectifs tels que la profession (Mabandla 2013), le revenu (Seekings et Natrass 2005) ou la mobilité résidentielle (Selzer et Heller 2010), et moins du point de vue de la perception des acteurs sociaux membres de ces catégorie s (Phadi et Ceruti 2011). Certains des travaux sur la « nouvelle classe moyenne noire » se penchent sur sa culture de consommation (Chevalier 2010, 2015), sur les formes d’habitat résidentiel qu’elle investit (Chipkin 2012).

La problématique structurant notre travail est alors la suivante : Quels sont les ressorts et enjeux des identifications sociales au « milieu » de l’espace social dans le contexte de la Transformation post-apartheid ?

107 Sur le site dédié à la promotion du film ://forerunners.co.za/promo (consulté le 13 mai 2015), on peut lire : “They delicately balance the traditional views of their childhood with the western

consumerism that rules their professional lives, selecting and discarding elements from each world to forge a new legacy for their descendants.”

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En France, certains se sont intéressés aux « destins ordinaires » des habitants des banlieues françaises (Haegel et Lavabre 2010), ou bien des « petits moyens » des lotissements pavillonnaires (Cartier et al. 2008), d’autres des « vies ordinaires des invisibles » (Rosanvallon 2014). Dans la littérature non-scientifique, on peut remarquer un numéro de la Revue XXI intitulée « La France du milieu ».

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Révéler les ressorts et enjeux politiques des identifications sociales

Pour répondre à notre problématique, il faut tenter de comprendre la nature des identifications sociales dans cet espace social intermédiaire et « noir » à Johannesburg. Comment s’expriment-elles ? Comment sont-elles structurées par les conditions socio-historiques, les facteurs économiques et les politiques publiques du pays ? Quel est le poids des trajectoires inter-générationnelles dans le contexte fait de ruptures et continuités du post-apartheid ?

Nous montrons que des discours et des pratiques de distinction de « ceux du milieu » prennent forme à la confluence de conditions économiques, de politiques publiques et de processus complexes d’auto-positionnement et d’assignation identitaire des acteurs sociaux. Malgré une rhétorique de nature essentiellement économique, l’enjeu est foncièrement politique.

Nous voyons un phénomène de focalisation (ou de loupe) sur la classe moyenne supérieure « noire » en raison des enjeux politiques du post-apartheid et d’un contexte social et culturel qui valorise la consommation selon des standards occidentaux. Or, quelques travaux montrent que cette partie de la classe moyenne serait certes en augmentation, mais peu représentative démogr aphiquement par rapport à la classe moyenne basse (Crankshaw 2008, Visagie et Posel 2011, Visagie 2015). Notre travail montre que l’espace social intermédiaire est bien plus vaste et complexe que l’image médiatique du « Black Diamond » ; autrement dit, que la cristallisation d’une identité du « milieu » se joue ailleurs.

Notre thèse est que la représentation de la société sud-africaine – en chiffres et en mots – est devenue un enjeu politique majeur dans le contexte d’une Transformation sociale, qui malgré les discours gouvernementaux, tarde à se matérialiser pour l’ensemble de la population. L. Schlemmer parle en effet d’un climat qui pousse à voir l’émergence de la classe moyenne « noire » avec optimisme en grossissant ses rangs (2005 :10). La stratification sociale constituerait donc un répertoire politique au service de discours de légitimation du nouvel ordre social porté par de nombreux acteurs, y compris du secteur privé.

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