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Avant de tenter de comprendre comment s’exprime positivement l’identification des enquêtés, quels sont les mots qu’ils choisissent pour l’exprimer, nous devons comprendre dans un premier temps ce qu’elle n’est pas. Autrement dit, identifier quels sont les « pôles » négatifs de l’identification. L’identification de « ceux du milieu » commence par cette identification en creux.

3.2.1 Une identité par défaut : les « ni riches ni

pauvres »

Un peu plus du quart des enquêtés (8 sur 28) expriment leur positionnement social par une double-négation : ils ne sont « ni riches ni pauvres ». Dans ces cas précis, l’identification dans l’espace social se résume à l’expression de ce positionnement par défaut dans un entre-deux. Pour d’autres, la double négation est le premier temps d’une identification exprimée ensuite comme un « milieu », une position assortie de caractéristiques distinctives. L’identification devient alors positive. Elle n’est plus seulement un accommodement par défaut au sein d’un espace résiduel de l’entre-deux.

L’expression par la double négation est intéressante car elle nomme nécessairement les pôles identitaires qu’elle rejette :

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« Nous ne faisons ni partie de la classe haute, ni des pauvres, qui, eux, galèrent chaque jour pour avoir de la nourriture sur la table. »299 – Sally, 34 ans, employée de banque (entretien n°15)

En effet, être « au milieu » suppose l’identification préalable de deux pôles ou deux valeurs (inférieure et supérieure) entre lesquelles nos enquêtés trouvent leur place :

« Je me vois au milieu oui… Parce que je ne suis ni riche ni pauvre. 300» – Betty, 45 ans, employée de banque (entretien n°18)

Pour certains ce sont des classes « inférieures » et « supérieures », pour d’autres, un « bas » et un « haut » parmi lesquels existe un « entre-deux » :

« Tu auras toujours la classe supérieure, une classe inférieure et puis la classe moyenne. […] Les classes moyennes sont entre le haut et le bas. »301 – Betty employée de banque, 45 ans (entretien n°18)

« Je ne suis pas riche, et je ne suis pas trop pauvre non plus.. je suis juste là, au milieu. Nous sommes une famille de la classe moyenne. […] Je pense que beaucoup de gens viennent d’un milieu classe moyenne mais après ça dépend de toi, de ce que tu fais de ta vie, dans quelle classe tu vas te ranger. » 302 – Stanford, 34 ans, ingénieur climatisation (entretien n°21).

Ce positionnement est souvent formulé sous la forme d’un constat après que le répondant a évalué son environnement immédiat, son voisinage. Par exemple, Jay, 42 ans, coiffeuse à domicile, à la tête d’une famille nombreuse (entretien n° 22), procède clairement à un tour d’horizon de son environnement social proche lorsqu’elle répond :

« Je veux dire oui.. Parce qu’il y a beaucoup de gens qui sont très pauvres et ils galèrent beaucoup, et nous, en ce moment, nous ne sommes pas riches, nous ne sommes pas pauvres, mais on se débrouille. Il y a d’autres gens qui sont riches donc.. entre les riches et les

299

“We are not in the ‘high class’, not among the poor either, who struggle to put food every day

on the table.”

300 “I locate myself in the medium sure.. I see myself a medium maybe because I’m not rich nor

poor yeah.”

301 “You still get the upper class, a lower class and then a middle class. […] The MC are in

between the low and the high.”

302 “Yes there is a middle class, I am part of it yes. I’m not rich and I’ not too poor , I’m just there

in the middle. We are a middle class family.[…] I think a lot of people come from a middle class background but then It depends on you, what you make out of life, what class are going to put yourself into.”

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pauvres, nous sommes au milieu oui. Je pense qu’il y a beaucoup de gens qui ont de l’argent à Eldorado Park […] »303

Le raisonnement est souvent celui-ci : certes, il existe des personnes indéniablement plus riches que moi et cela se voit par tel et tel critères, mais il existe également des « pauvres » en raison de telles caractéristiques qui les distinguent de ma situation personnelle. Cela confirme les résultats de l’enquête de M. Phadi et C. Ceruti (2011) : l’identification est bien le résultat d’une comparaison, elle est donc toujours contextuelle. En conformité avec les processus d’identification décrits en introduction, l’Autre a une place importante dans l’assignation identitaire mais aussi dans l’auto-identification.

Pour comprendre ce que veut dire concrètement cette identité du m ilieu, comment elle se caractérise, il faut recueillir les descriptions des caractéristiques des deux valeurs référentielles inférieures et supérieures : les « pauvres » et les « riches » que donnent nos interviewés. En creux, sont alors décrits des modes de vie, des capacités, des critères distinctifs d’un statut.

« Pas pauvres » : les éléments de qualification de la sortie de l’état de pauvreté

Le discours commun à nos enquêtés pour qualifier la situation des pauvres est articulé autour des thèmes de la survie, et de la faim. Pour beaucoup d’entre eux, ce qui fait la différence entre eux et les pauvres, ou entre leur situation actuelle et la situation de pauvreté qu’ils ont connue lorsqu’ils étaient jeunes, c’est le fait d’avoir de quoi manger sur la table chaque soir.

L’un d’entre eux se souvient qu’il s’endormait devant des marmites dans lesquelles bouillait simplement de l’eau (en lieu et place de la soupe) (Don, entretien n°25), alors que Betty (entretien n°18) nous dit que selon elle, « la classe inférieure, ils ne savent pas ce qu’ils vont manger demain »304

.

Ce qui est souvent donnée comme justification d’un statut au -dessus de la pauvreté ou des classes dites « basses » c’est la description de capacités de consommation.

303

“I say yes.. Because there are people who are very poor they struggle a lot, and us, right now.

We are not rich , we are not poor, but we manage. They are other people who are rich so.. between the rich and the poor, we are in the middle yeah. I think there are a lot of people w ith money in Eldorado Park […]”

304

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Par exemple, Doria, 51 ans, qui a grandi à Soweto et qui habite aujourd’hui seule dans un appartement de Observatory à Johannesburg (entretien N°1) : « Je dirais que je suis classe moyenne parce que je peux m’offrir certaines choses. Je n’ai pas à faire un effort pour m’acheter les choses de base dont j’ai besoin et ensuite, j’ai même du reste. Certaines personnes galèrent juste pour acheter les choses de base tu sais. »305

Les éléments de différenciation par rapport au pôle de référence supérieur : les « riches »

« Tu vois, je pense que dans toutes les cultures il y a une catégorie supérieure. Ceux qui sont au-dessus avec leur maison à deux étages, et où tout le monde a du travail, ils ont on va dire R45000 dans la maison, et puis en dessous tu as la classe moyenne et puis ensuite la classe basse. »306 – Fanny, 55 ans, sans emploi (entretien n°16).

Pour cette femme qui est à la recherche d’un emploi, le critère du travail est important comme critère de distinction des différentes classes. La maison est également un élément important du statut social, selon des codes de différenciation sociale importants dans les townships comme Soweto307 et en lien avec l’histoire du rapport des « Noirs » à la propriété et au logement en Afrique du Sud (voir Annexe 4). Ceci a été montré par C. Mercer à propos de l’ « architecture domestique » des classes moyennes en Tanzanie (2014). D. James (2014b :465) et D. Krige montrent que – en guise d’autres formes de propriété – l’investissement en ameublement était essentiel dans l’expérience de la distinction sociale dans le

township (en particulier à partir des années 1950), la décoration intérieure des

maisons toutes identiques allouées par la municipalité sous l’apartheid servant de marqueur social (Krige 2011:138,172).

Un élément spatial rentre en jeu dans la définition des classes supérieures. Pour Eloïse, bibliothécaire de 42 ans, « les gens riches de la classe moyenne, sont à Johannesburg », alors que Happy, infirmière de 45 ans, pense que les membres de

305 “I would say I’m middle class cause I can afford some things. I don’t have to make an effort to

buy the basic things I need and then, I have some leftovers. Some people struggle just to buy the basics you know.”

306 “Look, I think in all cultures, there is a up-market. People who are up there with double storeys

house, and everyone got work, they have say over 45000 rands in the house and then you get your middle class and then you get the low class.”

307

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la « high class » résident nécessairement dans les banlieues (« suburbs »)308. Certains quartiers sont ainsi estampillés « high class » dans l’imaginaire de nos enquêtés, et le critère de la possession de « belles voitures » 309 est lié à cette étiquette.

La voiture est un des biens de consommation qui participent de l’ostentation de son statut social en particulier dans la culture urbaine du township où les voitures sont disposées bien en vue le dimanche matin sur les trottoirs pour être longuement lavées par leur propriétaire.

Nous reviendrons sur la dimension spatiale qui est intimement liée au passé de discrimination raciale en Afrique du Sud dans le chapitre qui suit.

Portrait n°1: Happy

Happy (entretien n°32) est infirmière, elle habite à Protea Glen depuis 2003 avec son mari actuellement au chômage et sa fille qui étudie pour être assistante sociale à UNISA. Le revenu du ménage est d’environ R10 000 par mois (€730).

La maison qu’ils ont acheté avec un crédit hypothécaire (bond) il y a 9 ans a gardé la teinte grise de l’enduit d’origine et souffre déjà de signes extérieurs d’usure. L’intérieur est plus cossu : l’ameublement est chaleureux malgré un bout de plafond manquant, trace d’une malfaçon lors des travaux d’agrandissement du salon il y a quelques années. La maison doit faire environ 60m², 2 chambres mais un grand salon. La télé (grand écran plat à côté d’une télé plus ancienne) est en marche, sur une chaine musicale pendant que Happy est en train de faire le ménage avec une jeune cousine de passage et son petit -fils albinos. Les enfants de la voisine rentrent et sortent de la maison pendant que nous parlons. Le petit va s’acheter un paquet de chips.

Happy nous confie être issue d’une famille modeste. Sa maman, originaire du Lesotho, était employée de maison. Son père a quitté très tôt le foyer. L’espace domestique se partageait entre 12 membres de la famille dans une maison de quatre chambres seulement. Ils n’étaient que quatre enfants mais habitaient avec leurs cousins.

Elle voulait être enseignante mais elle a choisi des études d’infirmière pour lesquelles elle a pu avoir une bourse du gouvernement. Elle est heureuse de penser que sa fille (20 ans) va pouvoir avoir « une vie meilleure ». « Elle a de l’espace ici dans cette maison, nous dit-elle, et j’aimerais qu’elle puisse faire sa vie, conduire sa propre voiture. Peut -être allons-nous lui construire une chambre à l’arrière du terrain pour qu’elle puisse avoir son indépendance et payer un loyer ».

308 Voir le chapitre suivant pour comprendre les configurations socio-raciales de l’espace à Johannesburg (notamment l’opposition banlieue/township) et leur évolution depuis la fin de l’apartheid.

309

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Le discours d’auto-positionnement d’Eloïse, que nous avons rencontrée dans une bibliothèque d’Eldorado Park310, est intéressant car il lie le critère de l’éloignement géographique – implicitement les riches sont ceux qui ont quitté le township – au critère de l’argent. Selon elle, la différence avec ces « gens riches » qu’elle associe à la « classe moyenne » est le fait de pouvoir disposer d’argent de façon discrétionnaire, ce qui permet de faire des investissements par exemple.

« Il y une classe moyenne à Johannesburg mais je n’en fais pas partie, ce sont des gens riches avec plus d’argent, ils peuvent faire des investissements. Nous on a juste une meilleure vie par rapport à celle de nos parents. »311 Eloise, 42 ans, bibliothécaire – entretien n°11.

3.2.2 Etre au « milieu » (« phakathi » en isizulu)

Pour résumer et pousser plus loin l’analyse du positionnement par défaut, nous avons dit que pour 8 enquêtés parmi les 28, le positionnement social peut être décrit comme le fruit d’une double distanciation exprimée par la double négation : « ni riches ni pauvres ». Mais ce qui est intéressant également, c’est de voir qu’il est le préambule de l’expression d’une appartenance au « milieu » :

« Je ne suis pas riche et je ne suis pas trop pauvre. Je suis juste là, au milieu.»312– Stanford, 34 ans, ingénieur et auto-entrepreneur (entretien n°21).

Or, être au milieu veut dire faire partie d’une entité, ou d’un espace. C’est l’affirmation d’une place, d’un lieu propre.

Dans la littérature sur les identités de classes sociales en Afrique du Sud, c’est dans les langues vernaculaires que ce type de positionnement est surtout exprimé. Le terme exact signalé par Mayer (1977) est « abantu abaphakati » littéralement les gens (abantu) du milieu (phakathi). Il caractérise selon lui un statut social : une personne qui peut être d’origine modeste mais qui ne se compromet pas dans des actions illicites ou immorales.

C. Ceruti et M. Phadi (2011) disent que les interviewés utilisent le mot « middle » en anglais mais le remplacent fréquemment avec les mots synonymiques

310 Elle est une amie de Carol (famille A).

311 “There is a middle class in Jo’burg but I’m not part of it, it’s rich people with more money,

they can make investments. We just have a better life than our parents. ” 312

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« phakati » en isizulu « mahareng » en sesotho et « magereng » en setswana tout au long de l’échange. Les interactions sociales se déroulent souvent de la sorte en Afrique du Sud, les interlocuteurs utilisant des mots de langues différentes, passant d’une langue à une autre.

Ces termes veulent dire « au milieu » et peuvent-être utilisés spatialement pour dire « à l'intérieur de » ou « entre deux choses ».313 « Ama » est la marque du pluriel pour certaines classes de noms dans les langues bantoues donc « amaphakathi » serait « au milieu » mais appliqué à plusieurs personnes.

Nous-mêmes n’avons entendu cette expression que de rares fois dans la famille d’accueil B lors du séjour de trois mois à Protea Glen. En effet, la plupart des interactions dans la journée se déroulaient dans un milieu féminin constitué de K. et P., les filles, et de la mère (Nobuhle). Or cette dernière parle sesotho avec ses filles. Seul le père parlait isizulu le soir lors du repas par exemple. Nos entretiens ont été conduits en anglais.

Selon nous, cette identification « au milieu » ou « à l’intérieur de » est une marque d’intégration. C’est aussi reconnaître l’existence d’un ensemble social qui dépasse l’individu et les anciennes catégories raciales cloisonnantes. C’est une façon d’exprimer son appartenance à la société sud-africaine dans un contexte post-apartheid où la citoyenneté ne va pas de soi pour des populations autrefois systématiquement exclues de la république.