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« racialisés » à Johannesburg

Ce système institutionnalisé de ségrégation – donc d’assignation identitaire – combiné à la structure économique industrielle a laissé une empreinte géo -spatiale

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dans la ville. Notre cas d’étude est ici celui de Johannesburg, mais l’ensemble des centres urbains sud-africains a été touché.

1.3.1 Les structures socio-raciales de la ville de

Johannesburg

Nous avons cherché à connaître, en parallèle de nos interrogations sur les identités sociales, de quelle manière l’espace – résidentiel et commercial – continuait de marquer et démarquer les identités (sociales et raciales) à Johannesburg.

Figure n°6, Johannesburg, Central Business District (CBD), source: auteur.

Le bilan de la planification urbaine depuis 1994 est ambivalent. S’il y a eu des progrès indéniables comme l’électrification et l’accès aux services de base des habitants de la métropole depuis 1994, force est de constater que les zones d’habitat informel s’étendent, la pauvreté demeure élevée et le coefficient de Gini (de 0,75 selon ONU-Habitat 2010 :73-193) place la ville parmi les plus inégales au monde (Dirsuweit 2009 :77). Par ailleurs, l’augmentation du recours à des mesures de sécurité privée augmente la dynamique de fragmentation (Dirsuweit 2009, Bénit-Gbaffou 2006). Ainsi, certains voient dans Johannesburg le « spectre du futur urbain mondial » (Beall et al. ibid. :3) mais dans tous ses paroxysmes : fracture sociale, consumérisme grandissant aux côtés d’une pauvreté criante, violence et menace d’explosion sociale.

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La ville de Johannesburg s’est progressivement structurée selon un axe Nord-Sud. Cette structure est symbolisée dans l’espace par la ligne des anciens terrils miniers qui borde encore aujourd’hui le flan Sud du centre-ville de Johannesburg.

 Au sud de la métropole, se trouvent des banlieues ouvrières et des zones industrielles, puis derrière les espaces de friche industrielle ou de terrils miniers (appelées « zones tampons » sous l’apartheid) ont été construits les quartiers d’assignation résidentielle (townships) créés dans les années 1950. Pour les « Coloureds » : Western Native Township (maintenant devenu Westbury), Eldorado Park ; pour les « Noirs » : Klipspruit (dès 1905), puis Orlando et Soweto ; et pour les « Indiens » : Lenasia.

Au Nord, on trouve le « deuxième » centre d’affaires de Sandton, construit

ex-nihilo dans les années 1979-80 quand le centre-ville de Johannesburg

s’est peu à peu vidé de sa population « européenne » fuyant l’insécurité croissante166. Le long de l’autoroute vers Pretoria (N1), s’étalent les banlieues associant commerces et résidences huppées : Rosebank, Melrose Arch, Houghton etc167.

Cette configuration est ancienne, et probablement durable. Elle nous renseigne en fait sur le caractère économique du système ségrégationniste. En effet, ce sont les propriétaires des mines qui ont très tôt inauguré la tendance structurelle selon laquelle les banlieues du Nord abriteraient les professions supérieures et dirigeantes de Johannesburg168, alors que les banlieues au Sud, plus enclavées, mais aussi à l’Est et à l’Ouest, logeraient les familles de la classe ouvrière des industries et des mines. (Hart 1976 cité par Beall et al. 2002 :47).

La ruée vers l’or, puis l’industrialisation et l’urbanisation rapide ont entraîné la constitution de squats et de quartiers d’habitat mixte tels que Doornfontein,

166

Les anciens quartiers huppés du centre (Yeoville, Hillbrow) et de l’inner -city (aujourd’hui en voie de « réhabilitation » ou gentrification (Braamfontein par exemple) sont alors investis par de nombreux immigrés des pays africains voisins, à la recherche d'un travail.

167 Les paysages y sont proches des banlieues américaines : des pavillons de plain-pied reproduits à l’infini autour de grandes avenues et souvent entourés de hauts murs surplombés de clôtures électriques ou de barbelés. La perte d’activité du centre-ville et la tendance à la tertiarisation de l’économie renforce la dimension professionnelle et économique de ces banlieues, comme Rosebank, siège de grands cabinets d’avocats, d’assurances etc.

168 Ces quartiers en hauteur (sur le « ridge ») ont été choisis comme lieux de résidence par les premiers propriétaires de mines (randlords) pour la qualité de l’air.

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Sophiatown ou Vrededorp, puis la construction de logements sur les terrains agricoles de Klipsruit par le gouvernement (national et local), des townships qui formèrent « matchbox city », premier nom de Soweto (Bonner et Segal 1998 :31)169. La construction d’un bâti ségrégué selon des catégories raciales, résultat d’ l’effort conjoint de l’Etat et de certains acteurs du secteur privé (Oppenheimer), a laissé une empreinte durable sur la géographie de Johannesburg. Pendant l’apartheid, le lieu de résidence d’une personne permettait de déduire son appartenance communautaire (« raciale ») et son groupe social. La localité participait donc fortement de la construction de l’identité des individus.

Figure n°7, vue de Soweto depuis l’Oppenheimer Tower, Central Western Jabavu, source: auteur, cliché pris en décembre 2012.

Le schéma Nord-Sud de la ville a donc été accentué par les mesures du gouvernement apartheid qui créent des zones géographiques séparées pour les « Noirs », les « Coloureds » et les « Indiens » et éloignent celles-ci au maximum du centre-ville et des banlieues nord, qui sont, elles, déclarées zones réservées aux « Blancs »170. De telles mesures nécessitent de déloger les résidents « noirs »,

169 “By the late 1950’s, the spread of townships around Orlando housed nearly half a million

people, but it remained a city without a name. […] informally, the area came to be known as ‘Matchbox city’ because of the row upon row of identical little brick boxes that dotted the landscape.”

170 Les populations « noires », « indiennes » ou « Coloureds » peuvent s’y déplacer mais à la condition d’être munis de papiers d’identité et de « pass », qui, en fonction de leur numéro, donnaient un accès plus ou moins prolongé dans ces zones urbaines blanches. Ces conditions

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« coloureds » et « indiens » des « quartiers libres » et urbains qui s’étaient constitués après la première guerre mondiale (District-Six au Cap, Sophiatown et Vrededorp à Johannesburg etc.) pour les reloger de force dans des banlieues construites au sud. En fait, la ville, dans sa structure même, a été mise au ser vice du système économique de l’apartheid. Il n’y avait de contrôle de populations que s’il y avait un contrôle de l’espace.

« Le contrôle des populations noires, reléguées dans des espaces ségrégués, permettait leur utilisation à bas coût dans les industries de Johannesburg, le transport des Noirs étant organisé collectivement (train, bus) vers les zones industrielles, et financé par les pouvoirs publics et les entreprises. Ce système économique quasi-fordiste – caractérisé par l’emploi industriel de masse, la prolétarisation de la main-d’œuvre, le paternalisme des compagnies ou de l’État – profitait donc de l’hyper-ségrégation de la ville d’apartheid » (Bénit-Gbaffou in Dorier-Apprill et Gervais-Lambony 2007 :33).

1.3.2 Une stratification sociale interne au

township, l’exemple de Soweto

Parce qu’il a hébergé les héros les plus médiatiques de la lutte contre l’apartheid171 et la révolte des jeunes en juin 1976 qui a déclenché des grèves générales et une résistance qui mettra fin au régime ségrégatio nniste environ 10 ans après, Soweto est devenu le symbole de la libération de la majorité « noire » opprimée.

rendaient l’expulsion possible à tout moment de ces espaces, y compris ceux qui é taient normalement « publics », tels les rues ou les parcs.

171 Dont les deux Prix Nobels de la Paix Desmond Tutu et Nelson Mandela qui étaient résidents de la même rue dans Orlando, Vilakazi street, aujourd’hui transformée en parcours touristique et en musée.

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Figure n°8, les quartiers de Soweto, source : google maps.

Ce quartier a été construit par le City Council de Johannesburg, en 1950 avec quelques 70 000 maisons (120 000 aujourd’hui selon Guillaume 2001 :21), dites « boites d’allumettes » (matchboxes) pour loger les populations « non-blanches » que l’on avait préalablement délogées de leurs quartiers d’habitats mixtes considérés trop proches de la ville172.

Durant les années 1960 et 1970, des anthropologues et des sociologues se sont penchés sur le sujet de la stratification sociale en milieu urbain, parmi lesquels : Mayer et Mayer (1961) sur l’urbanisation à East London ; Brandel-Syrier (1971) sur Reeftown ; Wilson et Mafeje (1963) sur le township de Langa à Cap Town et Kuper (1965) sur la classe moyenne à Durban. Ces études décrivent des pratiques de différenciation au sein d’une culture largement dominée par la classe ouvrière dans les townships. La ville de Johannesburg étant au cœur de l’économie sud -africaine, autant dans sa phase fordiste basée sur l’extraction de minéraux que dans la période qui suit, les vastes townships qui l’entourent sont très peuplés. En effet, selon Bonner et Segal (1998 :45) : « Le travail de col blanc est une aspiration pour la plupart des Sowetans. Et Johannesburg est le centre financier, le centre des

172 Dans le cas de Soweto, les personnes venaient essentiellement de Sophiatown et de Vrededorp surnommé Fietas par les populations « coloureds ».

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affaires et de l’économie des services. »173

Ces quartiers sont le lieu de formation d’une élite et d’une stratification sociale malgré le nivellement opéré par les conditions de la ségrégation. (Brandel-Syrier 1971).

Selon les auteurs de Soweto, a history, « Dès le début des années 1960, si ce n’est avant, Soweto était une société très consciente de ses classes sociales et de ses statuts. » (1998:58). Ils s’appuient sur une enquête réalisée par P. Mayer en 1964/5 montrant que la plupart des résidents de Soweto divisait la population en trois ou quatre classes : « une fine strate de professions intellectuelles et supérieures (« professionals ») et d’hommes d’affaires qui formaient une élite clairement distincte, une classe moyenne de travailleurs semi-qualifiés, de chauffeurs, d’officiers de police, d’administratifs etc. qui adoptaient un style de vie plus occidental et urbain représentant environ un quart de la population ; et les ‘travailleurs ordinaires’ parmi lesquels beaucoup d’enfants et de petits-enfants d’immigrants. » P. Mayer (1979) explique qu’en raison de cette grande mixité (« des enseignants, des infirmières, des docteurs, des hommes d’affaires vivant aux côtés des pauvres »), les différences de statut sont plus distinctivement ressenties à Soweto.

La politique de logement mise en place par les municipalités, puis par l’État à partir des années 1960, a d’ailleurs pris acte de cette stratification en créant des quartiers pour « classes moyennes ». C’est le cas de celui de Dube à Soweto par exemple. Un de nos interviewés, Xolani, 28 ans, (entretien n°2) en est originaire. Il nous raconte que son grand-père, officier engagé dans la deuxième guerre mondiale, fut « récompensé » par la fourniture d’une maison (sous bail locatif de longue durée) dans le quartier de Dube. Cette concession fut un évènement majeur dans la trajectoire sociale de la famille. La maison, même en location, représentant un capital économique important, a pu être transmise à la génération suivante lors des mesures d’assouplissement de l’apartheid dans les années 1980 et, grâce à la reconnaissance du droit de propriété pour les « Noirs » (en 1986). Cela a renforcé le processus de distinction sociale (en sus des qualifications).

173 “White-collar work was a key aspiration for many Sowetans. Also because Johannesburg was

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D. Posel (ibid. :266) résume ainsi cette contradiction inhérente au système : « En dépit de l’objectif de la législation apartheid de garder les « Noirs » en dehors des zones urbaines, elle a aussi conféré la résidence permanente à environ 5 à 6 millions de « Noirs » au tournant des années 1980. »174 Selon elle, avec l’installation pérenne de ces « Noirs urbains légalisés » ayant accès au logement et aux services sociaux, c’est le début de trajectoires de « classes moyennes » car les enfants pouvaient trouver des emplois mieux payés que ceux de leurs parents.

1.4 La classe moyenne noire sous l’apartheid :