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Production de savoirs dans le cadre du projet d’aire protégée

Chapitre 4 : Production des savoirs, aspirations et projets de la Nation huronne-

4.2 Production de savoirs dans le cadre du projet d’aire protégée

L’initiative de ce projet provient du Bureau du Nionwentsïo. Son équipe savait qu’une des portions du territoire pour laquelle elle avait été consultée dans le cadre des pratiques d’harmonisation forestière, et donc dans laquelle des coupes était prévue, n’avait jamais été exploitée par l’industrie forestière. Conséquemment, cette portion de territoire possédait un fort potentiel archéologique (Entrevue 01G 2015). L’initiative se voulait donc initialement une réaction aux actions de l’industrie forestière sur le territoire. Pour répondre à la pression qui était exercée sur eux dans le cadre de l’harmonisation forestière, l’équipe du Bureau du Nionwentsïo s’est engagée à produire le plus d’éléments de savoirs possible sur le territoire visé par les coupes, pour pouvoir « assumer la responsabilité de la Nation face à son territoire » (Richard 2015). Les savoirs produits dans le cadre de ce projet peuvent se diviser en deux grandes catégories : les savoirs ethnohistoriques et patrimoniaux, et les savoirs à caractère biologique.

4.2.1 Savoirs ethnohistoriques et patrimoniaux

Selon plusieurs de mes interlocuteurs, la raison qui a initialement poussé le Bureau du Nionwentsïo à enclencher le processus de création d’une aire protégée est la présence de patrimoine archéologique huron-wendat sur ce territoire (Entrevue 04F 2015, Entrevue 03A 2015, Entrevue 07D 2015). Ainsi, les premières étapes de recherche menées par l’équipe du Bureau du Nionwentsïo sur le territoire se concentrèrent sur ce type de savoirs. Pour ce faire, la recherche en archives fut un élément central de la production des savoirs. Ont été

consultées notamment : les archives de la Bibliothèque de l’université Laval, de la Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BANQ), les Archives du bureau de l’Arpenteur général du Québec (MRN) et les Archives du Conseil de la Nation huronne- wendat (ACNHW). Ces dernières furent consultées essentiellement pour avoir accès à la collection des récits oraux des aînés de la Nation. Suite à ces recherches, plus de 100 documents et plans historiques retraçant la fréquentation du territoire étudié furent amassés et analysés (Bureau du Nionwentsïo 2013b : 3). Suite à l’analyse de ces documents, 50 lieux d’intérêt historique ont été identifiés, se divisant en 5 catégories : 1) Lieu d’exercice des activités coutumières de chasse, de pêche, de piégeage et d’exploitation des ressources végétales; 2) Axe de circulation; 3) Sentier-portage; 4) Site de campement ancien; 5) Autre site d’intérêt huron-wendat (Bureau du Nionwentsïo 2013b : 4, Picard 2015 : 4). Avec ces informations, une base de données a été créée et chacun de ces endroits fut cartographié dans le système d’information géographique (SIG) du Bureau du Nionwentsïo (Bureau du Nionwentsïo 2013b : 4). Plus précisément, furent répertoriés : 13 lieux d’exercice des activités coutumières (par exemple : cueillette de plantes médicinales); 13 axes de circulation (plans d’eau, rivières ou lacs); 7 sentiers-portages; 13 sites de campements anciens; 7 lieux autres (sites de campements, sites de caches de matériel de portage, etc.) (Picard 2015 : 7).

On peut d’ores et déjà constater que la forme que choisissent de donner les Hurons- Wendat à ces savoirs produits est intelligible par n’importe quelle instance gouvernementale ou n’importe quel autre groupe industriel qui construit ses savoirs par le biais d’inventaires scientifiques. Parallèlement aux recherches en archives, plusieurs rencontres avec des aînés de la Nation ont permis aux chercheurs du Bureau du Nionwentsïo de faire le pont entre les données répertoriées dans les archives et le territoire physique, ce qui leur permit de bien identifier les lieux spécifiques d’utilisation historique du territoire. Ici, on peut aussi remarquer que la production des données se fait selon des méthodologies propres aux sciences sociales. Plus généralement, dans la production de ce type de savoirs dans le cadre d’autres dossiers menés par le Bureau, des individus provenant de la communauté leur apportent parfois de vieilles cartes, ce qui les aide à identifier les anciens lieux de fréquentation du territoire. Certaines de ces cartes furent

d’ailleurs utiles pour l’identification de lieux d’importance dans le territoire projeté de l’aire protégée (Entrevue 09B 2015).

La production de ces savoirs ethnohistoriques fut à l’origine de leur intérêt pour le territoire visé. Cependant, à partir de ces constatations, des campagnes de terrain furent organisées pour aller vérifier les informations et aussi pour les compléter avec des informations à caractère biologique permettant de répondre aux critères de création d’une aire protégée. Puisque, rappelons-le, la protection de la biodiversité doit être au centre de toute initiative de création d’une aire protégée selon les critères de l’UICN et du gouvernement québécois :

Ces travaux [les recherches sur le terrain] ont permis de mieux identifier et de préciser spatialement les superficies réelles couvertes par les lieux d’intérêt, d’établir leur degré actuel de perturbation anthropique et d’évaluer leur potentiel patrimonial. Les éléments pouvant être géoréférencés, par exemple les anciens sentiers hurons-wendat toujours perceptibles aujourd’hui, ont été relevés systématiquement. Des photographies ont été prises afin de documenter visuellement les éléments pertinents (Bureau du Nionwentsïo 2013b : 5).

Lors de ces campagnes terrains, plusieurs éléments biologiques furent inventoriés. Pour ce faire, l’expertise de chacun fut mise à profit, et conséquemment le résultat en fut la production de plusieurs savoirs experts (Entrevue 11E 2015). À cet égard, plusieurs éléments biologiques intéressants furent répertoriés, notamment par le biais d’inventaires forestiers ou d’inventaires fauniques.

4.2.2 Savoirs à caractères biologiques et écologiques

Bien que l’intérêt premier de ce projet soit de protéger un noyau patrimonial, le Bureau du Nionwentsïo s’est rapidement tourné vers le concept d’aire protégée comme moyen réaliste de travailler à la conservation du territoire. Cette décision, en plus d’être stimulée par les exigences gouvernementales, fut prise puisque l’équipe du Bureau considérait que l’entièreté du territoire contenant les sites patrimoniaux méritait d’être protégée. La simple protection de sites archéologiques peut facilement se faire par la création de zones tampons dans les plans d’harmonisation forestière, c’est-à-dire de zones où les coupes forestières ne sont pas autorisées (Entrevue 01B 2015). Ce n’est d’ailleurs

pas la première fois qu’un tel dilemme se présente pour les Hurons-Wendat. Théberge (2012), lors de sa recherche de maîtrise durant laquelle elle avait aussi travaillé avec des membres de la Nation huronne-wendat, avait noté que: « il est parfois difficile pour le Conseil de délimiter un territoire « sensible », car une telle délimitation peut supposer que le reste du territoire ne les intéresse pas » (Théberge 2012 : 50). Dans un tel cas, les liens entre les caractères de biodiversité d’une vieille forêt qui n’a pas subi de dérangements anthropiques et la qualité de sites patrimoniaux archéologiques sont évidents. C’est d’ailleurs ce que certains acteurs mettent de l’avant en considérant l’interrelation des éléments de patrimoine culturel et écologique. C’est donc suite à la constatation de l’insuffisance de l’efficacité des zones tampons pour protéger le territoire que le choix de la production de savoirs à caractères biologiques s’est imposé pour venir compléter l’argumentation en faveur de la création de l’aire protégée.

Dans un document portant sur le projet d’aire protégée commandé par le Bureau du Nionwentsïo à un étudiant huron-wendat de l’université Laval, les liens entre la culture et l’histoire des Hurons-Wendat et la biodiversité du territoire sont mis en évidence tout au long de l’argumentaire qui y est développé. Par exemple, il est spécifié que la présence de vieilles forêts permet l’existence de témoins de l’environnement dans lequel leurs ancêtres pratiquaient leur mode de vie (Picard 2015 : 2). Ainsi, le fait que sur le territoire subsistent des forêts n’ayant pas subi de dérangements anthropiques produit, pour les Hurons-Wendat, un témoin du passé, dans lequel se retrouvent des traces physiques du passage de leurs ancêtres ainsi qu’un environnement qui reste essentiellement le même qu’à l’époque où ces mêmes ancêtres arpentaient le territoire.

La destruction d’un tel témoin par l’industrie forestière constitue donc l’inquiétude première qui a poussé l’équipe du Bureau du Nionwentsïo à mettre sur pied le projet d’aire protégée. Dans leurs propres termes :

Il s’agit, en majeure partie, d’une forêt vierge, ce qui constitue une composante de première importance sur le plan du potentiel archéologique, mais surtout en regard de l’intégrité patrimoniale et écologique de cette portion du Nionwentsïo. […] En conséquence, nous estimons que les impacts de l’avancée de l’industrie forestière dans cette région sont fortement significatifs, et ce, autant pour le territoire en lui-même que pour le lien sacré qui unit notre Nation à ces lieux exceptionnels (Bureau du Nionwentsïo 2013b : 2).

Ainsi, la production de données à caractère biologique et écologique vient appuyer les données ethnohistoriques précédemment relevées.

La production de savoirs à caractères biologiques et écologiques s’est faite en plusieurs étapes. D’abord, un travail de délimitation du territoire visé par le projet devait être réalisé. Ainsi, après avoir établi un carré approximatif, les nouvelles limites ont été construites en fonction des délimitations des bassins versants de la région (Entrevue 02A 2015). Bien que les séjours sur le terrain de l’équipe du Bureau du Nionwentsïo fussent contraints par le manque de financement21, certains savoirs sur la faune et la flore du

territoire exploré furent produits. Comme mentionné précédemment, on retrouve à l’intérieur de ce territoire le dernier grand massif forestier intact de la région de la Capitale Nationale (Picard 2015 : 5). Suite à une visite sur le terrain, un de mes interlocuteurs m’a rapporté avoir découvert des bouleaux jaunes d’un mètre de diamètre, ce qui, dans la région, ne peut se retrouver que dans une forêt où les industries forestières n’ont pas encore mis les pieds (Entrevue 01G 2015). Ainsi, étant donné que la présence de ces vieilles forêts constitue un élément unique situé dans une région administrative de l’État québécois, l’intérêt de ce projet ne devrait pas simplement venir interpeller les membres de la Nation huronne-wendat, mais bien l’ensemble de la population de la région de la Capitale Nationale.

Des inventaires fauniques ont aussi été faits. Il a été notamment établi que le caribou forestier fréquente la partie nord du territoire. On trouve possiblement sur le territoire projeté de l’aire protégée la tortue des bois, l’aigle royal et le faucon pèlerin, qui sont tous des espèces vulnérables (Picard 2015 : 11). Ceci étant dit, en raison des contraintes financières, les séjours sur le terrain de l’équipe du Bureau du Nionwentsïo furent brefs et ne purent avoir lieu que durant l’été. Comme me l’expliquait un de mes interlocuteurs, plusieurs espèces fauniques et surtout floristiques pourraient être présentes sur le territoire, mais observables uniquement durant des périodes de l’année où aucun séjour sur le terrain n’a jusqu’à présent été effectué (Entrevue 03A 2015). Ainsi, la production de savoirs biologiques et écologiques sur le territoire reste partielle, faute de temps et d’argent. Jusqu’à présent, certains de mes interlocuteurs m’ont confié ne pas considérer que les

éléments biologiques recensés sur le territoire méritent réellement le statut d’une aire protégée, mais ils ajoutent aussi qu’ils ne peuvent pas l’affirmer définitivement puisque les campagnes de terrain n’ont touché qu’une toute petite portion du territoire identifié pertinent pour la création de l’aire protégée. D’ailleurs, comme nous le verrons dans le chapitre suivant, la question du financement demeure un lieu de tensions ou plutôt de malaise important dans les relations entre la Nation huronne-wendat et le gouvernement québécois.

Il ne s’agit pas d’une présentation exhaustive des savoirs produits par le Bureau du Nionwentsïo dans le cadre de ce projet, mais du moins j’en ai ici tiré les grandes lignes. Maintenant, il s’agira de voir, dans les pages qui suivent, ce qu’un regard anthropologique peut tirer de telles informations. En utilisant l’exemple de ce projet en particulier, il devient possible de pouvoir comprendre, globalement, comment se constitue le projet d’affirmation territoriale de la Nation huronne-wendat, et ce, à partir des opérations menées sur le territoire par un organe institutionnel créé par le Conseil de la Nation. Pour rendre intelligibles ces aspirations, j’utiliserai la figure du projet, pour me permettre de comprendre comment s’opérationnalisent les aspirations huronnes-wendat à travers leurs actions contemporaines.