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Chapitre 6 : Projet d’aire protégée et structure des rapports de pouvoir

6.1 Aires protégées et rapports de pouvoir

Comme me l’expliquait un expert québécois des aires protégées : théoriquement, une délégation de gestion d’une aire protégée par le gouvernement québécois à une nation autochtone est possible. Théoriquement, encore une fois, l’acte de délégation ne serait pas une première, puisque le gouvernement délègue déjà la gestion d’aires protégées à Parcs Québec, qui n’est pas un organe gouvernemental. La Nation huronne-wendat pourrait

32La forme de pouvoir qui sera étudiée ici ne se construit pas autour du sens classique donné au

pouvoir, soit un pouvoir applicable par un individu ou un État de façon restrictive et autoritaire, mais bien d’une forme de pouvoir flou et circulant, s’insérant dans une variété de petites actions. Je m’inspire de la définition donné par Foucault, pour qui le pouvoir est : « diffus et non localisable en un lieu précis. Il faut penser en terme de « micropouvoirs », lesquels sont observables partout […] le pouvoir est omniprésent et il vient de partout à tout moment pour favoriser l’ordre public grâce à la surveillance et au dressage » (collectif d’auteurs 2013 : 74).

même espérer plus qu’un modèle de délégation puisque, théoriquement, rien n’empêcherait, dans le cadre d’un tel projet, de créer un modèle de cogestion où la Nation huronne-wendat aurait encore plus de pouvoir sur la législation de l’aire protégée (Entrevue 01B 2015). Mais bien que théoriquement de telles choses soient possibles, il semble qu’en pratique, plusieurs facteurs empêchent leur réalisation.

Tel que je l’ai présenté dans le chapitre précédent, il existe des causes structurelles ne permettant pas à des aspirations autochtones de trouver leur place dans le futur institutionnel de l’État. Cependant, ces causes plutôt techniques, bien qu’importantes dans les problèmes que rencontrent les Peuples autochtones lorsqu’ils dialoguent avec un État, ne sont pas les seules. Les intentions et les contingences politiques ont leur part à jouer dans la constitution de cette réalité. D’ailleurs, comme me l’expliquait un de mes interlocuteurs, la création d’aires protégées peut être stimulée par des raisons politiques :

Des fois, ce [la création d’aires protégées] n’est pas pour des raisons écologiques du tout, des fois c’est aussi pour des raisons politiques. Il ne faut pas se le cacher, il y a un jeu politique dans tout ça. Et les aires protégées ici, comme ailleurs dans le monde, servent aussi à des raisons politiques. Et pas juste du côté autochtone, aussi du côté non autochtone. Les gouvernements utilisent beaucoup les aires protégées pour affirmer leur souveraineté sur le territoire (Entrevue 01C 2015).

En suivant cette optique où l’aire protégée est considérée comme un outil d’affirmation de la souveraineté sur un territoire donné, le concept de connectivité des aires protégées ou plutôt la création de corridors d’aires protégées constitue un outil politique d’affirmation territorial important pour les États (Goldman 2011). Il s’agit d’un concept relativement récent dans le monde conservationniste, qui d’ailleurs, selon l’un de mes interlocuteurs, constitue un outil justificatif pour la création de l’aire protégée huronne- wendat (Entrevue 11E 2015). À la lumière de ces informations, il deviendrait naïf de croire que l’impossibilité de la création de l’aire protégée huronne-wendat n’est strictement causée que par la pensée rationnelle particulière de la structure bureaucratique québécoise. Les rapports de pouvoir sont implantés dans un large spectre de considérations dépassant le simple technicisme bureaucratique.

Au fil de ma recherche, j’ai pu constater que beaucoup d’efforts étaient faits par l’équipe du Bureau du Nionwentsïo pour produire une argumentation basée sur des

éléments de savoirs biologiques. Conséquemment, ces efforts étaient faits pour s’ajuster au discours de l’État québécois sur les composantes permettant la justification de la création d’une aire protégée. Bien que les premiers éléments ayant stimulé la mise en place du projet d’aire protégée étaient patrimoniaux, il est rapidement apparu, comme mentionné plus haut, que l’aspect biologique du projet devait être mis de l’avant, et ce, pour des raisons stratégiques. En fait, il existe au Québec au moins un précédent où une communauté autochtone a pu contribuer à attribuer un statut d’aire protégée à un territoire. Il s’agit de la réserve de biodiversité Akumunan (Ross 2012). L’attribution de ce statut a permis aux Innus d’Essipit de protéger leur territoire traditionnel tout en leur permettant de continuer à y pratiquer leurs activités.

Ce type d’effort particulier de la part des groupes autochtones pour dialoguer dans le même langage que l’État constitue la manifestation d’une forme de rapports de pouvoir. Ainsi, lorsque les Hurons-Wendat interagissent avec l’État québécois, ce rapport de pouvoir particulier concernant les efforts de représentation de l’autre, ou « process of imaginative identification » dans les mots de David Graeber, se met en place. Il entend par là que : « the fact that within relations of domination, it is generally the subordinates who are effectively relegated the work of understanding how the social relations in question really work » (Graeber 2015 : 71). Dans le cadre du processus d’affirmation territoriale de la Nation huronne-wendat, il a été expliqué précédemment que les Hurons-Wendat prennent le parti stratégique de s’adapter aux exigences de l’État en s’assurant d’ajuster la forme dans laquelle sont communiqués des savoirs produits sur le territoire, stratégie qui a fortement influencé la création et la composition du bureau du Nionwentsïo. Cependant, lorsque les Hurons-Wendat cherchent à établir un projet se structurant à partir de leurs propres aspirations sur ce même territoire, l’État semble ne pas se sentir tenu de faire le travail de compréhension réciproque et de bâtir des ponts entre ses catégories et celles mobilisées par les Hurons-Wendat. L’État bureaucratique, mal équipé pour et peu enclin à questionner ses propres catégories, ne cherchera pas à modifier la forme de son discours et de sa production de savoir pour venir s’ajuster aux aspirations huronnes-wendat. À cet effet, comme expliqué précédemment, l’un des objectifs de ma recherche était de rendre intelligible pour l’équipe du Bureau du Nionwentsïo le cheminement de leurs propositions au sein de l’appareil bureaucratique québécois de façon à ce qu’ils puissent obtenir une cartographie

de la circulation, ou des points de blocage, de leur projet d’aire protégée, une fois ce dernier soumis à diverses instances gouvernementales. L’intérêt qu’ils ont vu dans une telle recherche rappelle encore une fois cet effort à sens unique de compréhension des relations sociales qui s’établissent dans un tel processus entre un groupe autochtone et un État.

Cette forme de rapport de pouvoir est particulièrement apparente lorsque certains des participants de ma recherche m’expliquaient qu’en règle générale, ils ont beaucoup de difficulté à trouver des interlocuteurs compétents qui maitrisent les enjeux autochtones dans des ministères avec lesquels ils doivent néanmoins régulièrement travailler. Cette situation leur paraissait particulièrement évidente dans le cadre de divers dossiers touchant la gestion territoriale. Il semble d’ailleurs qu’il s’agisse d’un problème assez répandu dans les relations entre les Peuples autochtones et les appareils bureaucratiques étatiques, puisque les Autochtones semblent être très souvent confrontés à des interlocuteurs qui ne connaissent que partiellement leur réalité et qui ne reconnaissent pas la valeur des diverses expertises qu’ils peuvent posséder (Stevenson et Perreault 2008). Ainsi, le processus d’« imaginative identification » exposé par Graeber donne le ton des rapports de pouvoir présents entre la Nation huronne-wendat et le gouvernement québécois dans les interactions bureaucratiques quotidiennes. Dans la section qui suit, j’essayerai de mettre en exergue les rapports de pouvoir présents entre la Nation huronne-wendat et les différents acteurs avec qui ils cohabitent sur le territoire, principalement avec le gouvernement québécois, en me basant sur le projet d’aire protégée et le processus d’affirmation territoriale de la Nation huronne-wendat.