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CHAPITRE 5 Dire et Agir : Les liens entre Langage et Motricité

I. Production linguistique et motricité

1. Apports des études comportementales

Les interactions entre système moteur et production linguistique ont été explorées à travers différentes études. L'équipe de Gentilucci a par exemple décrit une influence de l'exécution mais aussi de l'observation d'un mouvement de préhension sur la prononciation simultanée de syllabes. Ainsi, ils rapportent que la forme de l'objet à saisir influence la cinématique et l'amplitude d'ouverture de la bouche ainsi que le spectre vocal. Plus l'objet à saisir est grand, plus l'ouverture de la bouche est rapide et importante, et plus la puissance vocale est importante (Gentilucci, 2003; Gentilucci, Benuzzi, Gangitano, & Grimaldi, 2001). Ces observations ne sont pas réduites aux mouvements de la main mais ont été étendues à l'exécution/observation de mouvements réalisés avec la bouche (Gentilucci, Santunione, Roy, & Stefanini, 2004). Ainsi, l'observation et l'exécution d'actions réalisées avec la main ou avec la bouche semblent affecter à la fois l'ouverture de la bouche et le système articulatoire permettant la prononciation de syllabes. Les auteurs proposent que la représentation de l'action, codée au sein du système moteur (cortex prémoteur et moteur) et automatiquement activée lors de l'observation de l'action en question, vienne moduler le mouvement des lèvres et l'émission de la voix. Les auteurs interprètent cette modulation comme le reflet d'un partage des aires corticales entre représentations motrices des gestes articulatoires et représentation linguistique (Gentilucci, 2003; Gentilucci, et al., 2001; Gentilucci, Santunione, et al., 2004). De plus, la modulation du spectre vocal dépendait du type d'action réalisée puisque, selon l'effecteur utilisé, différents formants étaient modulés au niveau du spectre : F1, formant dépendant de l'ouverture de la bouche lors de l'articulation, était

influencé par le geste de préhension ; tandis que F2, associé aux mouvements de la langue, était modulé par le geste de porter à la bouche. Les représentations motrices de ces deux types d'actions se répercuteraient donc différemment sur le geste articulatoire. Des effets semblables ont également été rapportés chez des enfants de 6 à 8 ans. Les enfants devaient saisir une cerise ou une pomme et la porter à leur bouche, puis prononcer la syllabe /ba/. Là encore, la taille du fruit influençait l'amplitude d'ouverture de la bouche et la puissance vocale. L'observation de ces mêmes actions entraînait les mêmes modifications quant à la cinématique, l'amplitude de l'ouverture de la bouche et l'intensité de la voix que chez les adultes. De plus, les effets enregistrés au niveau des formants du spectre vocal chez les enfants étaient plus importants lors de l'observation de l'action que chez les adultes. Les auteurs expliquent cette différence par une tendance plus marquée chez les enfants à l'imitation, mécanisme dont dépendraient à la fois l'apprentissage du langage et le développement des aptitudes motrices (Gentilucci, Stefanini, Roy, & Santunione, 2004). Ils proposent qu'un système miroir sous-tendant à la fois les représentations des mouvements de la main et de la bouche puisse être impliqué aux tous premiers stades de développement du langage.

La même équipe explore en 2009 l'effet de l'observation de différentes actions de la main et du pied sur l'excitabilité corticale de l'aire motrice de la bouche lors de productions linguistiques : la TMS était appliqué sur l'aire motrice de la langue pendant que les participants prononçaient la syllabe /da/ et observaient simultanément 1) des mouvements de préhension d'objets de taille variable, 2) des pantomimes de ces mêmes actions, 3) des objets plus ou moins gros, 4) des gestes du pied dirigés vers des objets. Les PEMs enregistrés au niveau de la langue et les vocalisations des sujets étaient modulés uniquement lors de l'observation des mouvements de la main, qu'ils soient dirigés vers un objet ou simplement mimés. De plus, de la taille de l'objet dépendait l'intensité des PEMs enregistrées au niveau de la langue. Les auteurs concluent que l'observation d'actions transitives de la main affecterait les mouvements réalisés avec la bouche via un système dual de codage moteur main/bouche. Ce système serait localisé en partie au niveau de l'aire de Broca. Ils proposent que chez l'Homme moderne, ce double système aurait deux fonctions : la première dans les activités d'ingestion, la seconde permettrait de faire le lien entre langage articulé et gestes. Ces deux fonctions contribueraient au développement du langage chez les enfants (Bernardis, Bello, Pettenati, Stefanini, & Gentilucci, 2008; Gentilucci, Campione, Dalla Volta, & Bernardis, 2009; Gentilucci, Stefanini, et al., 2004).

2. Acquisition du langage

De nombreux auteurs proposent que la communication usant de gestes coverbaux dans les deux premières années de la vie de l'enfant puisse jouer un rôle de transition dans les processus

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d'acquisition du langage. Certaines études se sont donc attachées à révéler les liens unissant les gestes et le développement précoce du langage.

Il est ainsi apparu que chaque événement marquant du développement linguistique qui se produit entre 6 et 30 mois est précédé ou accompagné de gestes spécifiques. Les premiers à survenir sont des mouvements rythmiques de battement des mains qui accompagnent le babillage chez les nourrissons de 6 à 8 mois (Iverson & Fagan, 2004) et que l'on retrouve à la fois pour les entendants et les nourrissons sourds (on parle de babillage manuel, Petitto & Marentette, 1991).

Par la suite, un exemple flagrant d'association entre geste et langage est donné par les premiers jeux au cours des quels l'enfant manipule les objets et commence à les découvrir, et qui accompagnent le développement de la compréhension des mots, entre 8 et 11 mois. C'est à cet âge également que l'enfant commence à utiliser des gestes déictiques (e.g. pointage du doigt vers l'objet pour montrer, demander ou donner). La volonté de communication de l'enfant est donc traduite à ce moment là par des mouvements des mains et des doigts, la plupart du temps associées à des vocalisations. Certaines études ont démontré que ces vocalisations étaient corrélées temporellement à l'exécution des gestes (Iverson & Goldin-Meadow, 2005).

Bernardis et collègues ont récemment démontré que les propriétés d'objets qui étaient soit manipulés soit présentés à des enfants de 8 à 13 mois, modulaient différemment l'intensité de leurs vocalisations (plus l'objet est gros, plus l'intensité augmente ; cette modulation était moins importante lors de la manipulation de l'objet par l'enfant). Les auteurs proposent que les propriétés de l'objet modulent les commandes motrices nécessaires à sa manipulation ; ces représentations motrices seraient ensuite transmises aux aires motrices de la main, mais aussi de la bouche, modulant ainsi les vocalisations de l'enfant pendant la manipulation de l'objet. D'autre part, lorsque le même objet est présenté visuellement à l'enfant, les représentations des mêmes commandes motrices seraient activées via un système miroir, entrainant les mêmes modulations des vocalisations que chez les enfants qui interagissaient directement avec l'objet. Les auteurs concluent que la représentation des actions nécessaires pour interagir avec les objets de l'environnement de l'enfant pourrait être utilisée comme une forme primitive de reconnaissance des objets. Une fois transmise aux vocalisations, ces représentations motrices pourraient être utilisées pour communiquer avec d'autres individus (gestes déictiques) (Bernardis, Bello, et al., 2008; Bernardis, Salillas, & Caramelli, 2008).

Enfin, certaines études relèvent que lorsque l'enfant de 12 à 18 mois commence à nommer les objets de son environnement, il y associe des actions simples. Iverson et Goldin-Meadow montrent que les premiers enfants à combiner geste et mot ou à manifester une mise en séquence de gestes par le jeu (comme verser un liquide imaginaire, le boire puis s'essuyer la bouche) sont

également les premiers à associer les mots entre eux (Iverson & Goldin-Meadow, 2005; Iverson, Longobardi, & Caselli, 2003).

Le développement du répertoire lexical de l'enfant serait donc étroitement corrélé au répertoire gestuel. Si les gestes manuels se présentent d'abord chez le nourrisson comme le moyen de communiquer de l'information qu'il ne peut encore exprimer verbalement, ils sembleraient par la suite faciliter l'apprentissage du langage via des connexions étroites entre système moteur main/bouche, permettant l'articulation, et système linguistique.

L'ensemble des données sur l'acquisition du langage durant le développement de l'enfant semble confirmer l'existence de liens étroits entre motricité et production linguistique. Des arguments supplémentaires ont été apportés par des études en TMS durant les 15 dernières années.

3. Apports des études en TMS et en

électrophysiologie

La toute première étude ayant exploré l'effet de stimulations magnétiques transcrânienne (TMS1) sur la production linguistique est celle qu'ont menée l'équipe de Pascual-Leone en 1991 pour déterminer si la TMS pouvait représenter une alternative au test de Wada pour la détermination de la dominance hémisphérique pour le langage (test invasif nécessitant tout d'abord une angiographie puis l'injection d'un amobarbital sodique qui va anesthésier tour à tour chaque hémisphère cérébral). Les auteurs rapportent que la stimulation par TMS de zones du cortex frontal inférieur gauche (dont l'aire de Broca) entraînait un arrêt net de la production de parole chez les patients qui devaient compter à voix haute, tandis que des stimulations de l'hémisphère droit ne modifiaient pas la production linguistique chez ces patients (Pascual-Leone, Gates, & Dhuna, 1991). La TMS offre donc un outil non-invasif pour étudier les processus mis en jeu dans le langage. La TMS a depuis été utilisée pour évaluer le degré de connexion fonctionnelle entre processus linguistiques et cortex moteur, en mesurant l'excitabilité corticale lors de la réalisation de diverses tâches liées au langage. Une modification par la production linguistique des PEMs enregistrés au niveau de muscles spécifiques et donc de l'excitabilité de la région corticale motrice correspondante, fournirait une preuve de l'existence de liens fonctionnels entre la tâche linguistique réalisée et le cortex moteur.

En appliquant une stimulation TMS au niveau de l'aire motrice de la main de l'hémisphère gauche (dominant pour le langage), Tokimura et collègues rapportent une facilitation motrice (augmentation des PEMs enregistrés au niveau des muscles de la main) lors de lecture de textes à voix haute (Tokimura, Tokimura, Oliviero, Asakura, & Rothwell, 1996). Cette facilitation n'était

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pas retrouvée lorsque la stimulation était appliquée dans l'hémisphère droit. Cette étude est la première à démontrer une connexion fonctionnelle entre production linguistique et cortex moteur (aire motrice de la main de l'hémisphère gauche). Plus récemment, Meister et collègues ont étudié les modifications de l'excitabilité corticale des aires motrices de la main et du pied à différents moment d'une tâche de lecture à voix haute ou de vocalisations non verbales. Les sujets étaient stimulés juste avant, juste après ou pendant la réalisation de la tâche. Les auteurs rapportent une augmentation de l'excitabilité de l'aire motrice de la main dans l'hémisphère gauche dominant pour le langage, seulement pendant la tâche de lecture et tout au long de sa durée. Ils n'observèrent en revanche aucune modification au niveau de l'aire motrice de la jambe, pas plus que lorsque la stimulation était appliquée sur l'hémisphère droit. Enfin, les vocalisations non verbales entraînent une légère augmentation de l'excitabilité corticale au sein des deux hémisphères. Les auteurs concluent à l'existence de connexions fonctionnelles entre l'aire motrice de la main et le réseau cortical du langage (Meister et al., 2003). La production linguistique modulerait donc non seulement l'excitabilité motrice des aires du visage et de la bouche, mais aussi celles de la main dans l'hémisphère gauche (Meister, et al., 2003; Tokimura, et al., 1996).

Des études en électrophysiologie sont par la suite venues confirmer ces observations, celle de Saarinen et collègues par exemple combine la magnétoencéphalographie (MEG) et l'enregistrement des PEMs au niveau de la main pour caractériser l'activation corticale motrice durant la production de vocalisations verbales (e.g. mots et pseudomots1) et l'exécution de mouvements de la bouche sans lien avec le langage (e.g. toucher les dents avec la langue) par les sujets. Pour les deux types de mouvements de la bouche (linguistiques et non verbaux) ils mettent en évidence des modulations de l'activité du cortex moteur primaire au niveau des régions motrices de la face (visage/bouche/langue), mais aussi au niveau de l'aire motrice de la main. Ces modulations d'activités étaient cependant plus focales lors de la production linguistique que pour les mouvements de la bouche non-verbaux, ce qui souligne encore le rôle de la motricité manuelle dans le traitement du langage. Selon les auteurs, cet effet reflèterait d'une part une association essentielle entre les mouvements de la bouche et ceux de la main pour des mouvements sans rapport avec le langage (pour manger par exemple), d'autre part une spécialisation au niveau de l'architecture neurale pour la production de langage articulé (Saarinen, Laaksonen, Parviainen, & Salmelin, 2006).

L'ensemble de ces données témoignent clairement d'un recrutement de l'aire motrice gauche de la main lors de la production de langage. Bien que cette coactivation motrice main/bouche puisse découler d'un effet moto-moteur du fait de la proximité spatiale entre les aires motrices de la bouche et de la main, la latéralisation des effets observés conforte l'hypothèse de connexions étroites entre les centres du langage et le système moteur manuel, qui seraient établies et

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Un pseudomot est une séquence de lettres ressemblant à un mot réel, mais sans signification. Les pseudomots respectent les conventions orthographiques de la langue et sont donc prononçables (e.g. "poidure" en français).

développées tout au long de l'acquisition du langage. Systèmes moteur et linguistique partageraient donc des substrats neuronaux communs pour servir un seul et même but de communication. La perception de stimuli linguistiques devrait donc être également liée à l'activation du système moteur.