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CHAPITRE 5 Dire et Agir : Les liens entre Langage et Motricité

II. Perception linguistique et motricité

L'idée d'une implication motrice dans la perception du langage1 n'est pas nouvelle. Liberman et collègues avaient proposé dès 1967 que les phonèmes d'une langue était perçus grâce à l'élaboration de la représentation motrice des gestes articulatoires utilisés lors de leur production (Liberman, Cooper, Shankweiler, & Studdert-Kennedy, 1967; Liberman & Mattingly, 1985). La découverte chez l'homme d'un système neuronal semblable au réseau des neurones miroirs du singe a amené de nouvelles perspectives en remettant au gout du jour cette "théorie motrice de la perception de la parole". Selon cette théorie, les constituants principaux du langage articulé ne seraient pas les sons composants les mots mais seraient plutôt les gestes articulatoires utilisés pour produire ces sons. Production et perception linguistiques reposeraient alors sur un répertoire commun de représentations motrices.

Là encore, les études utilisant la TMS ont permis d'apporter de solides indices quant à une possible résonance motrice lors de la perception du langage. Pour tester cette théorie, plusieurs équipes ont mesuré les variations d'excitabilité corticale des aires motrices de la langue et des muscles orofaciaux lors de la perception auditive ou visuelle de sons articulés. Toutes rapportent une augmentation de l'activité des aires motrices des muscles impliquées dans l'articulation lors d'une production linguistique (e.g. muscles de la face, des lèvres, de la langue). Les effets observés étaient latéralisés à gauche et spécifiques de la perception du langage (par rapport à des mouvements de la bouche ou des sons non-verbaux) (Fadiga, Craighero, Buccino, & Rizzolatti, 2002; Roy, Craighero, Fabbri-Destro, & Fadiga, 2008; K. Watkins & Paus, 2004; K. E. Watkins, Strafella, & Paus, 2003). Conformément au modèle du système miroir et à la théorie de la perception motrice du langage, les auteurs ont proposé que les changements d'excitabilité corticale motrice observés lors de la perception linguistique seraient impliqués dans un processus de résonance motrice, permettant l'imitation, la reconnaissance et la compréhension des sons articulés.

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La notion de "perception linguistique" est ici utilisée pour décrire la saisie du substrat linguistique sans nécessairement aboutir à la compréhension du message véhiculé par le langage.

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Watkins et Paus combinent en 2004 la TMS et la tomographie par émissions de positrons (TEP) pour identifier les régions cérébrales à l'origine de la modulation du cortex moteur durant la perception du langage. Ils démontrent que l'activation des régions motrices lors de la perception linguistique est corrélée à l'activité de la partie postérieure du gyrus frontal inférieur (IFG) gauche, autrement dit l'aire de Broca. Selon eux, l'aire de Broca amorcerait le système moteur sous- tendant la production verbale lors de la perception, quand bien même aucune production orale ne serait requise (K. Watkins & Paus, 2004).

Par la suite, les équipes de Kotz et de Roy démontrent que les activations du système moteur varient selon le type de phonème articulé et la nature lexicale du stimulus linguistique. Les auteurs proposent deux systèmes de résonance motrice impliqués dans la perception linguistique : le premier impliquerait la partie ventrale du cortex prémoteur via une activation de l'aire de Broca et du STG et serait considéré comme un mécanisme de résonance motrice phonologique "bas- niveau" mis en jeu lors de la perception de phonèmes dont la production nécessite des mouvements articulatoires ; le second, impliquant spécifiquement BA 44 (pars opercularis de l'aire de Broca) et ses projections vers les régions motrices, serait impliqué dans la facilitation motrice observée lors de la perception linguistique et dépendante de la lexicalité du stimulus (Kotz & Schwartze, 2010; Roy, et al., 2008).

Enfin, d'Ausilio et collègues ont appliqué une stimulation TMS au niveau des aires motrices des lèvres et de la langue pendant la perception auditive de phonèmes labiaux (articulation liée à des mouvements des lèvres) ou dentaux (articulation liée à des mouvements de la langue).

Ils ont rapporté une double dissociation puisque la stimulation de l'une ou l'autre de ces aires de M1 facilitait uniquement la reconnaissance du son articulé par l'effecteur correspondant. Ces résultats impliquent que le cortex moteur contribue de façon spécifique à la perception de la parole (D'Ausilio, et al., 2009). Ces résultats viennent confirmer ceux obtenus en 2006 par Pulvermüller et collègues en IRMf qui rapportaient également une activation somatotopique du gyrus précentral selon le type de phonème (labial ou dental) perçu, activation somatotopique semblable à celle obtenue lors de la production des phonèmes par les mêmes sujets (Pulvermuller et al., 2006).

3-1 - Double dissociation des effets de la TMS sur les temps de réaction lors de la perception auditive de phonèmes labiaux et dentaux (D'Ausilio et al., 2009).

3-2 - Coupes frontales montrant les différentes activations observées lors de 1) mouvements de la bouche et de la langue (à gauche), 2) l'articulation de syllabes formées à partir de [p] et [t] (au centre) et 3) l'écoute des mêmes syllabes. Les activations centrales supérieures liées à l'action et la perception de mouvements de la bouche sont figurées en rouge, les activations centrales inférieures liées aux mouvements de la langue sont figurées en vert (Pulvermuller, et al., 2006).

En d'autres mots, la perception linguistique engage des circuits moteurs spécifiques identiques à ceux qui contrôlent les muscles recrutés lors de la production verbale. On parlera de la somatotopie motrice de la perception linguistique (D'Ausilio, et al., 2009; Mottonen & Watkins, 2009; Pulvermuller, et al., 2006).

D'autre part, plusieurs études ont rapporté une augmentation de l'excitabilité corticale au niveau de l'aire motrice de la main lors de la perception de la parole, suggérant que la perception du langage activerait non seulement les aires motrices des effecteurs directement impliqués dans la production linguistique (muscles orofaciaux) mais aussi les représentations motrices des gestes manuels (Floel, Ellger, Breitenstein, & Knecht, 2003; Meister, et al., 2003; K. E. Watkins, et al., 2003). Ces résultats sont cohérents avec les observations réalisées dans le cadre de l'étude de la production motrice qui, nous l'avons vu, active à la fois les représentations motrices des mouvements articulatoires et les aires motrices de la main.

En résumé, la perception du langage induirait une activation somatotopique des aires motrices correspondant à l'effecteur impliqué dans le processus articulatoire. L'augmentation de l'excitabilité corticale motrice des régions impliquées dans la production linguistique pourrait refléter des mécanismes d'imitation ou de "parole interne". Cette résonance motrice de la parole perçue contribuerait à la compréhension du langage. D'autre part, la perception du langage semble recruter également les aires motrices de la main. L'ensemble de ces données suggèrent un partage de substrats neuronaux entre langage et motricités manuelle et orofaciale.

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Perception et production linguistiques partageraient des substrats neuronaux communs avec le système moteur. Nous avons vu que les connexions étroites qui semblent exister entre langage et action qui ne requièrent pas nécessairement l'accès au sens des mots. L'ensemble de ces données ne permet pourtant pas de conclure quant à l'existence d'un rôle fonctionnel du système moteur dans le traitement du langage. L'activité corticale motrice enregistrée lors du traitement linguistique correspond elle à un artefact indépendant du traitement sémantique du langage? En d'autres mots, l'activité liée à la perception et à la production linguistique au sein des régions motrices correspond-elle à une propagation non spécifique de l'activation des aires du langage? D'un autre côté, si les régions motrices activées lors du traitement linguistique participent effectivement au traitement du langage, lui sont elles spécifiques ou correspondent-elles à une portion du système moteur qui serait détournée de son rôle moteur lors du traitement du langage?