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CHAPITRE 6 Je dis, donc j'agis : Mots d'action et système moteur

II. Modèle de l'apprentissage Hebbien et traitement des mots d'action

A la fin des années 1940, Donald Hebb propose une théorie neuropsychologique du fonctionnement cortical qui fournit une alternative aux approches holistique et localisationniste. Selon les théories localisationnistes, des aires corticales définies sont capables de réaliser des opérations cognitives complexes (e.g. la compréhension des mots). La totalité du processus cognitif serait alors restreint à une aire, aucune autre ne contribuant à ce processus spécifique. A l'opposé, les théories holistiques proposent que la totalité du cortex possède l'équipotentialité concernant toutes les opérations cognitives, toutes les aires corticales pouvant contribuer à chaque processus cognitif complexe.

Le modèle proposé par Hebb suppose quant à lui que des assemblées neuronales ayant des topographies corticales distinctes formeraient les représentations neurobiologiques d'éléments cognitifs. Ces assemblées de cellules distribuées dans différentes aires corticales formeraient des unités fonctionnelles (des réseaux fonctionnels) correspondant chacune à un processus spécifique. L'activation d'une fraction de l'unité conduirait à l'activation de l'unité toute entière (Hebb, 1949).

Ce modèle Hebbien est basé sur trois propositions fondamentales : 1) lorsque plusieurs neurones sont fréquemment activés de manière simultanée, la force de leurs connexions synaptiques serait renforcée de façon à ce qu'ils deviennent associés ; on parle alors d'apprentissage associatif. L'activation de l'un de ces neurones susciterait automatiquement l'activation de ses neurones associés. Cet effet a été mis en évidence en électrophysiologie et peut durer plusieurs heures à plusieurs jours. Il a été nommé "potentialisation à long terme" (Gustafsson, Wigstrom, Abraham,

& Huang, 1987) ; 2) Lorsque des neurones sont ainsi associés, ils forment une assemblée de cellules ou unité fonctionnelle ; 3) de telles associations peuvent survenir entre des neurones adjacents ou distants, les réseaux fonctionnels de neurones supportant les traces mnésiques de ces associations étant ainsi distribués dans l'ensemble du cortex.

Selon ce modèle d'apprentissage Hebbien, lorsqu'un objet est perçu, l'ensemble des neurones impliqués dans sa perception est activé simultanément. Cette assemblée neuronale correspond à la représentation multimodale de l'ensemble des caractéristiques de l'objet (e.g. forme, texture, couleur, fonction) et est distribuée à travers toutes les régions corticales impliquées dans sa perception (e.g. les cortex visuels primaire et de plus haut niveau, BA 17, 18, 19, et 20 pour une perception visuelle). Plus la perception de l'objet est fréquente, plus les connexions entre ces différents ensembles neuronaux se renforcent, jusqu'à former un réseau fonctionnel associé à la perception de cet objet. Ce réseau neuronal fonctionnel assurant les processus sensoriels et moteurs spécifiques à cet objet correspondrait à LA représentation corticale de l'objet.

1. Modèle Hebbien et perception du langage

articulé

Pulvermüller reprend cette approche Hebbienne et propose en 1996 que le langage soit représenté dans le cerveau par un réseau fonctionnel impliquant à la fois les aires "du langage" - de Broca et de Wernicke - et d'autres aires corticales. Le modèle d'apprentissage Hebbien appliqué au langage suppose que les corrélats neuronaux d'un mot ou d'un concept soient mis en place durant l'acquisition précoce du langage. En se basant sur les études portant sur l'acquisition du langage, Pulvermüller propose qu'un apprentissage Hebbien puisse être à l'origine du développement du langage articulé chez l'enfant. Pendant la phase de

babillage, les articulations répétées de syllabes entraînent une activation spécifique des cortex moteur inférieur, prémoteur, et préfrontal (BA 4, 6, 44 et 45). De plus, des activations simultanées sont enregistrées au niveau du système auditif stimulé par les sons produits durant l'articulation (BA 41, 42et 22). La proposition d'une acquisition du langage selon le modèle Hebbien implique que ces représentations acoustiques et motrices (articulatoires) d'un mot sont fortement connectées et forment une unité fonctionnelle de traitement d'une information phonologique.

1-1 - Réseau fonctionnel de la forme verbale des mots liant les aires de contrôle des programmes articulatoires aux aires auditives. Ce réseau périsylvien, constituant les aires « classiques » du langage, est latéralisé à gauche. Les cercles représentent les groupes de neurones et les lignes les connexions réciproques entre ces groupes (Pulvermuller, 2001).

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Ce processus serait à l'origine de la répétition de syllabes, puis de mots (Braitenberg & Pulvermuller, 1992; 1996, 2001; Pulvermuller & Mohr, 1996).

Ce modèle d'apprentissage Hebbien appliqué au langage semble validé par l'aphasiologie. En effet, il implique que chaque partie d'une assemblée neuronale doit être préservée pour permettre le fonctionnement du réseau fonctionnel. Si l'une ou l'autre des assemblées neuronales impliquées dans ce réseau est déficitaire, le réseau tout entier s'en trouve affecté. Ce modèle pourrait expliquer la multimodalité de la plupart des aphasies.

Enfin, le modèle Hebbien suppose que les représentations des formes des mots soit distribuées à la fois dans l'hémisphère gauche et l'hémisphère droit du cerveau. En effet, les représentations des composantes motrices mises en jeu dans l'articulation de la parole, ainsi que les représentations auditives des mots sont caractérisées par des activations bilatérales (régions motrices et cortex auditifs). Cependant, ces représentations se seraient graduellement latéralisées à gauche en ce qui concerne les stimuli linguistiques impliquant un contrôle très précis de l'articulation au cours du temps et véhiculant du sens. Ces propositions supposent que de tels réseaux neuronaux ne seraient pas activés lors de la perception de pseudomots ne possédant aucune représentation lexico- sémantique. Cette prédiction a été confirmée dans plusieurs études ayant rapporté des patterns d'activation distincts lors du traitement de mots et de pseudomots (Fadiga, et al., 2002; Hartwigsen, Baumgaertner, et al., 2010; Hartwigsen, Price, et al., 2010; Pulvermuller & Mohr, 1996; Roy, et al., 2008).

Si l'apprentissage Hebbien joue un rôle lors de l'acquisition précoce de la parole, Pulvermüller propose que ce modèle puisse s'appliquer au traitement sémantique des stimuli linguistiques perçus. Les représentations neuronales des concepts sémantiques associés aux objets et aux actions de notre environnement se mettraient en place lors de l'acquisition du langage.

2. Modèle Hebbien et traitement sémantique

Lorsque l'enfant apprend le sens des mots, il est mis en présence des différentes caractéristiques de l'objet auquel il se réfère. Or, la plupart des mots de notre vocabulaire se référent à des entités multimodales, impliquant des odeurs, des goûts, des perceptions visuelles et somatiques, des sons, des activités motrices. Selon le modèle d'apprentissage Hebbien, lorsque le sens d'un mot est en cours d'acquisition, les neurones des différentes régions impliquées dans la représentation perceptuelle du concept et celle du mot qui s'y réfère sont coactivés, formant à terme un réseau fonctionnel correspondant à la représentation corticale multimodale du concept. Or le modèle de l'apprentissage Hebbien ne répond pas à une loi du "tout-ou-rien" et chaque représentation d'un concept impliquera plus ou moins chacune des aires corticales selon l'importance de chaque

modalité impliquée dans la perception du concept. On distinguera par exemple les mots "visuels" des mots "d'action" :

Lorsqu'un enfant désigne un objet, ses parents prononcent, ou l'incitent à produire, le nom de cet objet. L'association répétée de la perception de l'objet concomitante à la prononciation/perception de son nom conduit à la formation de réseaux fonctionnels unissant les représentations sensorielles (e.g. l'image visuelle) de l'objet et les aires langagières (Pulvermuller & Mohr, 1996).

De la même façon, lorsque l'enfant exécute une action, ses parents produisent, ou l'incitent à produire, le mot (généralement un verbe) correspondant à cette action. Le programme moteur nécessaire à la réalisation de cette action d'une part, et la représentation neuronale liée à la prononciation/perception du verbe qui lui est associé d'autre part vont donc être activés simultanément. Plus cette coactivation des régions motrices et des aires périsylviennes est fréquente, plus les connexions qui les unissent sont renforcées.

Les études d'imagerie cérébrale et d'électrophysiologie chez l'adulte sont venues étayer ce modèle en démontrant des patterns d'activation distincts entre mots "visuels" et mots "d'action".

Les mots reposant sur des caractéristiques visuelles fortes telles que la forme ou la couleur entraînaient des activations fortes dans les régions temporales, tandis pour que des mots ayant des représentations motrices fortes

(e.g. des noms d'outils ou des verbes d'action), les activations étaient plutôt localisées dans les régions frontales motrices et prémotrices (Chao & Martin, 2000; Dehaene & Changeux, 1995; Grafton, Fadiga, Arbib, & Rizzolatti, 1997; Pulvermuller, Mohr, & Schleichert, 1999).

Le modèle d'apprentissage Hebbien appliqué au langage par Pulvermüller prédit que chaque mot est représenté à travers des assemblées fonctionnelles de neurones largement distribuées à travers le cortex. Chacune de ces représentations dépendrait des caractéristiques du concept (objet ou action) qu'il représente.

2-1 - Réseaux fonctionnels de mots à fortes associations motrices ou visuelles. Pour les « mots d‟action », les assemblées neuronales seraient distribuées sur les aires périsylviennes du langage et le cortex moteur, tandis que pour les « mots de vision », elles impliqueraient les aires langagières et les aires visuelles (Pulvermuller, 2001).

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La représentation de la forme des mots (information phonologique) impliquerait invariablement les aires périsylviennes gauches tandis que la représentation du sens des mots (information sémantique) engloberait différentes régions corticales selon le type de mot: les aires visuelles pour des noms d'objets concrets, le réseau moteur pour les mots d'action par exemple. Ce modèle ne répondant pas à une loi de "tout-ou-rien" (la majorité des mots possédant à la fois des propriétés sensorielles et motrices) la densité de neurones activés dans les régions motrices et/ou sensorielles varie selon le caractère plus ou moins prononcé de telle ou telle association.

Chaque action étant associée fortement à un effecteur, le modèle Hebbien, comme le modèle des neurones miroirs, prévoit un recrutement somatotopique des aires motrices lors du traitement des mots d'action.