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Partie 3 : Mythe et matérialité dans la production de la Presqu’île

B. Production de norme et reproduction des pouvoirs

Mythifier le passé pour révéler un sens unique à l’histoire a l’avantage de légitimer tout ce qui se produit tant que cela correspond au mythe. Les chercheurs du laboratoire PACTE, dans leur rapport sur l’économie de la connaissance remis au PUCA en 2014 relèvent la construction d’un « récit performatif de l’innovation » à Grenoble (Ambrosino et al., 2013, p.136) qui produit, selon leurs termes, un mythe technopolitain. Leur analyse nous a paru très intéressante vis à vis des questions que nous soulevons.

« Beaucoup d’acteurs se réclament de ce passé mythifié qu’ils mobilisent lorsqu’ils

racontent leur territoire aux extérieurs comme si cela avait du sens et que ca signifiait quelque chose. (…)Aussi le mythe se fond-il régulièrement en un récit local qui, se perpétuant de réunion en réunion, entre chercheurs, avec les industriels et les élus, génère une boucle performative qui, aujourd’hui encore, constitue l’un des atouts majeurs du développement grenoblois – et ce ne sont pas les travaux académiques qui en amenuisent la ferveur (cf. Encadré 4.2). Qu’elle soit

86 Grenoble Alpes Métropole, « Terre d’innovation », [En ligne] URL : https://www.grenoble-

tourisme.com/fr/decouvrir/le-territoire/grenoble-est-vous/ville-innovation/ [Consulté le 14 septembre 2018]

fondée ou pas, cette boucle contribue à fabriquer une norme locale, des formatages et des valeurs (notamment l’évidence des liens entre industrie et recherche). Ce discours autonomise et engendre une linéarité avec un déroulement logique qui paraît inéluctable bien qu’il ne soit pas évident : il y a eu beaucoup de tiraillements et d’autres récits auraient pu être forgés (sur l’eau, la papeterie ou encore la chimie). Ces histoires qui se racontent plus qu’elles ne s’écrivent créent des visions partagées, façonnent des attitudes et conditionnent des vérités » (p.136)

Ainsi, le mythe créé une norme, qui elle même formate les bifurcations vers le renforcement du développement économique basé sur recherche-industrie-université. En paraissant traditionnelle, l’histoire qui se transmet ne permet pas de questionner son fondement. L’historien Alain Cabantous défini le mythe urbain ainsi : « Le mythe urbain possède une

fonction compensatrice face à des situations données, structurelles ou épisodiques. Autour des vecteurs de diffusion plus ou moins dirigés par les politiques locaux, il apparaît comme une réponse bien agencée pour surmonter un obstacle, rappeler l’âge d’or pour mieux stimuler l’avenir » (Cabantous et al., 2004, p.14). Le mythe de l’innovation viendrait-il compenser le vide

laissé par l’absence de concertation au projet de la presqu’île ? Il ne nous est pas possible de le vérifier, en revanche essayer de dater le moment où ce mythe commence à être invoqué nous paraît être une piste intéressante pour saisir l’imbrication entre mythe et matérialité dans la production de la ville.

C. L’origine du « récit performatif de l’innovation », au début des années 2000 ? Si l’histoire n'est pas une mythologie, le mythe, lui, a une histoire. Le terme d’innovation n’a pas toujours été proféré à Grenoble. Il serait intéressant de mener une enquête de fond sur l’origine du mythe de l’innovation, en repérant à quel moment ce qui était qualifié de scientifique ou technique est devenu « innovant ». Si nous ne pouvons pas affirmer à quel moment précis il émerge, quelques éléments nous mettent sur la piste du début des années 2000. D’abord parce qu’au passage au XXIème siècle on ne parle plus de progrès mais d’innovation. La Stratégie de Lisbonne (2000) emploie ce terme pour définir l’horizon des sociétés européennes, avec comme type de production une économie de la connaissance. Ceci sera réaffirmé dans la stratégie Europe 2020 sous l’expression « Union de l’innovation » qui prévoit même des « politiques de

l’innovation ». En quelque sorte, la culture de l’ « innovation » émerge dans la troisième vague

Ensuite, parce que Grenoble Alpes Métropole tente en 2004 de lancer un projet de « Cité de l’innovation » (Chicoineau, 2004) tourné vers un nouvel espace de culture scientifique et technique industrielle (CSTI). Trois cent mille euros ont été investi pour penser à ce que serait cet espace et au lieu où il s’implanterait (Ambrosino et al., 2013, p.160). Le projet de Cité de l’innovation n’a pas abouti, mais la description de son élaboration a attiré notre attention. L’équipe en charge était réunie dans un comité scientifique, composé d’élus locaux, de représentants du CEA, de France-Télécom, Minatec, et d’université. Selon les chercheurs du PACTE, qui ont étudié le compte-rendu du comité scientifique87, l’objectif était de « renforcer la

visibilité du potentiel de R&D local » tout en s’armant d’ « un outil d’accompagnement permanent de la population afin de limiter le risque de rupture avec la dynamique globale de développement du territoire ». Le directeur du Musée Dauphinois leur a également confié durant

un entretien qu’il s’agissait même de « valoriser, éclaircir, assumer, prolonger l’image

scientifique et technicienne de Grenoble : ne pas cacher cette fonction un peu nombriliste, cette mission d’image ».

Ainsi, le comité scientifique réuni pour préparer la Cité de l’innovation souhaitait faire de l’histoire scientifique et technicienne de Grenoble son image. Le terme d’ « innovation » aurait même été débattu : « Si l’ensemble des membres du comité scientifique ne s’entendent pas sur

l’intitulé du projet, et notamment sur l’idée d’ « innovation » (relevant pour certains du domaine de l’entreprise plus que de la culture), tous s’accordent néanmoins sur le format qu’ils ne souhaitent pas. » Ce format correspondait en quelque sorte à un temple de la science, qui fasse

office d’outil de communication. Au contraire, le comité scientifique voulait créer un lieu de médiation, par les profanes, du rapport entre science et société. Si le projet n’a pas abouti, selon les chercheurs de PACTE, c’est à la fois parce que les coûts s’avéraient trop élevés, qu’une partie des élus considéraient que le projet ressemblait à un « outil de promotion du développement

local », et à la fois parce que le CEA faisait « concurrence ». En effet, Jean Therme travaillait à

ce moment là à construire « son propre Showroom » et manifestait « le désir de s’ouvrir sur la

société civile et la cité » avec l’esplanade publique devant Minatec, le partenariat avec

87 Grenoble Alpes Metropole, 2004, Etudes de définition d’un projet dédié à la culture

scientifique, technique et industrielle dit « cité de l’innovation », Compte rendu du Comité scientifique, 20/12/2004

l’Hexagone de Meylan pour les futures Biennales de l’imaginaire, et « la préfiguration du projet

GIANT » (p.161).

Nous ne sommes pas en mesure de savoir de quand date l’histoire du mythe de l’innovation à Grenoble, mais il est probable qu’une convergence ait eu lieu au début des années 2000 avec la culture de l’innovation portée par l’Union Européenne, la formulation d’intention de produire une image commune de la part d’une partie du milieu scientifique, industriel, et politique local, et les modifications sémantiques qui suivirent : la ZIRST de Meylan devient InnoVallée en 2005, puis la SEM Grenoble 2000 devient InnoVia en 2008. Il convient maintenant de saisir comment l’utopie de la Presqu’île, prêchée par les entrepreneurs du projet, s’est mise en application.

2. Etude de la mise en oeuvre du projet à partir du rôle de la SEM