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La question de la production et de la compréhension du langage figuré est présente dès les premières descriptions cliniques du trouble schizophrénique et autistique.

Ainsi, Bleuler (1911), Chaslin (1912), mais aussi Kraepelin (1910) ont souligné la surabondance des productions métaphoriques des patients schizophrènes contrastant avec la pauvreté de la compréhension de ce type d’expressions par ces patients. Kraepelin décrivait dans le discours des patients schizophrènes des « paralogies de déviations » qui constitue soit « une réponse à côté » soit « un déraillement de la pensée ». Par exemple, « je riais à plomb » au lieu de « je riais aux larmes ». Cet exemple d’expression verbale pourrait évoquer une expression métaphorique mais cela renvoie davantage à un manque d’ajustement de la phrase à la pensée (Kraepelin, 1910).

Dans sa description clinique de la schizophrénie, Bleuler va donner de nombreux exemples de l’usage d’expressions métaphoriques par les schizophrènes. Cependant, privées de leur fonction rhétorique et communicative, ces métaphores obéissent à la dynamique interne de la pensée désorganisée et suivent les voies de la logique délirante :

« Il n’est pas toujours possible de déterminer jusqu’à quel point les patients n’utilisent en réalité de telles expressions que symboliquement, pour désigner la première idée délirante. Il est certain qu’ils prennent souvent au pied de la lettre

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le nouveau mode d’expression de l’idée délirante, et qu’ils ont donc formé une nouvelle idée délirante (en règle sans renoncer à l’ancienne), mais aussi que, chez la plupart des patients, leurs points de vue varient sous ce rapport, si bien que l’expression déplacée est utilisée tantôt de façon plutôt symbolique, dans le sens de la première idée, tantôt au sens propre, en tant que nouvelle idée délirante. Mais, pour le malade, les différences entre ces deux modes de pensée ne sont pas aussi grandes que pour le sujet sain. », Bleuler, p. 542)

Par leur enracinement dans la concrétude et le monde délirant, ces productions métaphoriques appuient l’impression d’une pensée hermétique, idiosyncrasique et celle d’un discours sans portée pragmatique. Bleuler donne l’exemple d’une patiente qui présente un délire d’empoisonnement : « Concernant un délire d’empoisonnement d’une

patiente qui est en querelle avec sa fille : celle- ci « lui met du poison dans sa nourriture, parce qu’elle a une sacré gueule de vipère », (p.537).

La pensée « autistique » décrite par Bleuler comme « exprimant le détachement de la réalité combiné à la prédominance relative de la vie intérieure » (Bleuler, p. 112)

s’exprime par le « cours autistique des idées ». Pour Bleuler, ce type de pensée se traduit par la prise en compte d’une partie des idées ou de la réalité avec le rejet des associations déplaisantes. Certains aspects de la pensée autistique sont : des altérations de la pensée « réaliste », des erreurs de sens, des similitudes avec la pensée onirique dans laquelle prédomine le symbolisme, des condensations, la prédominance de la vie affective et l’absence de sensibilité aux contradictions.

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« …la pensée autistique a ses propres lois : l’autisme use certes des rapports logiques ordinaires, tant que cela lui convient ; mais il n’est absolument pas lié par eux. Il est dirigé par des besoins affectifs. En outre, il pense par symboles, par analogies, par concepts incomplets, par associations fortuites » (Bleuler, p. 117).

La lecture de Kanner permet de constater que sa définition de la pensée autistique était assez différente de celle de Bleuler. Kanner (1946) décrit en priorité « la littéralité qui ne

peut accepter des synonymes ou des significations différentes d'une même préposition » qui

contraste avec la surabondance d’expressions de type « métaphorique » utilisées hors contexte et hors propos par les enfants autistes. Dans son article « Le langage hors-propos

et métaphorique dans l’autisme infantile précoce »11 publié dans American Journal of

Psychiatry en 1946, Léo Kanner rapporte plusieurs exemples de ce type d’usage des expressions figuratives :

« Les exemples cités représentent fondamentalement des expressions métaphoriques qui, au lieu de reposer sur des substitutions acceptables et acceptées comme celles rencontrées en poésie et dans la phraséologie de la conversation, sont enracinées dans les expériences concrètes, spécifiques, personnelles de l'enfant qui les utilise. Tant que l'auditeur n'a pas accès à la source originale, la signification de la métaphore doit lui rester obscure, et la remarque de l'enfant n'est "appropriée" à aucun type d'échange verbal ou situationnel. Le manque d'accès à l'origine exclut toute compréhension, et l'auditeur déconcerté, pour qui la remarque ne signifie rien, peut supposer trop volontiers que cela n'a pas de sens du tout ».

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Pour expliquer cet usage idiosyncrasique du langage, Kanner utilise la définition aristotélicienne de la métaphore selon laquelle la métaphore, (du grec « meta » qui signifie changement et « phore », l’action de porter, de se mouvoir) se définit par :

« Le transport à une chose d’un nom qui en désigne une autre, transport ou du genre à l’espèce, ou de l’espèce au genre, ou de l’espèce à l’espèce ou d’après le rapport d’analogie » (Aristote, Poétique, 1457b 6-9).

Selon Kanner, les productions des enfants autistes sont bien des métaphores dans le sens où elles représentent "des figures du discours par des moyens où une chose est prise pour

une autre", mais la création des expressions s’effectue par un transfert constitué d’analogie

« substitutive », une « généralisation » du sens appris dans un domaine à un autre domaine, ou par « restriction de sens »12 qui obéit à la logique de l’expérience personnelle de l’enfant. En ce sens, bien que le mécanisme de production métaphorique via le processus de transfert de sens paraisse similaire à celui de toute production créative du langage, elle comporte deux différences essentielles : l’ancrage dans l’expérience immédiate et personnelle de l’enfant et l’absence d’une intentionnalité communicative. La figure métaphorique ainsi produite n’a pas de fonction rhétorique ou communicative, « sa fonction primaire n'est pas d'inviter les autres personnes à comprendre et à partager les symboles de l'enfant » dans la mesure où selon Kanner :

« L'anomalie de la personne autiste réside […] dans son indifférence à l'égard de l'obligation sociale à faire seulement les changements qui sont socialement

12 La grand-mère âgée de 55 ans devient "55" ; celui qui dit la vérité devient "Blum" ; le nombre 6 est

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acceptables dans le sens où ils sont à la fois compréhensibles et utiles dans le groupe. Les observations et les conclusions ci-dessus revêtent une importance supplémentaire parce qu'elles donnent une preuve concrète de l'hypothèse longtemps ressentie que les mécanismes similaires prédominent dans le langage "hors propos" ; "incohérent" et métaphorique des adultes schizophréniques ».

Kanner souligne que comme dans l’autisme :

« Le manque d’à-propos des schizophrènes n'est pas hors de propos pour le patient lui-même et pourrait devenir pertinent pour l'assistance dans la mesure où il serait possible de trouver les explications de ses transferts métaphoriques privés et indépendants”.

D’autre part, de nombreux témoignages cliniques soulignent la difficulté des personnes ayant un trouble du spectre schizophrénique ou autistique de comprendre différentes formes d’expressions figuratives, les métaphores, les proverbes, les idiomes, l’ironie, l’humour, le sarcasme. Dans le domaine de la schizophrénie, on évoque des interprétations idiosyncrasiques, bizarres, de concrétude ou de littéralité qui ont été considérées comme des exemples de la désorganisation de la pensée et de sa spécificité chez les patients schizophrènes.

Dans le domaine de l’autisme, ces observations suggèrent de façon concordante, la prédominance des interprétations dans le sens de la littéralité (Attwood, 2010 ; Frith, 1992).

Dans le présent chapitre, notre objectif sera de comprendre ces troubles de la compréhension du langage figuré, en particulier des métaphores et des idiomes, à partir d’une revue critique de la littérature récente dans le domaine de l’autisme et dans celui de

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la schizophrénie en prenant en compte l’hétérogénéité et la complexité du langage dit non littéral.

Dans un premier temps, nous exposerons les questions scientifiques soulevées par une étude expérimentale de la compréhension du langage figuré. Cette présentation sera suivie par une analyse des données de la littérature sur la compréhension des métaphores et des idiomes dans le domaine de l’autisme et dans celui de la schizophrénie.