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Au Maroc et à Madagascar, comme dans de nombreux pays récipiendaires d’aide au développement, les bailleurs bilatéraux ou multilatéraux, ainsi que les organisations gouvernementales ou non gouvernementales, nationales ou internationales interviennent au gré des relations internationales et des grands modèles du développement. Par conséquent, se superposent sur les territoires, des interventions pouvant être complémentaires ou

contradictoires dans différents secteurs comme la santé, l’agriculture, l’éducation, la gouvernance etc. Ces interventions laissent derrière elles de multiples traces ou résidus, comme des outils techniques, des infrastructures, des modes d’organisation sociale, des pratiques, des habitudes etc. Ces différents éléments impriment les représentations individuelles et socialement partagées du développement et transforment les rapports sociaux. Cette impression laissée est au cœur de notre étude.

Cette thèse entend donc questionner « par le bas » la mémoire du développement, c’est-à-dire l’évocation des traces matérielles et immatérielles laissées au fil du temps dans le cadre des projets et des programmes. Ceux-ci marquent les habitants qui intériorisent des pratiques, des codes, des langages mais aussi des modes d’organisation et de délivrance de l’aide. Ils tirent de cette intériorisation des savoirs et capitalisent des connaissances sur les différentes interventions. Ainsi, la mémoire travaillerait les acteurs qui pourraient en tirer des ressources mobilisables dans et hors de la configuration développementiste. La problématique générale de cette étude est donc la suivante : En quoi la mémoire du développement constitue-t-elle un capital et une ressource pour les acteurs non professionnels de l’aide ?

Cette problématique engendre un ensemble de questionnements s’articulant aux enjeux théoriques, empiriques et opérationnels relatifs au couple que forment les notions de mémoires et de développement. Ces questionnements sont de trois niveaux et constituent les trois grandes étapes de réflexion nécessaires pour apporter des éléments de réponse à la question de recherche évoquée plus haut : la fabrique, le contenu et l’utilisation de la mémoire du développement.

La fabrique des mémoires du développement : un processus de reconstruction sociopolitique hybride entre passé et présent

La première hypothèse de ce travail de recherche est la suivante : le développement laisse des traces et les attributaires des interventions, et plus généralement la population, en ont une mémoire différenciée. L’objectif est ici de pouvoir analyser la manière dont sont reconstruites les mémoires du développement individuelles et socialement partagées, dans les sept communes concernées à Madagascar et au Maroc. Il faudra donc s’interroger sur les conditions et les raisons pour lesquelles une expérience passée accède au présent. Nous allons démontrer que cette reconstruction de la mémoire passe par un processus d’hybridation complexe qui fait appel aux représentations populaires du développement, aux souvenirs partagés des évènements politiques, sociaux ou économiques ainsi qu’aux trajectoires individuelles et aux incidences biographiques (évènements individuels marquants comme l’accès à l’eau ou à l’électricité, les naissances d’enfants etc.). Nous mobiliserons notamment la littérature sur la mémoire pour identifier les éléments qui participent à la reconstruction des souvenirs et notamment les travaux de Maurice Halbwachs sur les cadres sociaux de la mémoire62 et de Maurice Bloch sur l’apport des sciences cognitives à l’étude du fonctionnement des groupes et des sociétés63. L’empreinte tangible des interventions de développement étant forte sur les communes concernées par cette enquête, nous nous interrogeons également sur le poids des éléments matériels et tangibles propres aux processus de l’aide (écoles, hôpitaux, signalétique, routes etc.) dans la structuration des récits sur le développement. Nous démontrons à l’aide notamment du concept de lieu de mémoire de l’historien Pierre Nora64, que les lieux et la matérialité constituent

62 M. Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, op. cit.

63 Maurice Bloch, L’anthropologie et le défi cognitif, Traduit de l’anglais par Olivier Morin., Paris, O. Jacob, 2013.

64 Nora, Pierre, Les lieux de mémoire, Paris, France, Gallimard, 1993, vol. 3 volumes/I – La République, 1984 ; II – La Nation, 1986 ; III – Les France, 1993, 4751 p.

des supports aux mémoires et stabilisent les représentations tout en incarnant aux yeux des habitants les processus de changement social.

Par ailleurs, la réflexion portant sur la fabrique des mémoires du développement sous-tend une question méthodologique qui est au cœur de cette étude, à savoir quelles méthodes et quels instruments le chercheur peut-il mobiliser pour contourner le risque de n’observer que des mémoires « recouvertes » par les derniers projets ou programmes ? Comment l’outil mémoire peut-il rendre compte de la diversité des interventions de développement ? Pour répondre à la problématique et explorer ces enjeux méthodologiques, le choix s’est porté, comme l’indiquent les éléments détaillés dans la suite de cette introduction, sur l’utilisation d’une méthode mixte de recherche. Cette dernière allie la recherche d’archives, les entretiens individuels et collectifs ainsi qu’une enquête par questionnaire auprès d’un échantillon représentatif de la population.

Le contenu des mémoires du développement ou l’expression de contre-récits

Après avoir identifié les éléments qui structurent les récits sur les expériences passées du développement, le regard doit être porté sur le contenu des mémoires et sur ce que révèlent les représentations populaires des configurations développementistes et plus largement des systèmes sociopolitiques dans lesquels sont mises en œuvre les interventions. Il s’agit de répondre à la question : de quoi se souvient-on ? ou, formulée autrement, quels souvenirs et quelles interventions impriment, plus que d’autres, la mémoire des individus ? Répondre à cette question doit surtout conduire à interroger les raisons qui conduisent à ce que tels ou tels souvenirs, acteurs, processus (participation, cycles de projet) ou paradigmes de l’aide (ajustement structurel, lutte contre la pauvreté etc.) laissent des traces différenciées dans les mémoires.

L’hypothèse qui guidera cette réflexion sur le contenu des mémoires peut être ainsi formulée : l’évocation des souvenirs des interventions de développement passées conduit à l’expression de récits qui peuvent entrer en contradiction avec l’histoire racontée par les configurations développementistes et l’imaginaire de la modernisation et du progrès qu’elles véhiculent. Cette hypothèse nous conduira à montrer que le discours sur le passé et les contre-récits formulés à propos du développement sont une occasion pour les individus d’intervenir dans le champ politique et de s’exprimer sur les promesses (ou les fausses-promesses) véhiculées par les acteurs de l’aide et de l’action publique plus généralement.

La mémoire du développement comme compétences et ressources : des gardiens de la mémoire, acteurs inédits de l’action publique

Le troisième axe de cette recherche tient à l’utilisation qui est faite de cette mémoire par les individus. Il s’agit alors de la considérer au-delà de l’expérience passée et des souvenirs comme une façon de décrire la compétence des agents humains (knowledgeability of human agents)65. La mémoire est alors envisagée comme un stock de connaissances qui constitue une forme de capital spécifique, source d’avantages compétitifs. On utilisera notamment la réflexion sur les fonctions cognitives de la mémoire qui sont largement sollicitées dans la plupart des actes du quotidien des individus. L’hypothèse est ici que la mémoire est transformée en capital, que ce dernier est inégalement réparti entre les individus et qu’il génère des processus qui peuvent à la fois contraindre l’action des individus et les habiliter ou les potentialiser, c’est-à-dire qu’il leur offre différentes formes de ressources, voire de pouvoirs, pour agir dans et hors de la configuration développementiste. La caractérisation des formes capitalisées de la mémoire à partir d’une typologie construite grâce aux théories structuralistes

65 Anthony Giddens, The constitution of society: outline of the theory of structuration, Cambridge, England, Polity Press, 1984, p. 49.

permettra de montrer que la mémoire locale informe aussi la réaction des individus face à de nouvelles interventions.

De plus, alors qu’il n’existe pas de récit institutionnalisé du passé du développement à l’échelle du territoire, nous faisons l’hypothèse que certains individus sont reconnus et réputés pour porter ou incarner la mémoire des interventions de développement. La réputation et le savoir de ceux que nous appelons des gardiens de la mémoire sont tous les deux une source de pouvoir leur permettant d’occuper des positions dominantes dans les jeux d’acteurs et dans les configurations de pouvoir. Cette hypothèse conduit à considérer qu’ils forment une élite locale du développement disposant de pouvoirs et d’autorité, ce qui leur permet d’assoir leur leadership et de participer à l’action publique sur les territoires auxquels ils appartiennent. Cette hypothèse sous-tend une question fondamentale qui tient à la manière d’identifier ces individus et de caractériser leur savoir et les ressources dont ils disposent.

Cette étude présente une démarche théorique et méthodologique originale dans la mesure où elle utilise des données quantitatives et qualitatives conduisant à repérer ces individus « par le bas ». En d’autres termes, ces individus ne sont pas identifiés à partir de leurs caractéristiques propres comme le font d’autres travaux (statut social ou professionnel, implication dans la configuration développementiste etc.) en socio-anthropologie du développement66 ou en science politique67 et notamment sur les terrains

66 Thomas Bierschenk, Jean-Pierre Chauveau et Jean-Pierre Olivier de Sardan, Courtiers

en développement : les villages africains en quête de projets, Paris, Karthala - APAD,

2000, 345 p.

67 Jean-Pascal Daloz (ed.), Le (non-) renouvellement des élites en Afrique subsaharienne, Talence, France, Centre d’étude d’Afrique noire, 1999, 230 p ; Olivier Nay et Andy Smith (eds.), Le gouvernement du compromis : courtiers et généralistes dans l’action

malgache68 et marocain69. La démarche adoptée suit le choix méthodologique de cette étude, c’est-à-dire une approche par le bas, ce qui explique que nous n’avons pas considéré a priori les individus réputés pour avoir plus de mémoire des interventions comme des courtiers. Ceux qui en savent le plus sont alors identifiés à partir de leur espace social, c’est-à-dire de leur réputation dans la communauté et de la forme que prend leur réseau social (de réputation). Ainsi, nous utilisons et discutons plusieurs sources de la littérature : la sociologie des réseaux, la sociologie des élites et de l’action publique et la socio-anthropologie du développement (notamment sur les pratiques de courtage) afin d’identifier ces gardiens de la mémoire et de caractériser leur potentiel leadership ainsi que leur rôle dans les configurations locales de pouvoir.

Avant de revenir sur notre rapport au terrain et l’organisation de cette recherche, nous souhaitons insister sur le fait que notre objectif en tant que doctorant est d’innover dans le savoir. En d’autres termes, notre démarche et cette thèse se veulent originales car elles permettent de réaliser un travail empirique qui n’a pas été mené jusque-là, en mobilisant un concept, la mémoire, pour éclairer un phénomène complexe, le développement. Nous démontrons d’ailleurs que cette perspective offre l’occasion de mieux comprendre les effets de l’aide sur les temps longs. Cette thèse creuse aussi un aspect théorique qui n’avait pas été approfondi dans les études sur le développement et l’applique à une situation concrète dans une visée comparative. Le cœur de cette thèse repose en outre sur une analyse des discours relatifs à l’expérience individuelle et des représentations socialement partagées à une échelle micro. Elle offre un regard sur la manière dont sont cadrés et organisés les souvenirs de l’expérience des

68 Didier Galibert, Les gens du pouvoir à Madagascar. État postcolonial, légitimités et

territoire (1956-2002), Karthala., Paris, 2011, 591 p ; Mireille Razafindrakoto,

François Roubaud et Jean-Michel Wachsberger, Les Elites à Madagascar : un essai

de sociographie Synthèse des premiers résultats de l’enquête ELIMAD 2012-2014,

Antananarivo, Madagascar, UMR 225 IRD - DIAL, 2015, 8 p.

69 Aziz Chahir, Qui gouverne le Maroc ? étude sociologique du leadership politique, Paris, Harmattan, 2015, 735 p.

projets et programmes à partir de points d’entrée sur la vie quotidienne de petits groupes sociaux. En cela, notre étude constitue une forme de microsociologie, c’est-à-dire une étude des formes routinières et inédites des engagements et de l’agencéité (agency) individuels dans une situation sociale70. Le terme de microsociologie renvoie à une littérature et des démarches empiriques très riches, notamment à la suite des travaux d’Erving Goffman71. Nous mobilisons dans cette étude l’échelle d’analyse et l’angle disciplinaire de la microsociologie sans pour autant analyser ce courant de la sociologie. En outre, la sociologie de la mémoire de petits groupes d’individus proposée dans cette recherche est également politique dans la mesure où elle permet d’analyser ce qui fonde les relations de domination et de pouvoir entre les personnes et les groupes.