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Dépasser les approches tournées vers le futur et l’amnésie du développement

Bien que cela puisse paraître banal, encore faut-il le souligner, le développement est, en creux, synonyme de changement vers un avenir meilleur. Comme le relève Hans Peter Hahn dans un dossier sur la mémoire du développement à paraître dans la revue Afrique contemporaine, l’amélioration des conditions de vie est l’un des fondements de la pensée moderne et, par conséquent, cela implique une série infinie de changements dynamiques de pratiques, de normes et d’objectifs, tout cela pour un meilleur avenir17. Dans la configuration développementiste et dans les discours internationaux, le développement est ainsi avant tout pensé comme une projection, ce qui laisse des traces jusque dans les territoires et les récits des individus attributaires des interventions (voir chapitre 4). Seul ce qui peut être amélioré est alors considéré, le reste ne fait pas partie de l’équation et est éliminé18 comme le confirment les propos d’une chargée de mission de l’Agence de coopération internationale allemande pour le développement (GIZ) à Rabat : « on a la pression des résultats, nous on est des praticiens, pas des chercheurs, on nous demande d’atteindre des objectifs, chercher dans le passé ne fait pas partie de la méthode »19. Ce constat n’est pas

17 Hans Peter Hahn, « Amnesia in development practices », Afrique Contemporaine, 2019, En cours d’évaluation, p. 5.

18 James Ferguson, « Decomposing modernity: history and hierarchy after development » dans Ania Loomba (ed.), Postcolonial studies and beyond, Durham, Duke University Press, 2005, p. 162-187.

nouveau puisque, déjà, en 1984, alors que le suivi-évaluation20 n’est pas encore une pratique répandue dans le monde de l’aide, Marc Dufumier et Dominique Gentil écrivent que « la tendance dans un projet est toujours de considérer que l’histoire démarre avec le projet, de sous-estimer systématiquement tout ce qui s’est fait auparavant et de surestimer l’impact du projet »21. Le début de l’action liée à l’intervention serait donc un commencement en soi, un commencement de zéro dans lequel les bailleurs et les opérateurs ignorent généralement le passé.

La littérature académique s’est penchée sur ce constat qui n’est d’ailleurs pas spécifique à la configuration développementiste tant la gestion par projet s’est généralisée dans la mise en œuvre des politiques publiques. Rappelons à ce sujet, comme nous le développerons dans le chapitre premier de cette étude, que les thèmes d’intervention du développement correspondent à ce qui relève dans les pays dits développés des politiques publiques et de l’action publique22 comme le souligne Philippe Lavigne Delville23. La prise en compte des temporalités et du passé dans l’analyse de l’action publique est une démarche qui demeure complexe puisque, comme dans les mondes de l’aide, on est structurellement dans une approche de l’action qui est immédiate et tournée vers le futur. Dans l’analyse de l’historicité de l’action publique, Pascale Laborier et Danny Trom résument cela dans une question, que l’on peut formuler ainsi : comment intégrer l’histoire dans le cadre d’une

20 Le suivi-évaluation est un dispositif de pilotage des opérations de développement, il conjugue d’une part le suivi qui est une activité continue, interne au projet qui consiste à collecter et à analyser l’information afin de suivre les progrès réalisés par rapport à ce qui était prévu afin de mettre en œuvre des ajustements, et d’autre part l’évaluation qui donne une appréciation sur toute la durée de l’action (projet, programme etc.) en examinant le déroulement des activités et les impacts.

21 Dominque Gentil et Marc Dufumier, « Le suivi-évaluation dans les projets de développement rural. Orientations méthodologiques », AMIRA, 1984, no 44, p. 25.

22 Le terme d’action publique renvoie à l’évolution qu’a connue la science politique et plus spécifiquement l’analyse des politiques publiques, à savoir le passage d’une « conception en termes de production étatique des politiques publiques à une conception en termes de construction collective de l’action publique », Patrick Hassenteufel, Sociologie politique : l’action publique, 2e édition., Paris, Armand Colin, 2011, p. 25.

23 Philippe Lavigne Delville, « Pour une socio-anthropologie de l’action publique dans les pays ‘sous régime d’aide’ », Anthropologie & développement, 2017, no 45, p. 39.

analyse centrée sur l’action, champ largement rebelle à toute identification de structures, historiques ou autres, en dehors du contexte immédiat des interactions interindividuelles ? 24. D’ailleurs, la littérature portant sur l’aide au développement lie l’absence d’intégration de l’histoire et l’amnésie structurelle chez les professionnels de l’aide et de la configuration développementiste25 au mode opératoire principal qui la caractérise, c’est-à-dire le projet. L’approche projet, mode de livraison privilégié de l’aide au développement, a fait l’objet d’une analyse critique26 et notamment de son caractère cyclique. Le projet, contrairement au développement, demeure à horizon fini et dans une approche immédiate de l’action. Benjamin Garnaud et Julien Rochette, dans une analyse des projets qui se sont succédé depuis le début des années 2000 avec pour objectif la gestion durable de la lagune de Nador au nord du Maroc, soulignent le double isolement diachronique et synchronique qui caractérise les projets27. Ils mettent en cause, comme le fait Jean-Pierre Olivier de Sardan28 ce double isolement dans les échecs du développement et des projets. L’isolement synchronique désigne le fait que les projets ne s’intègrent que difficilement aux politiques publiques nationales, malgré les déclarations prônant l’alignement sur ces dernières (Déclaration de Paris, voir supra). Cette étude s’intéresse cependant plus à l’isolement diachronique constaté dans la succession des projets, en d’autres termes comme le posent Benjamin Garnaud et Julien Rochette :

24 Pascale Laborier et Danny Trom (eds.), Historicités de l’action publique, Paris, France, PUF, 2003, 540 p.

25 La configuration développementiste n’est pas, en soi, amnésique, ce sont les acteurs et les institutions la composant qui le sont.

26 Voir notamment Philippe Lavigne Delville, « Affronter l’incertitude ? », Revue Tiers

Monde, 2012, vol. 211, no 3, p. 153-168. ; Pierre-Marie Aubert, « Projets de développement et changements dans l’action publique », Revue Tiers Monde, décembre 2014, vol. 4, no 4, p. 221-237.

27 Benjamin Garnaud et Julien Rochette, « Rôle et limites de l’approche projet dans l’aménagement du littoral à Nador (Maroc) », Revue Tiers Monde, septembre 2012, n°211, no 3, p. 169-188.

28 J.-P. Olivier de Sardan, Anthropologie et développement, essai en socio-anthropologie

« Chaque projet à des degrés divers, s’affranchit en partie du legs des projets qui l’ont précédé sur le territoire (…). Chaque projet semble ainsi intervenir en territoire quasi-vierge, ne capitalisant que peu sur les expériences précédentes. (…) »29.

Ils précisent que cet isolement répond de trois logiques qui conduisent toutes les professionnels à ne pas capitaliser sur les précédentes interventions. La première est une logique négative où le porteur de projet rend l’intervention légitime par le supposé échec des interventions précédentes : si le projet précédent avait réussi, toute nouvelle intervention serait alors inutile. Pour autant, selon les auteurs, l’analyse du fonctionnement et des conditions du présupposé échec n’est pas réalisée. La deuxième logique, serait positive ou d’addition, en d’autres termes les opérateurs interviennent avec des projets similaires dans des zones qui n’auraient pas été touchées par les précédentes interventions. Enfin cet isolement peut répondre d’une logique de continuité ou de succession : les objectifs fixés des précédents projets étant trop ambitieux pour une seule intervention, ils ne pourront être atteints que par une succession de projets semblables. En outre, les auteurs utilisent dans leur article l’expression de « mémoire des projets ». Cette dernière semble, selon eux, « disparaître à une vitesse inquiétante » 30. Notre réflexion dans cette étude vise justement à dépasser la logique projet dans la perspective de reconstruire les mémoires du développement à l’échelle de territoires sur lesquels sont mises en œuvre les interventions de développement qui font partie de l’action publique.

À partir de leur cas d’étude, Benjamin Garnaud et Julien Rochette attribuent cette disparition de la mémoire non seulement à la gestion par cycle de projet, comme stipulé auparavant, mais aussi à la difficile et surtout coûteuse transmission ou gestion des connaissances et de l’information du fait de la

29 B. Garnaud et J. Rochette, « Rôle et limites de l’approche projet dans l’aménagement du littoral à Nador (Maroc) », art cit, p. 180.

succession des bailleurs sur le territoire ou même des projets dans une même institution. David Lewis souligne à ce sujet que l’absence de conscience historique, du fait de l’absence d’une politique effective de gestion des archives, handicape le fonctionnement élémentaire des organisations d’aide. Il rapporte pour illustrer cette idée l’anecdote édifiante d’une visite au siège de l’agence suédoise de coopération (SIDA) après son déménagement. Le mot d’ordre était alors selon les auteurs de se débarrasser de tous les documents qui avaient plus de deux ans d’âge31. Dans ce chapitre d’un ouvrage collectif, David Lewis interroge les raisons qui conduisent à ce que l’histoire soit ignorée par les agences d’aide. En plus des arguments proches de ceux mis en lumière par Benjamin Garnaud et Julien Rochette, il pointe, dans les bureaux de terrain, le rôle du recours à des équipes expatriées qui changent régulièrement d’affectation. Il met aussi en exergue les enjeux pour le personnel, expatrié ou non, à montrer leur légitimité dans une perspective de carrière. Ainsi, les membres des équipes négligent ou critiquent souvent ce qui a été fait auparavant afin de justifier leur présence et leur emploi. David Lewis met aussi en cause le fonctionnement de l’aide dans un contexte de diffusion des instruments issus du New Public Management et notamment de la généralisation du financement par projet et de la gestion axée sur les résultats32. Selon David Lewiss, la pression exercée sur les agences d’aide et sur leur personnel quant aux résultats, à la performance et à l’efficacité, les enferme dans le présent et dans une projection vers le futur, ce qu’indique d’ailleurs l’extrait d’entretien avec une chargée de mission de la GIZ cité plus haut. De plus, en se concentrant sur une partie de la configuration développementiste, David Lewis attire l’attention sur le fait que le monde du développement,

31 David Lewis, « Anthropology, Development and the ‘Perpetual Present’ : Knowledge, Power and Practice » dans Sten Hagberg et Charlotta Widmark (eds.), Ethnographic

practice and public aid: methods and meanings in development cooperation, Uppsala,

Uppsala Universitet, 2009, p. 53.

32 Voir à ce sujet les travaux de Clément Soriat sur le cas de la lutte contre le Sida au Bénin : Les acteurs associatifs et la lutte contre le sida au Bénin : de la

professionnalisation au gouvernement des corps, Thèse de doctorat en science

inscrit dans un perpétuel présent, a bien une relation avec le passé, mais que ce passé est évoqué de manière superficielle pour « justifier le présent et rarement pour le défier »33.

Il faut aussi insister sur le fait que cette amnésie concerne l’ensemble de la configuration développementiste. Il ne faudrait en effet pas restreindre cette absence de mémoire ou de conscience historique aux seuls acteurs dits du « nord ». Les ONG des « pays sous régime d’aide »34 mais aussi les administrations publiques sont également concernées par l’oubli et l’amnésie. Pour être plus précis, il y aurait une fragmentation très forte des mémoires dans ces pays où les données et les archives, souvent parcellaires, sont réparties entre différentes administrations, services, acteurs. Les travaux de Hamidou Diallo, Charlotte Guénard, Maria-Belén Ojeda Trujillo et Anne-Sophie Robilliard au Sénégal décrivent « l’archéologie fragmentaire des interventions de développement »35 rendant difficile la reconstitution d’une image nette des interventions de développement sur les temps longs. En outre, dans les administrations ou les organisations professionnelles du développement, l’oubli et l’amnésie peuvent aussi être volontaires ou stratégiques comme l’illustrent les propos suivants d’un fonctionnaire de la région Souss Massa au Maroc :

« On joue le jeu de la page vierge. Même nous on a tendance à nier ce qui a été fait avant. Même les bénéficiaires directs disent “on n’a rien”

33 D. Lewis, « Anthropology, Development and the ‘Perpetual Present’ : Knowledge, Power and Practice », art cit, p. 67.

34 On utilisera le terme « sous régime d’aide » plutôt que « en développement » qui permet de mieux rendre compte de la situation dans laquelle se trouvent où se sont trouvés ces pays. Philippe Lavigne Delville utilise cette notion pour montrer que l’aide a pris dans ses pays une place importante voire déterminante, « tant dans les budgets publics, dans les politiques économiques ou sectorielles nationales, que dans les villes et les villages, à travers la multiplicité des projets, des ONG, des associations ou comités de gestion » Philippe Lavigne Delville, Vers une socio-anthropologie des

interventions de développement comme action publique, Mémoire pour l’Habilitation

à Diriger des Recherches, CREA, Lyon II, Lyon, 2011, p. 13.

35 Hamidou Diallo et al., « Traces, mémoires et archives des interventions de développement dans l’observatoire de population de Niakhar (Sénégal) », Afrique

parce que si on dit j'ai déjà “ça”, ils vont enlever la valeur du "ça" du total de ce qu'ils pensaient donner »36.

L’asymétrie paradoxale des mémoires comme point de