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L’asymétrie paradoxale des mémoires comme point de départ de l’analyse

La littérature académique explorée plus haut indique que les bailleurs et les opérateurs n’ont qu’une connaissance fragmentée des interventions de développement, voire souffrent d’amnésie. Or, cette étude ne vise pas à analyser la mémoire du développement des professionnels de l’aide, c’est-à-dire de celles et ceux qui en tirent des revenus salariés, ou de la mémoire des institutions du développement. Les recherches existantes ont permis de renseigner et de décrypter les raisons de ce manque de mémoire mais très peu ont adopté une perspective de recherche « par le bas »37, c’est-à-dire auprès des attributaires des interventions de développement, ce que fait cette thèse. Dominique Gentil et Marc Dufumier en 1984 insistaient à ce sujet sur une asymétrie de mémoire en écrivant que « les paysans, eux [par opposition aux professionnels de l’aide], ont toujours une bonne mémoire et qu’ils comparent toujours les innovations ou les pratiques du nouveau projet à toutes les autres interventions qu’il ont déjà connues »38. Cette asymétrie, qui constitue le point de départ de la problématisation de cette recherche, peut paraître paradoxale dans la mesure où les institutions de l’aide disposent d’un ensemble de documents et d’archives qui permettrait d’avoir la « bonne mémoire » dont parle Dominique Gentil et Marc Dufumier. Cette asymétrie paradoxale n’a pas fait l’objet de plus amples recherches avant

36 Entretien avec un responsable de la chambre régionale d’agriculture de Souss-Massa, Agadir, 1er octobre 2015.

37 Jean-François Bayart, Achille Mbembe et Comi M. Toulabor (eds.), Le Politique par le

bas en Afrique noire : contributions à une problématique de la démocratie, Paris,

Karthala, 1992, 268 p.

38 D. Gentil et M. Dufumier, « Le suivi-évaluation dans les projets de développement rural. Orientations méthodologiques », art cit, p. 27.

d’être reprise par Jean-Pierre Olivier de Sardan en 1995 lorsqu’il précise que « les paysans gardent une « « mémoire »39 à l’évidence vivace des opérations de développement antérieures » et que, « ces dernières [les opérations de développement] ont généralement moins de mémoire que les paysans et se comportent volontiers comme si elles arrivaient en terrain vierge »40. La littérature et notamment les travaux de Kate Crehan et Achim Von Oppen montrent en effet que le milieu, qu’il soit social ou physique, garde trace des anciennes interventions et qu’il existe une histoire sociale de ce milieu évoluant au contact des mondes de l’aide41.

Les auteurs francophones cités plus haut utilisent le concept de mémoire des projets avant tout pour expliquer les réactions de la population, ou d’une partie de cette dernière, à une intervention extérieure. Jean-Pierre Olivier de Sardan indique ainsi que ces réactions sont structurées par les représentations et les « visions que les intéressés se font des intervenants »42. Jean-François Baré ajoutera d’ailleurs que cette mémoire des précédents projets et programmes conditionne le résultat des interventions futures, bien plus que le contenu des projets43. Bien que différents auteurs aient utilisé les concepts de mémoire des projets ou mémoire du développement44, peu de travaux sont consacrés à les étudier spécifiquement et de manière approfondie. On en citera ici deux qui seront discutés dans la suite de cette étude. Tout d’abord l’ouvrage d’Olivier Rüe

39 L’auteur dans son texte met le terme mémoire entre guillemet.

40 J.-P. Olivier de Sardan, Anthropologie et développement, essai en socio-anthropologie

du changement social, op. cit., p. 57.

41 Kate Crehan et Achim Von Oppen, « Understandings of ‘development’: an arena of struggle: the story of a development project in Zambia », Sociologia Ruralis, 1988, vol. 28, no 2-3, p. 113-145.

42 J.-P. Olivier de Sardan, Anthropologie et développement, essai en socio-anthropologie

du changement social, op. cit., p. 57.

43 Jean-François Baré, L’évaluation des politiques de développement. Approches

pluridisciplinaires, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 121.

44 Citons également les travaux du programme de recherche Foradyn (Forum de veille sur les dynamiques et interventions de développement rural) de l’université d’Abomey-Calavi dont l’une des questions de recherche est la suivante : Que reste-t-il quand les projets sont clôturés ? Lors de la rédaction de cette étude, il n’y avait pas encore de publications réalisées et disponibles dans le cadre de ce programme de recherche. Voir www.foradyn.org

qui étudie avec une approche géographique et physique l’évolution de l’aménagement du littoral de Guinée et ce qu’il définit comme les « mémoires de mangrove »45. S’il met lui aussi en cause l’aveuglement et l’amnésie du développement, son approche reste circonscrite à l’analyse des archives. Les pratiques ainsi que les représentations des populations ne sont ainsi présentes que marginalement dans son travail. Il fait donc une utilisation métaphorique du concept de mémoire sans utiliser les cadres d’analyse ou les références théoriques qui s’y rapportent, à la différence de Philippe Geslin qui questionne, lui aussi en Guinée, « la mémoire locale du développement » autour de la culture du sel. Il analyse la manière dont les producteurs « mettent leur passé au service du présent »46, en mobilisant l’évolution des techniques salicoles qui se sont inscrites dans l’histoire et les pratiques locales. Son objectif est de comprendre les choix techniques dans une perspective anthropotechnologique47 et ergonomique48. Il montre ainsi que la « mémoire locale du développement » s’est fondue dans le système de représentations sociales au point d’influencer les comportements sociaux et techniques49. Avec son analyse des récits et des représentations sur un terrain circonscrit, le travail de Philippe Geslin constitue par conséquent un jalon important de notre travail et de la réflexion sur le concept de mémoire appliqué à la sphère du développement.

45 Olivier Ruë, L’aménagement du littoral de Guinée (1945-1995) : mémoires de mangroves.

Des mémoires de développement pour de nouvelles initiatives, Paris, l’Harmattan,

1998.

46 Philippe Geslin, « Sur “la mémoire locale du développement”. Une approche anthropologique du rôle des ONG dans la mise en oeuvre de choix techniques » dans Jean Paul Deler et al. (eds.), ONG et développement : société, économie, politique, Paris, Editions Karthala, 1998, p. 235.

47 L’anthropotechnologie est définie par l’auteur comme l’étude et l’amélioration des conditions de travail et de vie des populations, voir à ce sujet http://anthropotechnologie.org/.

48 Philippe Geslin, « Les salins du Bénin et de Guinée ou comment l’ergonomie et l’ethnologie peuvent saisir le transfert de techniques et de sociétés » dans Bruno Latour et Pierre Lemonier (eds.), De la préhistoire aux missiles balistiques :

l’intelligence sociale des techniques, Paris, La Découverte, 1994, p. 290-309.

49 P. Geslin, « Sur “la mémoire locale du développement”. Une approche anthropologique du rôle des ONG dans la mise en oeuvre de choix techniques », art cit, p. 228.

Cette recherche vise ainsi à poursuivre les travaux effectués sur l’absence de conscience historique dans la configuration développementiste et sur la mémoire du développement en proposant un triple élargissement : conceptuel, c’est-à-dire une discussion sur le concept même de mémoire et ses usages dans la configuration développementiste, thématique puisque l’ensemble des interventions de développement est considéré, et non un seul secteur, et enfin comparatif, dans la mesure où plusieurs communes et deux pays sont concernés par notre étude.