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d’ajustement structurel

2.1. La mémoire, objet de transferts conceptuels au croisement des sciences

2.1.2. Un problème de méthode ?

En affirmant que la mémoire du développement n’existe pas nos interlocuteurs ont-ils voulu dire qu’elle ne peut pas exister à cause d’un problème de méthode ? Cette interrogation renvoie à un débat plus ancien entre historiens, sociologues de la mémoire et anthropologues quant à la différence entre « évoquer » et « se rappeler ». Au-delà de la querelle sémantique337, il existe une différence notable entre le fait de se rappeler, acte a priori individuel et action cérébrale qui n’est pas nécessairement verbalisée, et celui d’évoquer car l’évocation renvoie à la narration et au récit du souvenir. Ce dernier est obligatoirement plus riche que ce qu’une personne peut en évoquer lorsque le récit transite par des formes de médiation comme le discours, le dessin etc. L’anthropologue Maurice Bloch analyse deux moments au cours desquels le même souvenir lui est rapporté de deux manières différentes. Il s’agit de deux souvenirs des insurrections contre le système colonial en 1947 à Madagascar, commémorées chaque 29 mars depuis 1967. Il qualifie les décalages de mémoire comme un incident et en conclut au plan théorique que :

« (…) nous ne devons, en aucun cas, confondre un récit d’un événement avec le souvenir qu’en ont gardé les participants. Un récit se fonde sur le souvenir ; néanmoins les sujets peuvent très bien solliciter leurs images mentales pour élaborer d’autres récits lorsqu’ils sont stimulés par un contexte social ou, dans le cas précédent, un contexte visuel338. Ce qui constitue le souvenir ne se résume pas à un récit en particulier, ni même à la somme de tous les récits ; il est

337 Maurice Bloch, initiateur de l’anthropologie cognitive reproche ainsi à Maurice Halbwachs, théoricien de la mémoire de ne pas situer sur le plan sémantique et épistémologique la distinction entre « évoquer » et « se rappeler ».

338 Les souvenirs sont rapportés par les interlocuteurs de Maurice Bloch à partir d’un élément du paysage qui déclenche les récits.

conservé sous une forme non verbalisée, et son contenu reste incertain, même pour les principaux intéressés. Ainsi on aurait dit que cet homme qui évoquait le détail des événements dans la case découvrait, au fil du récit, de plus en plus de détails »339.

Par conséquent, il ne faut pas confondre le récit d’un évènement avec le souvenir qu’en ont gardé celles et ceux qui y ont ou non participé. L’auteur de l’Anthropologie et le défi cognitif souligne ainsi que le souvenir est constitué dans une forme non verbalisée. Le produit linguistique qu’est le souvenir, délivré par l’individu fait l’objet de nombreuses transformations et son contenu demeure incertain. Cependant, en confrontant les deux souvenirs que ses interlocuteurs lui rapportent il précise que, bien que différents, ils ne s’opposent pas. Il n’y a pas d’un côté un récit reposant sur les faits et de l’autre un récit mythologique. Il en conclut, sur le plan théorique, que la narration d’un souvenir via le récit est insuffisante pour en déduire le souvenir qu’en ont les gens.

De ce fait et à partir de l’expérience de Maurice Bloch, on peut naturellement rejoindre l’affirmation des deux experts mentionnés plus haut : la mémoire du développement n’existerait pas, seule demeurerait l’évocation de cette mémoire forcément limitée, transformée et biaisée. Pourtant, la mémoire a besoin de la narration, « se souvenir c’est se raconter une histoire »340, même si cela conduit à raconter des histoires qui peuvent être morcelées et fragmentées. À la manière de ce qu’avance Jennifer Cole dans ses travaux sur Madagascar, cette étude s’intéresse aux récits verbalisés « même s’ils ne révèlent pas tous les souvenirs de l’individu car c’est par son biais que la

339 Maurice Bloch, « Mémoire autobiographique et mémoire historique du passé éloigné »,

Enquête. Archives de la revue Enquête, traduit par Françoise Lacotte et Claude

Lacotte, décembre 1995, no 2, p. 5.

340 Lucette Valensi inverse l’idée avancée par Paul Ricœur dans Temps et récit selon laquelle « narration, dirons-nous, implique mémoire », voir Lucette Valensi, Fables

mémoire est partagée »341. Nous insistons donc une fois encore sur le fait que notre travail porte bien sur les récits « par le bas » des interventions de développement puisque nous ne pouvons prétendre à écrire la mémoire du développement.

Une fois cette précaution rappelée, un autre problème méthodologique demeure et qui rendrait impossible l’existence d’une mémoire du développement. Il s’agit de la présence d’un événement fondateur sur chaque terrain de recherche. Nous fixons artificiellement des bornes chronologiques dans l’interrogation sur le souvenir auprès de nos interlocuteurs, à savoir les Indépendances du Maroc et de Madagascar. En interrogeant la question du temps et de l’événement, il ne s’agit pas pour nous de dire que toutes les études et travaux sur la mémoire portent justement sur la mémoire d’un événement que l’on peut dater. Cependant, force est de constater que les travaux sur la mémoire portent sur des évènements qui peuvent être situés dans le temps, avec plus ou moins de précision. On pense ainsi aux travaux portant sur les traumatismes de l’histoire du XXe siècle comme la Première et la Seconde Guerres mondiales, la Shoah, les génocides arméniens et rwandais342 mais aussi sur la mémoire des expériences de migration343 et des idéologies politiques comme le communisme344. Il s’agit d’évènements passés qui entretiennent avec le présent un lien affectif, moral voire identitaire. Il serait contre-productif et faux d’affirmer que ces évènements sont terminés et que l’analyse ne peut porter que sur des évènements terminés, cependant dans notre étude on pourra s’interroger sur le fait que le développement n’est finalement jamais

341 Jennifer Cole, « Quand la mémoire resurgit. La rébellion de 1947 et la représentation de l’État contemporain à Madagascar », Terrain. Anthropologie & sciences humaines, mars 1997, no 28, p. 8.

342 Rémi Korman, « La politique de mémoire du génocide des Tutsi au Rwanda : enjeux et évolutions », Droit et cultures. Revue internationale interdisciplinaire, décembre 2013, no 66, p. 87-101.

343 Margot Delon, Les incidences biographiques de la ségrégation : trajectoires et mémoires

des enfants des bidonvilles et cités de transit de l’après-guerre en France, Thèse de

doctorat en sociologie, Institut d’études politiques de Paris, Paris, 2017, 636 p.

344 Marie-Claire Lavabre, Le fil rouge : sociologie de la mémoire communiste, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1994, 319 p.

terminé et ne fait pas l’objet d’un consensus quant à la date ou l’époque de son occurrence (voir infra).

2.1.3. La mémoire : entre usage

métaphorique et réalités

cognitives

Nous insistons dans la section précédente sur le débat et les controverses dans les sciences sociales portant sur le couple histoire / mémoire, nous permettant ainsi de soulever des perspectives pour cette recherche. Seulement, la mémoire n’est pas l’apanage des historiens, des sociologues ou des philosophes. Marie-Claire Lavabre rappelle à ce sujet que le terme « circule entre des sphères de nature différente »345, puisqu’il est à la fois un objet théorique et une réalité sociale et physiologique nommée comme telle. En effet, le concept de mémoire fait l’objet de transferts conceptuels depuis les sciences cognitives et les sciences sociales en font un usage métaphorique346 que Maurice Bloch qualifie d’ « extrêmement relâché »347. Ce dernier, dans son ouvrage, montre en quoi les sciences sociales et les neurosciences auraient tout intérêt à dialoguer autour de la mémoire, même si elles en ont des définitions qui n’ont aucun rapport. Puisque la mémoire évoque dans le sens commun, un phénomène psychologique c’est-à-dire « l’inscription dans l’esprit ou dans le cerveau, de ce que l’on pourra y retrouver plus tard »348, alors, sciences sociales et neurosciences pourraient se rejoindre sur cette définition large, mais leur objet n’est pas le même. Ainsi, Maurice Bloch, citant les travaux d’Ulric Neisser, spécialiste de la psychologie cognitive, pose le constat que les neurosciences effectuent des recherches sur des souvenirs éphémères, qui n’excèdent pas une minute, alors que les sciences sociales travaillent sur une mémoire à plus long

345 M.-C. Lavabre, « Paradigmes de la mémoire », art cit, p. 140.

346 Henry Rousso, Le syndrome de Vichy: de 1944 à nos jours, 2. éd. revue et mise À jour., Paris, Éd. du Seuil, 1990, 414 p.

347 M. Bloch, L’anthropologie et le défi cognitif, op. cit., p. 214.

terme349. Notre propos n’est pas ici de réconcilier les disciplines, dans la mesure où nous ne travaillons pas dans cette recherche et dans le projet DeMeTer, avec des psychologues ou des neuroscientifiques, mais il est d’exposer brièvement les catégories de la mémoire ainsi que les régimes mémoriels utilisés dans ces disciplines. Ces catégories ont une grande importance pour notre recherche dans la mesure où elles aident à penser la mémoire du développement et surtout à l’incarner au quotidien dans sa mobilisation dans l’espace public. La mémoire est en effet requise pour réaliser des activités cognitives comme la mobilisation de concepts ou la création de routines. Ces éléments une fois analysés permettent de mettre en lumière les apprentissages, habitudes et habitus dérivés des interventions de développement. Concrètement, dans la vie quotidienne, les individus mémorisent certains éléments du paysage et de l’environnement direct comme des plans pour se repérer, métaphoriquement parlant. Ce sont précisément ces mécanismes que cette étude met à jour pour identifier la manière dont la mémoire est un capital qui se formalise sur le plan cognitif par une cartographie des acteurs, des connaissances mobilisables sur les processus, des manières de faire des opérateurs et des bailleurs etc. Néanmoins, ces procédures ainsi que les éléments gardés en mémoire ne sont pas pour autant tous facilement descriptibles dans la mesure où certains sont implicites ou difficilement explicitables.

Sur le plan de l’histoire des sciences, notons tout d’abord que l’anatomie de la mémoire, au niveau physiologique, est récente puisque la cartographie du cerveau n’est connue que depuis le XIXe siècle. Aristote pensait d’ailleurs que les fonctions cognitives et émotionnelles étaient situées dans le cœur. La cartographie du cerveau a montré que les différentes formes de mémoire y empruntent différents canaux et se situent dans des régions variées de cet

349 M. Bloch, « Mémoire autobiographique et mémoire historique du passé éloigné », art cit, p. 1 ; Ulric Neisser, « Memory : What are the Important Questions ? » dans M. M. Gruneberg, P. E. Morris et R. N. Sykes (eds.), Practical Aspects of Memory: Current

Research and Issues, Chichester ; New York, Wiley, 1988, vol.1, Memory of Everyday

organe. Les éléments constitutifs d’un souvenir sont donc éparpillés dans ces zones corticales qui sont activées lors de l’expérience et lorsque celle-ci est stockée350. On est donc loin de l’image de la bibliothèque, plus ou moins ordonnée, de souvenirs et d’un stock fidèle aux expériences.

Généralement, les modèles structuraux de la mémoire sont définis en fonction de la durée du stockage de l’information. Les deux premiers registres, sur lesquels nous passons rapidement, font état d’un stockage de l’information durant quelques secondes ou quelques minutes. Il s’agit de la mémoire sensorielle et de la mémoire à court terme. Un troisième registre concerne la mémoire de travail qui maintient de manière temporaire l’information pour réaliser des activités cognitives plus ou moins complexes comme le raisonnement, la compréhension et l’apprentissage. Le dernier registre, lié au précédent, est la mémoire à long terme qu’Endel Tulving351 divise en trois sous-catégories : la mémoire procédurale, la mémoire épisodique et la mémoire sémantique. La mémoire procédurale est une mémoire des gestes répétés, inconsciente et donc non déclarative352. Elle permet l’acquisition de procédures techniques, motrices et cognitives aboutissant progressivement à la maîtrise d’un savoir-faire353. A l’origine de la mémoire procédurale se trouve un effort volontaire d’acquisition des procédures. La mémoire épisodique introduite par Tulving354 est la mémoire des souvenirs personnels uniques, de ce qui est arrivé aux individus ; ces souvenirs ont des spécificités chronologiques et temporelles avec des indices émotionnels et affectifs. Enfin, la mémoire sémantique est la mémoire des connaissances. Contrairement à la précédente, c’est une mémoire de la répétition et elle n’est ni localisée ni datée. Il s’agit d’éléments qui sont appris

350 Théodule Ribot, Les maladies de la mémoire, Baillère., Paris, 1881.

351 Tulving, Endel, « How Many Memory Systems Are There ? », American Psychologist, 1985, vol. 40, no 4, p. 14.

352 Jean-Pierre Rossi, Psychologie de la mémoire: de la mémoire épisodique à la mémoire

sémantique, Bruxelles, De Boeck, 2005, p. 31.

353 Bernard Croisile, Tout sur la mémoire, Paris, O. Jacob, 2008, p. 96.

354 Endel Tulving et Wayne Donaldson (eds.), Organization of memory, New York, Etats-Unis d’Amérique, Academic Press, 1972, xiii+423 p.

à plusieurs reprises et qui n’ont pas, selon les psychologues, de contenu émotionnel. Le tableau 3 explicite les deux catégories de mémoire.

Tableau 3 : Exemple de mémoire épisodique et sémantique (source Croisile, 2009).

Mémoire épisodique = mémoire personnelle, souvenirs

Mémoire sémantique = mémoire culturelle, connaissances

« je suis allé à Londres en septembre 1997

Londres est la capitale du Royaume-Uni

La National Gallery est sur Trafalgar Square

La librairie Foyle’s se trouve dans Charing Cross Road

Il n’y a donc pas un unique registre mémoriel mobilisé dans le processus du souvenir. Au contraire, la mémoire que l’individu évoque et les souvenirs dont il se rappelle sont le produit d’une équation qui mêle des éléments appartenant aux différents régimes mémoriels. Le processus par lequel les souvenirs (mémoire épisodique) et les connaissances (mémoire sémantique) sont sélectionnés pour construire une mémoire autobiographique est d’ailleurs particulièrement complexe et peu de recherches ont été effectuées à ce sujet. Cette mémoire d’un passé plus ou moins lointain, qui est racontée, est aussi chargée de représentations qui sont fondamentalement sociales et collectives.

Ce détour par les neurosciences ne peut s’achever sans traiter, au moins rapidement, de l’oubli. Si les controverses sur la mémoire sont nombreuses entre les sciences sociales et cognitives, l’interprétation que les chercheurs font de l’oubli est, elle aussi conflictuelle. Sauf dans certains cas de pathologies, l’oubli n’est pas une maladie. L’effacement de la trace mnésique serait au contraire pour la mémoire une « condition de sa santé et de sa

survie »355. En d’autres termes, on ne peut ni ne doit se souvenir de tout. L’oubli facilite la rétention de ce que l’individu juge important. Les neurosciences montrent qu’il repose sur l’effacement progressif d’une trace du fait de la rareté de son évocation ou de son souvenir. Il n’y a donc pas de processus conscients ou intentionnels visant à oublier certains éléments appris ou certains souvenirs. Comme le rappelle Paul Ricœur, dans les sciences qui étudient les pathologies neuronales, « l’oubli est (…) évoqué dans le voisinage des dysfonctions des opérations mnésiques, à la frontière incertaine entre le normal et le pathologique »356. La psychanalyse, en particulier Sigmund Freud, propose cependant une lecture active de l’oubli, le refoulement. Ce dernier consiste à renvoyer dans l’inconscient un souvenir psychologiquement traumatique ou un fantasme pour protéger l’individu. Ce contenu refoulé peut cependant opérer un retour et ressortir sous la forme de lapsus ou d’actes manqués.

En outre, la psychanalyse introduit l’influence du collectif sur l’oubli individuel et Paul Ricœur va plus loin en interrogeant aussi l’oubli dans la vie publique. Il propose une typologie des « us et abus de la mémoire »357, passant de la sphère privée, chère au psychanalyste, à la sphère publique que le philosophe, le sociologue ou l’historien analysent. C’est alors l’usage de l’oubli et donc du passé — ce que Tzvetan Todorov considère être un abus de mémoire358 — dont il est question ainsi que de sa mise en récit politique. Il ne s’agit donc pas simplement d’effectuer un travail de mémoire pour se souvenir mais bien de faire un usage politique du passé contre l’oubli, pour un devoir de mémoire. Le débat sur l’oubli et le devoir de mémoire, en particulier après 1940-1945 en France359, soulève la question, dans le cadre de cette étude, de l’existence d’un possible devoir de mémoire du développement. Dans cette optique, le développement serait alors une

355 T. Ribot, Les maladies de la mémoire, op. cit., p. 46.

356 P. Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, op. cit., p. 543.

357 Ibid., p. 575.

358 T. Todorov, Les abus de la mémoire, op. cit.

expérience individuelle ou collective qui ferait l’objet d’usages politiques. De telles questions sont abordées dans un numéro spécial de la revue Politique

africaine en octobre 2014 dans lequel les contributeurs s’interrogent sur les

politiques de la nostalgie du développement360 et sur la permanence du discours développementiste. Robert Ahearne, à partir de ses recherches au sud de la Tanzanie, explique comment le concept de développement est souvent évoqué comme appartenant au passé361 et pouvant ainsi faire l’objet d’usages politiques.

2.2. De l’expérience intérieure au façonnement