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La réflexion sur la mémoire comme entrée sur les processus de développement est donc au cœur de cette thèse. Il s’agit, à l’aide ce cet outil théorique et empirique, de pouvoir dépasser l’approche immédiate et projetée de l’action qui caractérise les configurations développementistes et d’interroger une histoire sociale du développement globalement ignorée sur plusieurs terrains, au Maroc et à Madagascar. Afin de contextualiser et de définir les questions et hypothèses auxquelles cette étude entend répondre, il faut revenir sur notre compréhension du concept de mémoire. Notons dès à présent que le deuxième chapitre de cette étude approfondira le cadre théorique qui s’y rapporte et fera état des controverses que cette notion peut soulever quand elle est associée à celle de développement.

La mémoire est une notion des sciences sociales, elle est un objet pour le chercheur mais aussi une réalité nommée comme telle par les acteurs sociaux50. Aussi, la mémoire a-t-elle longtemps fait l’objet de controverses dans le champ de la mobilisation politique de l’histoire. Cette notion est d’ailleurs souvent définie par opposition au passé puisque les deux s’opposent. En effet, rapprocher ces deux notions reviendrait à ignorer une

50 Marie-Claire Lavabre, « Paradigmes de la mémoire », Transcontinentales. Sociétés,

caractéristique essentielle de la mémoire, à savoir qu’il s’agit d’une « représentation construite du passé et non le passé lui-même, par définition révolu »51. La mémoire est donc une représentation du passé sous forme mentale. Si l’on reprend la formule de Saint Augustin dans le Livre XI des

Confessions écrites de 397 à 400, la mémoire est le présent du passé. Ainsi,

l’analyse de la mémoire à un instant T permet de caractériser non seulement les rapports sociaux et les représentations sociales au moment où le chercheur interroge le sujet mais aussi les représentations collectives du passé. La dimension collective et socialisée de la mémoire et de la production des souvenirs sont d’ailleurs des éléments fondamentaux qui seront explorés dans cette thèse. Paul Ricœur rappelle notamment que les premiers souvenirs de l’individu sont les souvenirs partagés52 parce que l’action même de se souvenir dépend de l’inscription d’un individu dans un ou plusieurs cadres sociaux53.

La mémoire est aussi relative au futur et aux anticipations des individus dans la mesure où les perceptions du passé façonnent leurs aspirations sociales, politiques et économiques, ce qu’illustrent les travaux de Robert Michael Ahearne sur les life narratives of interventions en Tanzanie54. La mémoire est donc un trait d’union entre le passé et le futur. En outre, la mémoire est constituée d’un flux de souvenirs qui peuvent être définis comme des significations sociales individuelles et collectives. Travailler sur la mémoire et les souvenirs avec la rigueur des sciences sociales requiert donc une méthodologie et un rapport au terrain spécifique sur lesquels reviendront les sections suivantes et les différents chapitres de cette étude. Cependant, il faut noter d’ores et déjà que le matériau qui constitue la mémoire est

51 Marie-Aude Fouéré, « La mémoire au prisme du politique », Cahiers d’études africaines, janvier 2010, no 197, p. 5.

52 Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, France, Seuil, 2000, p. 147.

53 Maurice Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, France, Albin Michel, 1925, 367 p.

54 Robert Michael Ahearne, « « Le développement ? C’est du passé ». Une lecture historique des récits du progrès dans la Tanzanie du Sud », Politique africaine, 2014, vol. 135, no 3, p. 23-46.

composé de récits et ces derniers reflètent l’enchevêtrement des époques et des histoires individuelles et collectives.

À partir de ces différents éléments de définition qui seront explorés dans cette étude, la mémoire du développement est définie comme l’évocation des traces matérielles (ponts, écoles, vaccins etc.) et immatérielles (changement d’organisation sociale, évolution des modes de gouvernance etc.) que laissent les interventions de développement. La mémoire n’est pas seulement la trace des interventions mais bien son évocation et les représentations individuelles ou socialement partagées dans les récits que laissent le développement, et en particulier les projets et programmes.

Cette définition soulève une question fondamentale pour la suite de ce travail à laquelle les éléments détaillés précédemment ont apporté des éléments de réponse : sur quelle(s) mémoire(s) porte cette recherche ? Stricto sensu, le développement n’a pas de mémoire, mais les différents acteurs ainsi que les institutions ont des souvenirs et parfois des mémoires constituées. Comme nous l’avons suggéré, il faut préciser qu’elle ne se concentre par sur la mémoire des professionnels de l’aide ou des institutions du développement. Le positionnement de cette thèse est de considérer les souvenirs et les récits de celles et ceux qui sont touchés ou témoins des interventions de développement et dont la voix porte moins dans la sphère publique. Effectivement, il existe dans la littérature à la fois des mémoires de développeurs55 et une analyse scientifique de ces dernières56. Les institutions, et notamment les agences d’aide publique au développement, racontent, elles aussi, dans une approche patrimoniale, leur histoire au

55 Citons par exemple les mémoires de Gérard Winter, A la recherche du développement :

un fonctionnaire au service d’une passion, Paris, Karthala, 2010, 285 p. Celles

d’Yves Roland-Billecart, Une vie vouée au développement, Paris, France, Agence française de développement, 2018, 185 p.

56 Jean Copans, « Usages du développement : mémoires, politiques et sciences sociales »,

moyen d’archives et de mise en récit du passé de leurs interventions57 . Bien que la dichotomie entre développeurs et développés soit artificielle et à relativiser tant certains individus sont positionnés à la frontière entre les deux univers, la démarche de cette étude n’est donc pas de considérer la mémoire des professionnels de l’aide mais plutôt d’analyser les représentations du passé des interventions de développement que se forgent les attributaires de ces projets et programmes et plus largement les habitants d’un territoire. Notons également que le territoire n’est pas une catégorie d’analyse mobilisée dans cette étude, il s’agit plutôt de circonscrire le territoire de la mémoire à un espace cohérent travaillé par des politiques publiques, des formes d’organisations sociales qui évoluent au cours du temps et par des rapports de force et de domination entre les acteurs.

En outre, cette recherche n’adoptera pas les termes de développeurs et de développés pour parler des différents acteurs de l’interaction sociale que constitue l’intervention de développement. Ces notions induisent une dimension de passivité ou de circulation à sens unique des outils et des référentiels d’action. Notre propos sera justement de montrer que les habitants des territoires qui sont supposés être les bénéficiaires des interventions de développement ne constituent pas des acteurs passifs. Ils sont des êtres actifs, socialement capables de réflexivité et d’analyse quant à leurs actions et à celles des acteurs de la configuration développementiste. Les notions de populations cibles ou populations sous projet ne sont pas non plus adaptées à nos travaux dans la mesure où l’intervention de développement n’est pas circonscrite à une liste de gens qui sont les seuls bénéficiaires de l’aide. En effet, il existe des détournements de l’instrument projet et des effets de diffusion territoriale d’un projet. En d’autres termes,

57 Voir par exemple les travaux de François Pacquement sur l’Agence française de développement (AFD) au Sénégal : François Pacquement, Histoire de l’Agence

française de développement en Côte d’Ivoire, Paris, Éditions Karthala, 2015, 253 p.

François Pacquement a également coordonné l’ouvrage célébrant les 75 ans de la coopération française : Agence française de développement, 75 ans au service du

développement, L’Agence française de développement, des origines à nos jours,

des outils, des instruments techniques ou socio-organisationnels promus sur une localité et à un public prédéfini sont souvent disséminés par des réseaux de parenté ou de voisinage sans que l’intervention ne l’ait prévu58.

Ainsi, proposer une relecture des processus de développement à partir des mémoires des habitants de différentes communes nécessite d’aller chercher les traces de cette mémoire ailleurs que dans les documents écrits et les archives des projets. Ces derniers constituent d’ailleurs souvent des formes de récits positifs, voire triomphants de la sphère développementiste. C’est au moins en partie une des raisons qui pousse à reconstruire les mémoires par le bas, auprès de la population des territoires. En outre, Jean-François Baré suggère que les projets ne laissent pas toujours, ou pas uniquement des traces dans les documents59. Les mémoires reconstruites sous la forme des récits peuvent alors constituer un complément aux compréhensions des effets et des impacts des interventions de développement.

Par conséquent, travailler sur le développement à partir des mémoires individuelles et socialement partagées a un intérêt pour les professionnels du développement. En effet, se souvenir des interventions passées, dans leurs réussites comme dans leurs échecs, participe à nourrir le débat des acteurs de l’aide sur son efficacité et ses modalités, en introduisant une dimension temporelle. Il faut cependant préciser que cette étude ne constitue pas une forme d’évaluation d’impact à proprement parler et ne peut être utilisée comme telle par les bailleurs et les opérateurs de développement. Étudier les souvenirs et les récits qui constituent les mémoires peut s’apparenter à chercher l’impact des interventions, en particulier considérant la définition qui en est donnée par le Comité de l’aide au développement de l’OCDE : « effets positifs ou négatifs, primaires ou secondaires, induits par

58 Voir à ce sujet les travaux d’Emma Crewe et Elizabeth Harrison : Whose Development ?

An Ethnography of Aid, Londres ; New York, Zed Books, 1998, 224 p.

une intervention, directement ou non, intentionnellement ou non »60. Si elle est une manière de considérer les impacts des interventions, l’analyse des récits et des mémoires se différencie d’une évaluation dans la mesure où les acteurs de l’aide cherchent à imputer les effets en termes de développement (économiques, sociaux, organisationnels etc.) à une intervention. La causalité et l’imputabilité sont des éléments récurrents dans les débats sur l’aide mais ne constituent pas un axe de cette recherche.

Si les acteurs de l’aide visent à objectiver leur méthode d’évaluation pour des raisons légitimes de comparabilité et de redevabilité, le travail proposé sur la mémoire ne cherche pas à vérifier mais plutôt à rendre compte des subjectivités et à proposer une analyse des expériences individuelles et collectives liées au développement. Pour ce faire, cette recherche adopte une approche systémique en considérant l’ensemble des interventions de développement, dans tous les secteurs et par l’ensemble des opérateurs. Il aurait en effet été possible de n’étudier que la mémoire des interventions relatives à l’éducation, à la santé ou à l’agriculture ou celles mises en œuvre par une structure en particulier61 mais cela aurait conduit à segmenter l’expérience et ne pas la considérer de manière globale. En effet, en analysant sur les temps longs les interventions de développement, cette étude postule que les individus ont participé ou été témoins d’un ensemble très hétéroclite d’interventions au cours du temps. Ce sont d’ailleurs les multi-connaissances qu’ont les individus des projets et programmes que cette étude entend analyser. Il s’agit comme indiqué plus haut d’un élargissement thématique qui constitue une valeur ajoutée à la littérature existante. Cette approche multisectorielle a néanmoins un écueil qui tient à la délimitation de ce qu’est, et de ce que n’est pas, une intervention de

60 OCDE, Glossaire des principaux termes relatifs à l’évaluation et la gestion axée sur les

résultats, op. cit., p. 21.

61 Le projet Foradyn mentionné plus haut a entrepris de considérer les traces de projets dans des secteurs en particulier ou mis en œuvre par un bailleur spécifiquement. Notons cependant que le travail sur un seul opérateur ou bailleur apparaît particulièrement limité tant les opérations de développement sont aujourd’hui multi-acteurs (agence bilatérale, ONG internationale ou locale etc.).

développement. Si le chercheur peut tenter de cadrer l’expression des souvenirs par les questions posées, l’exercice lui échappe finalement assez largement. Ne pas borner la mémoire sur le plan thématique ou sectoriel a ainsi comme corollaire de ne pas pouvoir isoler dans les mémoires les processus de développement liés à la configuration développementiste. Ainsi les programmes et projets qui relèvent de la configuration développementiste risquent d’être entremêlés avec des politiques publiques ou des démarches individuelles. L’expression des souvenirs et la reconstruction de la mémoire ne peuvent donc être objectivées, en particulier lorsque l’on est face à des expressions et des contenus de l’intime.

La mémoire ne se laisse pas non plus borner sur le plan des temporalités. Quelles sont alors les bornes temporelles de cette recherche ? Il s’agit d’une question essentielle pour notre étude car la reconstruction des souvenirs va chercher des éléments dans plusieurs zones du cerveau et constitue une synthèse de différentes temporalités et expériences. De manière artificielle nous avons cependant établi des bornes temporelles à l’exercice de reconstitution des mémoires, à savoir les indépendances des deux pays (1956 pour le Maroc et 1960 pour Madagascar), ce qui n’a cependant pas empêché certains individus de faire référence aux périodes antérieures aux indépendances, conduisant à interroger les permanences dans les mémoires des imaginaires coloniaux.