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générique du développement

2.3.2. Existe-t-il des évocations

collectives du passé du

développement ?

La dernière hypothèse que nous souhaitons aborder dans ce chapitre construit autour de l’affirmation « la mémoire du développement, ça n’existe pas ! » a trait à la fabrique des mémoires socialement partagées. Alors que Maurice Halbwachs écrivait dans l’entre-deux guerres que nous ne sommes « pas habitués à parler de la mémoire d’un groupe, même par métaphore »387, cela a aujourd’hui un caractère d’évidence, comme le rappelle Marie-Claire Lavabre dans ses travaux388. On en vient presque à oublier que la mémoire renvoie à deux niveaux de récits : celui des mémoires sociales pensées à l’aune de leurs expressions institutionnelles, c’est-à-dire les configurations mémorielles qui font l’objet d’une politisation et les souvenirs portés par l’expérience vécue389. En France par exemple, des périodes et des évènements historiques comme l’esclavage, le Régime de Vichy, la Shoah, ou encore la colonisation font l’objet de mobilisations sociales pour la légitime reconnaissance de préjudices ou d’un devoir de mémoire390. Pour autant, doit-on en conclure que toutes les mémoires, pour exister, doivent avoir une fonction et passer par un processus de politisation ? Si tel est le cas, alors nous pourrions aller dans le sens de l’affirmation « la mémoire du développement ça n’existe pas » car il n’y a pas

a priori de récit organisé, de configuration ou de manifestation mémorielle du

développement. Si l’on pousse encore plus loin les logiques du travail académique et de la fabrique de la mémoire, on peut ainsi dire qu’il n’y a pas de « mémoire de la mémoire » ou de fait commémoratif du développement.

387 M. Halbwachs, La mémoire collective, op. cit.

388 M.-C. Lavabre, « Paradigmes de la mémoire », art cit.

389 Lavabre, Marie-Claire, « La Commémoration : mémoire de la mémoire ? », Bulletin des

bibliothèques de France (BBF), 2014, no 3, p. 26-37.

390 Sur les terrains africains on citera également les travaux de Chloé Josse-Durand qui a travaillé sur les usages politiques du passé et du patrimoine : Chloé Josse-Durand,

Bâtir les mémoires locales, « pluraliser » le récit national : le musée communautaire au prisme des usages politiques de la mémoire et du patrimoine au Kenya et en Éthiopie, Thèse de doctorat en science politique, Université de Bordeaux - Sciences

Cela s’expliquerait par le fait qu’il n’y a pas d’unicité de la mémoire des interventions de développement et qu’il n’y a pas de collectif qui la porte. Cela pousse à s’interroger sur l’existence de moyens de production et de transmission du souvenir, ce que Lucette Valensi appelle la mnémotechnique, dans ses travaux sur les souvenirs et le rapport entre histoire et mémoire à partir d’une bataille entre marocains et portugais au XVIe siècle391. Selon l’historienne, la mnémotechnique est composée de textes, de rituels civiques ou religieux, d’iconographies etc. Si dans notre étude, il existe bien des souvenirs des interventions de développement, ceux-ci sont éclatés dans une constellation de récits autobiographiques publics ou non. Peu sont écrits ou formalisés392. Il n’y a alors pas de gestion publique de la mémoire du développement et, de ce fait, pas de récit institutionnalisé à analyser en tant que tel. Pour autant, cela ne veut pas dire que la mémoire du développement n’existe pas mais plutôt qu’il faut utiliser d’autres méthodes et d’autres ressorts pour analyser les récits collectifs et les souvenirs individuels. La mémoire des interventions de développement existe puisqu’elle est transmise de génération en générations. En témoignent les récits rapportés par les plus jeunes de l’installation de l’eau ou de l’électricité au Maroc ou de la présence d’assistants techniques dans les rizières malgaches (voir les troisième et quatrième chapitres). L’objet de cette étude est d’ailleurs de montrer que certains locuteurs ont une légitimité plus forte que d’autres pour parler des interventions du développement, ce qui leur permet de dégager des ressources symboliques, politiques, sociales et parfois matérielles (voir chapitre 6).

L’idée selon laquelle il n’y a pas de mise en récit politique du passé du développement en Itasy et dans le Souss Massa Drâa permet de considérer

391 L. Valensi, Fables de la mémoire, op. cit., p. 18.

392 Citons dans le Souss Massa Drâa le travail qu’est en train de réaliser un militant des droits de l’homme, très engagé dans le développement, dans l’objectif d’écrire ses mémoires. Mais, ces dernières dépassent l’expérience du développement puisqu’il a été détenu pendant les années de plomb au Maroc et que c’est l’ensemble de son expérience qu’il met en récit.

l’ambiguïté à laquelle tout chercheur travaillant sur la mémoire est confronté : travaille-t-on sur la mémoire ou avec la mémoire ? La distinction peut tenir de la subtilité de langage, pourtant, elle a des répercussions épistémologiques et empiriques sur lesquelles il est nécessaire de revenir. D’une part, la sociologie de la mémoire travaille sur la mémoire à partir d’un matériau diversifié constitué d’archives publiques et privées, d’entretiens, d’enquêtes topographiques, d’observations… d’autre part, travailler avec la mémoire se rapproche d’une forme d’histoire orale qui puise son matériau principal dans les témoignages. Une telle dichotomie est, somme toute, relative et notre étude montre dans quelle mesure les cadres théoriques de la sociologie de la mémoire peuvent être utilisés pour l’analyse d’une mémoire qui n’est pas encore socialement ou politiquement constituée. Nous participons donc à constituer ces mémoires et, de ce fait, notre travail risque de figer les mémoires, faisant du chercheur un acteur de la fabrique des souvenirs et de cette étude une création autorisée du discours sur le passé et sur le développement.

Conclusion

L’objectif de ce chapitre était de présenter les différents usages et conceptions relatifs à la notion de mémoire, et ce dans différentes disciplines, au prisme de la configuration développementiste. Nous avons ainsi clarifié les positionnements théoriques et empiriques de cette étude ainsi que les spécificités de l’usage de la notion de mémoire dans les mondes de l’aide. De cet état de l’art, il faut retenir quatre points essentiels.

Premièrement, notre travail ne vise pas à produire une histoire objective de l’aide au développement au Maroc et à Madagascar (c’était l’objet du chapitre premier). Nous avons montré en quoi le débat entre histoire et mémoire, dans les sciences sociales, permet de distancier notre travail de l’écriture d’une histoire objective selon un processus rationnel. Le matériau de cette thèse repose sur des souvenirs qui font l’objet d’un processus de reconstruction et qui sont donc soumis aux capacités cognitives aléatoires des individus ainsi qu’aux processus sociaux dans lesquels l’exercice du souvenir et de la narration s’inscrit. La mémoire ainsi reconstruite est donc nécessairement subjective et imparfaite. Elle n’est ainsi pas fidèle à l’histoire et c’est justement cette trahison qu’il est pertinent d’analyser puisqu’elle révèle des mécanismes socio-politiques, des rapports de force ainsi que des représentations de ce qu’est, pour les attributaires des interventions, le développement.

Deuxièmement, en plus d’être reconstruite, la mémoire du développement est rapportée. En effet, nous n’avons pas accès directement aux souvenirs des individus mais uniquement aux récits qu’ils en font ou qu’ils veulent bien en faire. La notion de « mémoire du développement » est ainsi métaphorique, elle n’existe pas en soi et n’est pas atteignable par le chercheur sans passer par le processus du langage et de l’interaction.

Troisièmement, la présentation de l’état de l’art conduit à identifier des risques et des biais liés à l’usage de l’outil mémoire sur les configurations de développement. Ces derniers constituent le paradoxe de cette étude. En effet, reconstruire les mémoires des interventions de développement conduit à nous exposer à la création d’un souvenir générique, moins consistant et largement imprécis qui concentrerait un ensemble d’expériences ou au contraire serait contraint par les dernières expériences ou par les plus marquantes. C’est justement en raison de ce risque, pour tenter de le dépasser mais aussi pour pouvoir naviguer dans le temps, que nous avons défini une méthode mixte d’enquête qui croise plusieurs manières de reconstruire les récits des souvenirs des interventions de développement.

Quatrièmement, notre objet de recherche, le développement, est spécifique dans la mesure où il n’existe pas de mise en récit politique, collective ou institutionnalisée du passé du développement en Itasy ou dans le Souss Massa Drâa. Il n’existe pas non plus d’évènement fondateur qui serait vécu en commun et que nous pourrions analyser. En effet, nous ne travaillons pas sur un projet ou un programme en particulier mais bien sur l’accumulation des interventions au niveau local et sur la manière dont elles impriment les configurations mémorielles et les trajectoires individuelles d’un point de vue diachronique. La deuxième partie de cette étude nous conduit à découvrir et à explorer les récits ainsi que les souvenirs rapportés par les individus afin de reconstruire la mémoire du développement et d’en analyser ses contours.