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Dépasser les guerres de tranchées : l’adoption de méthodes mixtes de recherche dans une perspective

comparative

« Vouloir opposer les méthodes qualitatives et quantitatives, alors qu’elles se complètent, c’est renoncer à trouver la solution efficace des problèmes et risquer de freiner le développement des sciences sociales, au moment où l’on a plus que jamais besoin d’elles »82.

« Mixes methods research is the type of research in which a researcher combines elements of qualitative and quantitative research approaches (e.g., use of qualitative and quantitative viewpoints, data collection, analysis, inference techniques) for the purpose of breadth and depth of understanding and corroboration »83.

La mémoire du développement en tant qu’objet de recherche implique de recourir à une diversité de méthodes pour croiser différents types de données. Plusieurs outils de la recherche ont donc été mobilisés dans cette étude : le recueil d’archives et de sources primaires, des entretiens individuels ou collectifs et des enquêtes par questionnaire auprès d’un échantillon représentatif de la population des communes. Notre réflexion sur la production (et l’analyse) de données se nourrit d’un double impératif

82 Madeleine Grawitz, Méthodes des sciences sociales, Paris, Dalloz, 1996, p. 338-339.

83 R. Burke Johnson et Anthony J. Onwuegbuzie, « Mixed Methods Research: A Research Paradigm Whose Time Has Come », Educational Researcher, 2004, vol. 33, no 7, p. 123.

recherche et action et nous a conduit à vouloir utiliser à la fois des données

quantitatives et qualitatives, nous situant ainsi dans un 3ème paradigme et dans la veine des méthodes mixtes de recherche en sciences sociales.

En effet, il existe dans les sciences sociales de grandes divisions théoriques et épistémologiques. L’une des principales demeure celle qui oppose les méthodes quantitatives et qualitatives dans une forme de guerre de paradigmes ou de « coupures épistémologiques »84 dont la cicatrisation demeure limitée. Alors que beaucoup se sont prononcés pour l’incompatibilité des méthodes85, cette division a défini des démarches de recherche non seulement individuelles mais aussi collectives en institutionnalisant un clivage dans la communauté scientifique. En témoignent les manuels de méthodologies des sciences sociales, qui divisent les deux approches, comme les revues scientifiques et les formations universitaires. Gisèle De Meur et Benoît Rohoux précisent que « la dichotomie est telle que les approches quantitative et qualitative se développent très largement dans une ignorance, voire une répulsion, réciproques » 86.

Dans leur travail de thèse, les jeunes chercheurs sont contraints de se positionner et de faire une quasi-allégeance à l’une ou l’autre des méthodes en particulier dans le processus de socialisation de leur parcours de recherche et en vue d’enseigner à l’université87. La construction d’une

84 Bruno Latour, « Les “vues” de l’esprit, une introduction à l’anthropologie des sciences et des techniques », Culture et technique, juin 1985, no 14, p. 79-96.

85 Voir à propos des contre-arguments aux thèses de l’incompatibilité et dans une perspective pragmatique Kenneth R. Howe, « Against the Quantitative-Qualitative Incompatibility Thesis or Dogmas Die Hard », Educational Researcher, 1988, vol. 17, no 8, p. 10-16.

86 Gisèle De Meur et Benoît Rihoux, « L’analyse quali-quantitative comparée, une “troisième voie” au service de la politique comparée » dans Céline Thiriot, Marianne Marty et Emmanuel Nadal (eds.), Penser la politique comparée: un état des savoirs théoriques

et méthodologiques, Paris, Karthala, 2004, p. 281.

87 Christian Comeliau, « Thèses interdisciplinaires : amateurisme ou exigence fondamentale ? » dans Hunsmann Moritz et Sébastien Kapp (eds.), Devenir

chercheur: écrire une thèse en sciences sociales, Paris, Éd. de l’École des Hautes

méthodologie d’enquête et de recherche est ainsi moins liée à l’objet qu’à des enjeux d’ancrages disciplinaire et institutionnel. Dans notre travail, nous avons souhaité dépasser ces assignations méthodologiques88 et nous astreindre à jouer les complexités et à croiser les sources et données de différentes catégories et origines. Notre environnement de travail au sein du laboratoire Les Afriques dans le monde et dans l’équipe du projet de recherche DeMeTer a facilité notre positionnement dans cette démarche que l’on peut appeler pragmatique. En effet, si les divisions, les guerres de tranchées et les écarts sont nombreux entre les méthodes quantitatives et qualitatives, les opposer apparaît à bien des égards contre-productif dans la démarche scientifique. Au-delà des oppositions de principe, il faut selon nous casser les mythes de ces deux paradigmes, voir du quantitatif dans le qualitatif et inversement. La frontière n’est en effet pas si évidente entre les deux. De quoi parle-t-on au juste ? S’agit-il de méthode de collecte, de données, de la nature même de ces données ? En réalité, les données ne sont jamais « données » ou présentes naturellement dans un environnement, elles demeurent construites. On peut ainsi, comme c’est notre cas, avoir eu recours à une méthode de collecte qui répond aux canons de la démarche quantitative mais obtenir des données qualitatives sur un échantillon représentatif de la population. En outre, en fonction des séquences et de la conception de la démarche d’enquête, les chercheurs utilisent de plus en plus, soit individuellement soit collectivement des méthodes mixtes de recueil et d’analyse des données que l’on aurait volontiers opposées précédemment.

Le fait d’utiliser les méthodes quantitatives et qualitatives dans un même travail n’est cependant pas une pratique nouvelle. Nous sommes en effet

88 Claire Lemercier, Carine Ollivier et Claire Zalc, « Articuler les approches qualitatives et quantitatives. Plaidoyer pour un bricolage raisonné » dans Hunsmann Moritz et Sébastien Kapp (eds.), Devenir chercheur : écrire une thèse en sciences sociales, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2013, p. 126.

maintenant « dans une ère d’éclectisme méthodologique »89 et Peter Burnham de rappeler que « most « real world research » plays down the

differences and calls for both qualitative and quantitative analysis, although usually in unequal measure »90. Même chez ceux qui continuent de se revendiquer de l’un ou de l’autre des paradigmes, on constate que l’opposition entre les deux est un faux problème. Le quantitatif implique en effet une part de qualitatif, par exemple dans la construction des questions d’une enquête ou d’un sondage ainsi que dans l’interprétation des données. À l’inverse, il y a dans les analyses qualitatives, notamment la conduite d’entretien, une part de codage et de quantitatif, ne serait-ce que pour éviter le « qualitatif honteux »91 et l’obsession de faire du chiffre dans les entretiens.

Si le clivage est admis la mise en pratique de ce dépassement est inégal selon les disciplines. Les manuels francophones de science politique font peu ou prou référence aux méthodes mixtes de recherche92 ou ne donnent que des pistes, le plus souvent à partir d’auteurs et de travaux nord-américains comme ceux de Charles Ragin et la méthode qu’il a désignée par

Qualitative Comparative Analysis93. En matière d’analyse comparative du politique, un numéro spécial de la Revue internationale de politique

89 Jean-Pierre Olivier de Sardan, La rigueur du qualitatif : les contraintes empiriques de

l’interprétation socio-anthropologique, Louvain-La-Neuve, Academia-Bruylant, 2008,

365 p.

90 Peter Burnham (ed.), Research methods in politics, 2. ed., Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2008, p. 333.

91 J.C Passeron (1991) cité par Stéphane Beaud, « L’usage de l’entretien en sciences sociales. Plaidoyer pour l’«entretien ethnographique» », Politix, 1996, vol. 9, no 35, p. 232.

92 Parmi les nombreux manuels que nous avons consultés, celui de François Dieu dans le chapitre sur les techniques d’observation rappelle que le politiste peut « tirer avantage de l’utilisation conjointe de deux ou plusieurs techniques » sans forcément argumenter en la faveur d’un croisement des données, François Dieu, Introduction à

la méthode de la science politique, Paris; Bagneux, L’Harmattan ; Numilog, 2008,

p. 89..

93 A la fin de son manuel, Yves Surel fait ainsi référence à « des pistes pour la recherche quali-quanti : le QCA de Ragin »Yves Surel, La science politique et ses méthodes, Paris, Colin, 2015, p. 253.

comparée explore l’analyse quali-quantitative comparée94. Cette méthode, exploitée dans l’analyse des politiques publiques et de l’action publique propose justement une voie alternative entre une recherche centrée sur les variables et les grands ensembles et une recherche sur un nombre moyen de cas (10 ou 20 pays). En dehors de cette niche, d’autres travaux en science politique empruntent également cette troisième voie, qualifiée de pragmatique dans laquelle des données quantitatives sont liées à des données qualitatives pour diversifier, falsifier ou enrichir les résultats d’une recherche. Il est d’ailleurs souvent recommandé pour les jeunes chercheurs candidats au métier de la science politique d’avoir des protocoles de recherche mixtes afin de favoriser leur insertion dans des équipes ou des projets de recherche interdisciplinaires95.

Dans la science politique et l’analyse des politiques publiques en Afrique, le recours aux méthodes mixtes de recherche « reste une exception » comme le soulignent les coordinateurs de l’ouvrage Une politique publique de santé

et ses contradictions96. Les contributeurs de cet ouvrage ont d’ailleurs eu recours à l’utilisation des méthodes mixtes de recherche en s’appuyant sur la littérature, principalement nord-américaine qui s’est beaucoup développée depuis 2003, date à laquelle est publié le premier Handbook of

Mixed-Methods in social and Behavioral Research par Abbas Tashakkori et Charles

94 Benoît Rihoux, « Six applications d’analyse quali-quantitative comparée (aqqc) et des ensembles flous (ef) : mode d’emploi et originalités », Revue internationale de

politique comparée, 2004, vol. 11, no 1, p. 11-16.

95 On fera par exemple référence au triple protocole développé par Alexandre Dezé mêlant une enquête par questionnaire, des entretiens individuels et un test projectif : Alexandre Dezé, « L’image fixe en questions : retour sur une enquête de réception du discours graphique du Front National » dans Pierre Favre, Olivier Fillieule et Fabien Jobard (eds.), L’atelier du politiste : théories, actions, représentations, Paris, Découverte, 2007, p. 313-330. On citera également les travaux de Sarah Gensburger sur l’usage politique de la mémoire qui a croisé des entretiens, un travail d’archives et des enquêtes par questionnaire : Sarah Gensburger, Les Justes de France :

politiques publiques de la mémoire, Paris, Presses de Sciences Po, 2010, 239 p.

96 Jean-Pierre Olivier de Sardan et Valéry Ridde (eds.), Une politique publique de santé et

ses contradictions : la gratuité des soins au Burkina Faso, au Mali et au Niger, Paris,

Teddlie97. Les tenants de la Mixed-methods Research se revendiquent d’une double nationalité dans leurs travaux (« dual citizenship »)98 c’est-à-dire combinant les deux techniques dans un protocole de recherche unique avec une méthode, donc des règles, élaborées et précisées. Depuis les travaux pionniers de Greene, Caracelli et Graham99 la définition de ce qu’est la recherche en méthodes mixtes a évolué : du croisement d’outils et de techniques (methods), les débats ont progressivement porté sur le croisement de méthodologies impliquant ainsi des conceptions philosophiques et épistémologiques, a priori irréconciliables, à tous les stades de la recherche100.

Dans notre étude, la valeur ajoutée du croisement des méthodes se fait dans une perspective de triangulation et de complémentarité101 des résultats. En d’autres termes, nous comparons les résultats obtenus par le biais des différents modes de collecte pour expliquer les incohérences, augmenter la crédibilité d’un résultat ou exposer la complexité d’un phénomène. Ainsi, le caractère mixte et croisé de notre méthodologie ne se fait pas sur un plan uniquement séquentiel ou en deux dimensions, l’une quantitative et l’autre qualitative (ou inversement). En effet, sur l’ensemble des phases de notre recherche, les différentes données, les entretiens semi-directifs voire libres ont été utilisés pour cadrer l’enquête par questionnaire et les données qui en

97 Abbas Tashakkori et Charles Teddlie (eds.), Sage handbook of mixed methods in social

& behavioral research, 2nd ed., Los Angeles, SAGE Publications, 2010, 893 p.

98 R.B. Johnson et A.J. Onwuegbuzie, « Mixed Methods Research », art cit ; A. Tashakkori et C. Teddlie (eds.), Sage handbook of mixed methods in social & behavioral

research, op. cit. ; John W. Creswell et Vicki L. Plano Clark, Designing and Conducting Mixed Methods Research, Thousand Oaks, CA, États-Unis, SAGE, 2011,

489 p.

99 Jennifer C. Greene, Valerie J. Caracelli et Wendy F. Graham, « Toward a Conceptual Framework for Mixed-Method Evaluation Designs », Educational Evaluation and

Policy Analysis, 1989, vol. 11, no 3, p. 255-274.

100 Depuis le début des années 2000, une communauté s’est constituée rassemblant des auteurs de disciplines différentes pour penser et conceptualiser l’usage de différents paradigmes dans un même protocole de recherche. Cette communauté, caractérisée par un pluralisme philosophique et paradigmatique, s’est structurée autour de publications et de deux revues scientifiques le Journal of Mixed Methods Research et l’International Journal of Multiple Research Approaches.

101 Jennifer C. Greene, « The generative potential of mixed methods inquiry », International

sont issues ainsi que pour préparer les campagnes d’entretiens. Nous accumulons donc à la fois les forces mais aussi les faiblesses de ces différents outils qui seront présentées successivement dans les chapitres 3 et 4. En outre, nous avons aussi utilisé les résultats obtenus par le biais d’une méthode pour en développer une autre. L’utilisation de méthode mixte de recherche n’offre cependant pas une explication complète de la mémoire du développement mais l’adoption de plusieurs méthodes permet que le produit de notre recherche soit plus riche que celui qui aurait été réalisé avec une mono-méthode.

L’objet de recherche de cette étude, le développement, implique donc l’utilisation d’une diversité de méthodes et, comme le souligne Jean Copans, nécessite de s’inscrire dans une dimension comparative. En effet, selon l’anthropologue, dans la mesure où l’aide au développement est un phénomène international et mondial depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, son « appréhension ne peut être que comparative » 102. Ce travail adopte une comparaison binaire qui « concerne de préférence des pays présentant des analogies fondamentales, même si l’objectif de l’analyse est de mettre en évidence des différences dans un ou plusieurs domaines »103. La variable dépendante comparée est la mémoire du développement puisque les interventions de développement, souvent similaires d’un pays à l’autre, peuvent ne pas produire les mêmes effets. Nous cherchons ainsi à identifier les éléments qui expliquent le caractère différencié des mémoires individuelles et socialement partagées et de leur mobilisation. Nous ne comparons pas pour comparer mais, comme le précise Giovanni Sartori, pour expliquer104 et pour ce faire nous avons choisi d’utiliser différents instruments d’investigation et plusieurs sources de données, quantitatives et qualitatives afin d’enrichir la démonstration d’une plus grande variété

102 J. Copans, « Usages du développement », art cit, p. 659.

103 Mattei Dogan et Dominique Pélassy, Sociologie politique comparative : problèmes et

perspectives, Paris, Economica, 1982, p. 126.

104 Giovanni Sartori, « Bien comparer, mal comparer », Revue internationale de politique

d’analyses causales et de matériaux. Utiliser à la fois des données quantitatives et qualitatives permet aussi de ne pas faire de « comparaisons réductrices »105 fondées sur une batterie d’indicateurs et de chiffres. Dans le cadre de notre démarche comparative, nous avons conçu un cadre analytique et empirique qui puisse voyager entre les différents terrains d’étude. L’objectif était de pouvoir analyser le développement en comparant les héritages socio-économiques et politiques de chaque situation. Nous avons donc affaire à une diversité et une richesse empirique qu’il a fallu ramener à des catégories homogènes et comparables inscrites dans les différentes littératures mobilisées. Trois grands domaines sont finalement comparés dans cette étude : le contenu des souvenirs (de quoi se souvient-on ?), les cadres, variables et éléments structurant le processus de reconstruction des mémoires (pourquoi se souvient-on de cette expérience ?) et enfin la mobilisation des souvenirs et des expériences passées en tant que ressources dans l’action.

Pour donner de la force théorique et empirique à cette comparaison, elle se fait à plusieurs niveaux : à l’échelle infranationale dans les communes puis au niveau des deux pays, le Maroc et Madagascar. Les dispositifs d’enquêtes sont alors similaires mais ne sont pas exactement identiques, comme indiqué dans les différents chapitres de cette étude. Nous sommes conscients de cette limite dans l’exercice de la comparaison. La comparaison se fait enfin sur le plan temporel. Le travail sur la mémoire autorise en effet à travailler sur des processus sociaux, économiques ou politiques dans la durée, ce qui est capital pour l’analyse comparative106.

105 P. Hassenteufel, « De la comparaison internationale à la comparaison transnationale », art cit, p. 118.

106 Patrick Chabal, « La politique comparée et les études en termes d’aires culturelles » dans Céline Thiriot, Marianne Marty et Emmanuel Nadal (eds.), Penser la politique

comparée : un état des savoirs théoriques et méthodologiques, Paris, Karthala, 2004,