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d’ajustement structurel

2.1. La mémoire, objet de transferts conceptuels au croisement des sciences

2.1.1. Le développement dans le débat histoire / mémoire

« L’histoire privilégie l’abstraction et la généralisation, la mémoire privilégie le détail et l’exemple »320.

L’histoire n’est pas la mémoire et la mémoire n’est pas l’histoire. Nous n’allons pas revenir ici sur le débat toujours vif qui fait de ces deux notions un couple conflictuel321 mais en esquisser des définitions. Précisons tout d’abord que ce sont les historiens qui sont les plus nombreux à clarifier le terrain conceptuel et, de ce fait, nous utilisons la définition de ces deux notions qu’en donne l’historien Pierre Nora. Élaborée au début des années 1980 dans un contexte où les études sur la mémoire et l’histoire orale connaissent un renouveau, cette définition revient sur les éléments qui les distinguent.

« La mémoire est la vie, toujours portée par des groupes vivants et, à ce titre, elle est en évolution permanente, ouverte à la dialectique du souvenir et de l’amnésie, inconsciente de ses déformations successives, vulnérable à toutes les utilisations et manipulations, susceptibles de longues latences et de soudaines revitalisations. L’histoire est la reconstruction toujours problématique et incomplète de ce qui n’est plus. […] Parce qu’elle est affective et magique, la mémoire ne s’accommode que de détails qui la confortent : elle se nourrit de souvenirs flous, téléscopants, globaux ou flottants, particuliers ou symboliques, sensibles à tous les transferts, écrans, censure ou projections. L’histoire, parce qu’opération intellectuelle et

320 Tzvetan Todorov, Les abus de la mémoire, Paris, France, Arléa, 1995, p. 109.

321 Plusieurs auteurs contribuent à faire avancer notre réflexion ainsi que cet épineux débat et leurs écrits et publications en rendent compte (Pierre Nora, Henry Rousso, Jacques le Goff, Paul Ricoeur, François Bédarida, Marie-Claire Lavabre et Sarah Gensburger).

laïcisante, appelle analyse et discours critique. La mémoire installe le souvenir dans le sacré, l’histoire l’en débusque (…) »322.

On pourrait également ajouter à cette définition le fait que la mémoire est par nature « multiple et démultipliée, collective, plurielle et individualisée (...) [alors que] l’histoire appartient à tous et à personne ce qui lui donne une vocation universelle »323. La définition que donne Pierre Nora, restrictive s’il en est, interroge tout d’abord l’usage que les historiens font de la mémoire puisque ces derniers la prennent aussi comme objet324. Jacques Le Goff précise d’ailleurs que « la mémoire est la matière première de l’histoire »325. On pourrait ainsi penser que l’histoire (et donc l’historien) fait le tri scrupuleux, démêlant le vrai du faux, l’objectif du subjectif, allant ainsi du magique au discours critique. Plus qu’une opposition entre les deux notions, il y a donc une forme « d’automatisme chronologique »326 entre elles, comme si, à la mémoire, succédait l’histoire, cette dernière l’ayant « débusquée ». Mais, comme le souligne Sarah Gensburger, l’histoire et la mémoire « progressent dans la simultanéité temporelle » et portent toutes deux sur le passé des individus et des collectifs d’individus. Par conséquent, l’analyse du passé par le prisme de l’histoire n’est pas plus complète que celle réalisée par la mémoire, elles utilisent des méthodes et des outils différents.

Dans le lien que la mémoire et l’histoire entretiennent avec le passé, la lecture que donne Georges Corm, à partir d’une métaphore est particulièrement éclairante : l’histoire serait construite d’un « flux permanent

322 Pierre Nora, « Entre Mémoires et Histoire » dans Pierre Nora (ed.), Les lieux de

mémoire :l a République, la Nation, les France, Paris, Gallimard, 2004, p. 24-25.

323 Nora, Pierre, Les lieux de mémoire, op. cit., p. 19.

324 Sur le plan historique précisons d’ailleurs que le concept de mémoire est apparu en France à la fin des années 1970 dans le cadre d’un renouveau conceptuel en histoire qui fera de la mémoire « le fer de lance d’une nouvelle historiographie » (Pierre Nora cité par M.-C. Lavabre, « Paradigmes de la mémoire », art cit.)

325 Jacques Le Goff, Histoire et mémoire, Paris, Gallimard, 1988, p. 10.

326 GENSBURGER Sarah, Essai de sociologie de la mémoire : l’expression des souvenirs à

travers le titre de « Juste parmi les Nations » dans le cas français : entre cadre institutionnel, politique publique et mémoire collective, Paris, EHESS, 2006, p.17.

de connaissances sur le passé, constamment renouvelé et interprété (…) »327 alors que la mémoire serait un stock. Il précise en ajoutant une nouvelle métaphore, empruntée cette-fois à la géologie que :

« La mémoire […] est un stock constitué par les alluvions solidifiées que le flux des souvenirs d’évènements historiques anciens engendre sans souci de l’exactitude et de la complexité de ces évènements. La forme prise par ces alluvions résulte de la façon dont elles ont été filtrées et sculptées par les courants de la philosophie et de l’histoire, des visions du monde et des idéologies politiques et sociales. Tel un formidable amas de stalactites d’une grotte souterraine, la mémoire devient un glacis compact à usage multiple dans le domaine de la construction de l’identité et des idéologies politiques qui en découlent »328.

Pour filer cette métaphore, en matière de passé, nous dirons que la mémoire retient la trace, le plus souvent immatérielle, que laisse l’événement chez l’individu alors que l’histoire, en quête de vérité en fera une description documentée329. Il y a donc bien une différence de nature, que l’on qualifiera d’épistémologique, entre l’histoire et la mémoire. Rapprocher les deux, l’histoire et la mémoire, revient par conséquent à oublier que la mémoire est une « représentation construite du passé »330 sous forme mentale qui demeure toujours actuelle, dans la mesure où elle guide les actions et les représentations individuelles ou collectives. La mémoire est alors constituée de souvenirs d’évènements passés qui sont remémorés par un mécanisme de reconstruction. Dans ce travail sur la mémoire du développement, l’intérêt

327 Georges Corm, Pour une lecture profane des conflits : Sur le « retour du religieux » dans

les conflits contemporains du Moyen-Orient, Paris, La Découverte, 2015, p. 132.

328 Ibid., p. 132-133.

329 Dans sa thèse, Sarah Gensburger revient sur les figures mythologiques de la mémoire, Mnémosyne, et de l’histoire, Clio. Ces deux figures sont liées puisque Clio, muse de son état, est la fille de Zeus et de Mnémosyne, Essai de sociologie de la mémoire,

op. cit., p. 18.

se porte justement sur ces souvenirs reconstruits qui sont autant de traces laissées par la succession des interventions de développement.

Il faut cependant préciser que l’histoire du développement existe et fait l’objet d’écrits, de recherches et de publications très nombreuses. Considérant l’étendue de l’objet, les entrées pour écrire cette histoire sont nombreuses allant jusqu’à l’analyse critique et rétrospective du développement comme une « croyance occidentale »331. Il existe aussi une histoire patrimoniale ou institutionnelle écrite à partir de matériaux d’archives et d’entretiens pour rendre compte de l’histoire de l’aide à partir de multiples points de vue : celui d’un bailleur bilatéral ou multilatéral, d’une agence locale ou nationale, d’un individu en particulier etc. Ces monographies proposent des histoires institutionnelles portant sur des dispositifs d’aide et sont écrites à la lumière de la grande histoire du développement, c’est-à-dire la succession des paradigmes de l’aide et de son économie politique. Citons par exemple les travaux portant sur la Banque mondiale332 ou sur l’Agence française de développement333. Les ONG adoptent également des démarches historiques afin de capitaliser sur les expériences passées. Citons notamment les travaux portant sur l’introduction de la traction asine au Burkina Faso par l’ONG luxembourgeoise Jongbaueren a Jongwënzer à partir de 1959334. La

331 G. Rist, Le développement, op. cit.

332 KAPUR Devesh, LEWIS John P. et WEBB Richard C., The World Bank: Its First Half

Century, Brookings Institution Press, 2010, 800 p; MASON Edward S. et ASHER Robert E., The World Bank since Bretton Woods, Brookings Institution Press, 2010, 956 p.

333 On pense aux travaux récents de François Pacquement ainsi qu’aux publications et travaux en cours actuellement au sein de l’AFD à la suite du 75ème anniversaire de sa création et de la tenue d’un colloque sur l’histoire de l’agence en novembre 2016. AGENCE FRANÇAISE DE DEVELOPPEMENT, 75 ans au service du développement,

L’Agence française de développement, des origines à nos jours, Paris, Éditions de

l’AFD, 2017, 266 p; BRIDIER Manuel, Caisse centrale 1941-1991, Éditions de la Caisse centrale de coopération économique, 1991, 155 p; PACQUEMENT François,

Histoire de l’Agence française de développement en Côte d’Ivoire, Paris, Éditions

Karthala, « Hommes et sociétés », 2015, 253 p; PACQUEMENT François, « Belles histoires de l’aide: Introduction thématique », in Afrique contemporaine, no 4, vol. 236, 2010, p. 41.

334 LËTZEBUERGER JONGBAUEREN A JONGWËNZER, L’âne « premier fils du paysan », regards

sur l’introduction de la traction asine au burkina Faso par les jeunes agriculteurs et viticulteurs luxembourgeois, Lëtzebuerger Jongbaueren a Jongwënzer Service

capitalisation d’expériences est d’ailleurs un exercice de collecte de données et d’évaluation de leur action de plus en plus utilisé par les acteurs de la configuration développementiste335.

En somme, il est évident que ces histoires de l’aide sont un exercice très différent de ce que propose cette étude. En effet, nous interrogeons ici ce que Paul Ricœur désigne comme « l’impression », c’est-à-dire, l’impression que les interventions de développement laissent après leur passage et non pas « ces choses qui ont passé pour produire [cette impression] »336. Par ailleurs, les histoires de l’aide, souvent linéaires, ne prenant donc pas en considération une multiplicité de temps sociaux comme le fait la mémoire, semblent proposer une version officielle de l’histoire du développement. Sans que cela soit fait de manière intentionnelle ou consciente, elles participent à établir une forme de normativité. Ceci n’est pas sans rappeler que l’histoire (quel que soit son sujet) déborde du champ de la production scientifique si bien qu’elle se diffuse dans l’espace public, dans les manuels scolaires par exemple, affectant ainsi la transmission des connaissances d’une génération à l’autre et par conséquent les usages politiques du passé. A la manière des controverses historiques et mémorielles, ainsi que de l’écriture officielle de l’histoire, nous soulignons ici le risque de normativité de notre travail s’il dépassait, en l’état, du champ académique et si, à la manière des manuels scolaires, il devait être compris comme une lecture totalisante du passé du développement.

335 Voir à ce sujet les travaux de Franck Fortuné et Pierre-Jean Roca présentés au colloque du projet DeMeTer à Bordeaux le 9 novembre 2018 sur les liens entre mémoire et capitalisation.