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d’ajustement structurel

2.2. De l’expérience intérieure au façonnement social de la mémoire

Le mot mémoire est utilisé pour désigner des réalités recouvrant différentes formes de présence du passé, dans un continuum de savoir allant des neurosciences aux sciences sociales en passant par la psychanalyse. Ces disciplines sont traversées par le débat relatif à la dimension sociale et individuelle de la mémoire.

De manière incontournable, la mémoire est avant tout l’affaire de l’individu. Les souvenirs, selon le sens commun, sont autant de traces d’évènements connus du seul l’individu et qui seraient de l’ordre de l’intime. Depuis les écrits platoniciens sur la réminiscence, une longue tradition philosophique fait de la mémoire une évocation intérieure source de la conscience. Pour Saint Augustin, la mémoire, qu’il entend comme présent du passé, constitue le pivot de l’identité et de l’unité de l’être. Bien qu’il n’emploie pas le mot de mémoire, le philosophe Edmund Husserl s’intéresse au souvenir comme constitutif de la conscience du temps permettant à l’individu d’opérer les allers-retours entre présent et passé et donc d’exister tout entier. En tant que

360 Guillaume Lachenal et Aïssatou Mbodj-Pouye, « Restes du développement et traces de la modernité en Afrique », Politique africaine, 2014, vol. 135, no 3, p. 5-21.

conscience du passé, la mémoire rend ainsi possible la continuité de soi et la projection dans le futur. Si la mémoire est un fait qui semble a priori individuel, la dimension sociale et collective est d’autant plus importante qu’elle appuie, informe et encadre les souvenirs individuels.

Dans la section précédente nous avons fait référence à la mémoire autobiographique qui est le produit de souvenirs individuels mais aussi d’éléments factuels du passé que l’individu membre d’un groupe a par ailleurs retenus. Les traces du passé semblent donc également se trouver dans l’environnement socioculturel de l’individu. Si le groupe influence la mémoire individuelle, il existe aussi une tradition de recherche portant sur la mémoire des groupes aussi appelée mémoire collective, mémoire sociale et mémoire partagée.

La notion de mémoire collective, qui est largement utilisée aujourd’hui dans les discours médiatiques ou de commémorations, pose une question fondamentale pour ce travail : « qui se souvient ? ». Paul Ricœur rappelle à ce sujet que « les premiers souvenirs sont les souvenirs partagés »362 tout en reprochant, dans un article, à la notion de mémoire collective de souffrir d’ « d’inconsistance au plan conceptuel »363. En effet, l’idée selon laquelle un groupe peut avoir des souvenirs n’a a priori pas de sens. C’est pourtant l’une des dimensions que traite le sociologue français Maurice Halbwachs (1877-1945) à qui l’on attribue l’invention du concept de mémoire collective, dans deux de ses ouvrages, le premier publié en 1925364 et le second en 1950365 à titre posthume366. Halbwachs avance l’idée que l’individu ne se souvient pas seul, que ses souvenirs sont ouverts à la dialectique du temps et du social, déconstruisant ainsi l’idée développée par son ancien professeur,

362 P. Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, op. cit., p. 147.

363 Paul Ricœur, « L’écriture de l’histoire et la représentation du passé », Annales, 2000, no 55, p. 734.

364 M. Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, op. cit.

365 Maurice Halbwachs, La mémoire collective, Paris, France, PUF, 1950, 170 p.

366 C’est la réédition de La mémoire collective qui relancera d’ailleurs le débat entre historiens et sociologues sur mémoire sociale / mémoire collective

Henri Bergson, selon laquelle les souvenirs sont indépendants et insensibles au passage du temps367. Halbwachs propose une théorie constructiviste du souvenir dans laquelle les mémoires individuelles sont toujours construites dans un dialogue avec l’environnement social. Les souvenirs sont en effet dépendants des récits reçus d’autrui, lesquels participent souvent de manière inconsciente à la reconstruction des souvenirs368.

C’est sur ce point de la reconstruction des souvenirs que l’apport de Maurice Halbwachs est le plus notable. Il insiste sur le fait que « nous ne revivons pas le passé […], nous nous bornons à le reconstruire […], il faut donc renoncer à l’idée que le passé se conserve tel quel dans les mémoires individuelles »369. Cette reconstruction s’inscrit dans ce que Maurice Halbwachs appelle des cadres sociaux de la mémoire. Il s’agit de formes de ritualisation sociale qui proviennent des commémorations, des célébrations d’évènements mais aussi des groupes ou des institutions comme l’Église, la famille ou les classes sociales. La mémoire et les souvenirs individuels s’ancrent et sont ainsi configurés par ces cadres. La mémoire collective s’inscrit également dans des lieux matériels comme le démontre Maurice Halbwachs en étudiant les sanctuaires en Terre Sainte370.

Ainsi, c’est à partir de sa conception des cadres sociaux de la mémoire et des récits collectifs que le sociologue conclut à l’existence d’une mémoire des groupes d’individus. Selon Halbwachs, la mémoire collective n’est donc pas simplement formée par la juxtaposition des mémoires individuelles : c’est au travers des interactions entre les membres du groupe que l’image du passé est produite et transmise comme un ensemble de représentations.

367 Henri Bergson, Matière et mémoire. Essai sur la relation du corps à l’esprit, PUF., Paris, 1965, 282 p.

368 C’est par exemple le cas des souvenirs d’enfance qui ont le plus souvent été rapportés par d’autres après quoi, l’individu fait siens ces souvenirs et a l’impression d’avoir vécu cet événement.

369 M. Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, op. cit., p. 279.

370 Maurice Halbwachs, La topographie légendaire des évangiles en Terre Sainte : étude

L’objet de cette étude est précisément de pouvoir interroger et analyser le façonnement social de la mémoire, ce qui sera détaillé dans les chapitres qui suivent. Notons cependant que le concept de mémoire collective ou mémoire sociale fait l’objet de nombreuses critiques, notamment par les contemporains de Maurice Halbwachs. Ils lui reprochent de ne pas définir le terme collectif ou social et de mélanger « vocabulaire durkheimien » et « termes empruntés à la psychologie individuelle »371. Pour rendre compte de la situation dans laquelle des individus partagent des souvenirs, nous préfèrerons avoir recours à la notion de « mémoire sociale partagée »372 au lieu d’utiliser celle de « mémoire collective ».

2.3. Les formes de la mémoire du

développement

Cette troisième section parachève ce chapitre au cours duquel sont rappelés et interrogés les débats théoriques et conceptuels autour de la mémoire dans différentes disciplines. Dans cette anatomie de la mémoire, il faut, pour finir, aborder la question de la forme des mémoires du développement. Les débats relatifs à la mémoire posent en effet plusieurs questions d’ordre théorique et empirique à notre objet de recherche sur lesquelles il faut revenir. La perspective adoptée est encore de pouvoir expliquer l’affirmation selon laquelle la mémoire du développement n’existe pas !

Explorer la question de la forme des mémoires du développement conduit tout d’abord à discuter l’idée selon laquelle tout le monde n’a pas la même mémoire. En effet, les études empiriques en neurosciences montrent qu’il existe des degrés de mémoire qui varient d’une région du monde à l’autre,

371 Marc Bloch, « Mémoire collective, tradition et coutume. A propos d’un livre récent. »,

Revue de synthèse historique, 1925, no 118-120, p. 73-83.

d’un individu à l’autre et d’un groupe socioculturel à l’autre. L’environnement socioéconomique joue à ce titre un rôle important sur la capacité du souvenir. Cette dernière dépend alors des facteurs de stress et de difficultés (économiques, sociales etc.) auxquelles l’individu est exposé au cours de sa vie. Un autre facteur de stress réside dans les conditions de réalisation des enquêtes. Certaines situations d’enquête parce qu’elles apparaissent nouvelles, incontrôlables, inattendues ou surprenantes, peuvent générer une hausse du stress chez les enquêtés ce qui affaiblit et biaise les capacités de remémoration. Pour de multiples raisons il peut donc y avoir des « erreurs de mémoire » dues aux conditions de l’enquête (voir la première section du chapitre trois).

Il peut y avoir aussi des erreurs de mémoire involontaires, c’est-à-dire une « omission ou une réponse erronée produite involontairement par la personne interrogée »373. Pour prolonger cette discussion sur la faillibilité des souvenirs et de la mémoire dans le contexte de cette étude, nous entendons revenir sur le caractère sériel des évènements (les projets et programmes) et sur une possible mémoire qui sans cesse se recouvre (2.3.1). Ensuite, nous insistons sur un aspect fondamental qui pourrait différencier notre travail des autres recherches sur la mémoire, c’est-à-dire la forme fabriquée de la mémoire (2.3.2). En effet, s’il existe des manifestations collectives de la mémoire de la Shoah ou d’évènements et de catastrophes374 au travers de commémoration, d’associations du souvenir, qu’en est-il des interventions de développement ?

373 Nadia Auriat, Les défaillances de la mémoire humaine: aspects cognitifs des enquêtes

rétrospectives, Paris, PUF, 1996, p. 18-19.

374 Nous pensons par exemple à la mémoire des catastrophes naturelles qui font l’objet d’une mise en récit collective : au Maroc à Agadir dans le chef-lieu de notre région d’étude un musée « de la mémoire d’Agadir » raconte à partir de photographies, de lettres et de coupures de presse le tremblement de terre qui a détruit la ville le 29 février 1960.

2.3.1. Des mémoires recouvertes qui

créeraient un souvenir