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Problématique d’une lecture de l’œuvre de Tahar Ben Jelloun

Le bref panorama que nous avons dressé pour rendre compte de diverses

approches critiques de l’œuvre de Tahar Ben Jelloun témoigne de nombreuses voies qui

sollicitent le regard critique de celui qui essaie de mettre en lumière les ressorts intimes

d’une œuvre. Les nombreuses approches seraient de nature à faire reculer toute nouvelle

tentative de réinvestissement de la réflexion critique. Dire du nouveau sur son œuvre

pourrait donc s’avérer impossible, si l’on jugeait selon la quantité impressionnante de

travaux universitaires qui lui ont été consacrés. Il nous faut dire que notre étude ne vise

pas forcément à remplir un manque de la réception critique, particulièrement féconde et

qu’elle envisage plutôt le « comment dire » que le « quoi dire ».

Telles sont les données à partir desquelles nous avons entrepris notre travail.

Celui-ci se place dans une perspective nouvelle, il nous semble, en ce sens qu’il veut

réunifier les deux grandes tendances des approches critiques. Privilégier exclusivement

une certaine méthode critique ne peut pas conduire à des résultats infaillibles. Il est

certain qu’une seule méthode critique ne peut rendre compte de la totalité d’un texte.

D’ailleurs, nous avons la conviction que les méthodes s’avèrent plus efficaces

lorsqu’elles ne s’excluent pas, mais se complètent. Le combat contre l’impérialisme

d’une seule méthode critique, ainsi que la pertinence d’une approche bachelardienne des

textes de la littérature maghrébine sont suggérés par les paroles de Laâbi :

J’estime qu’une œuvre littéraire appelle toutes sortes d’approches qui apportent un éclairage

significatif et pertinent sur elle. Je ne vois pas pourquoi on se priverait de n’importe quelle

méthode qui a pu démontrer son efficacité par ailleurs. Par exemple, je regrette vivement que

l’approche psychanalytique soit quasi-absente de la pratique critique du Maroc, comme je

1 Gaston Bachelard, L’air et les songes Essai sur l’imagination du mouvement, Paris, José Corti, 1990, p. 7.

regrette que l’approche sociologique soit restée aussi embryonnaire. Et que dire de l’absence

d’une méthode aussi féconde que l’approche bachelardienne ?

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Ce que nous nous proposons dans cette étude, c’est une lecture plurielle d’un

corpus de récits de Tahar Ben Jelloun, une lecture qui ne veut pas réduire la richesse des

textes à l’unicité d’une signification et aux grilles mécaniques de déchiffrement des

textes. En ce sens, il nous semble essentiel de pratiquer une approche plurielle, des

lectures croisées qui montrent que « chacune d’elles ne peut prétendre à signaler la

totalité des significations d’un texte, mais que pour saisir la richesse de ces derniers il

convient de multiplier les angles d’approche ».

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Dans un foisonnement d’études

critiques qui ont privilégié soit les approches thématiques, soit les analyses formelles, il

nous semble important de ne plus disjoindre la dimension artistique, littéraire de

l’œuvre des procédés de recherche scripturale. Ne pas analyser l’œuvre en fonction de

l’idéologie, de la politique, de la culture regardée ou regardante, ou d’un certain courant

critique formel, mais dépasser une conception mécaniciste de l’écriture, représente notre

objectif. Pour l’exprimer d’une manière énonciative, nous faisons appel au paradigme

des lectures de sable, l’image symbolique du sable étant à même de tracer une ligne de

continuité entre l’imaginaire de l’œuvre et les pratiques d’écriture. La symbolique du

sable est en mesure d’offrir un parcours interprétatif qui s’appuie, d’une part, sur les

théories de l’imaginaire inspirées par les travaux de Gaston Bachelard et Gilbert

Durand, tout en mettant en lumière une quête obsessionnelle du sens qui traverse les

récits de Tahar Ben Jelloun. Ce genre d’interprétation permet de révéler la richesse et la

fécondité de l’univers imaginaire qui met en lumière des structures récurrentes. L’étude

des réseaux connotatifs et symboliques conduit ainsi à dégager certains axes majeurs,

que nous allons identifier dans la conscience de la rupture, de la perte de sens, suivie

d’une quête du sens qui vise à rétablir le lien avec une continuité perdue.

D’autre part, notre approche s’appuie dans la deuxième partie de cette étude, sur

les théories de l’intertextualité, notamment la métaphore du palimpseste qui dévoile des

procédés d’écriture spécifiques, eux-mêmes reflets d’une incessante recherche de sens,

d’une recherche de l’être-au-monde. L'oeuvre de Tahar Ben Jelloun témoigne d'une

double préoccupation, constante et manifeste. Il s'agit d'une préoccupation d'ordre

thématique, manifeste dans le retour de certains thèmes qui reviennent d'une manière

1Abdellatif Laâbi, La Brûlure des interrogations, Entretiens réalisés par Jacques Alessandra, Paris, L’Harmattan, 1985, p. 67.

2 Charles Bonn, Itinéraires et contacts de cultures. Poétiques croisées du Maghreb, vol. 14, 2ème semestre, 1991, Paris, L’Harmattan, p. 5.

obsessionnelle et que nous allons essayer d'analyser dans la première partie de notre

étude. En même temps, tous ses récits témoignent d'une préoccupation constante d'ordre

scriptural, d'une réflexion inlassable sur l'écriture de sorte que l'acte de l'écriture

pourrait tout aussi bien constituer une thématique de son oeuvre. La double tendance de

cette approche, attentive aux textes de notre corpus, est manifeste dans les deux grandes

parties de notre travail, que nous avons intitulés : L’imaginaire du sable et L’écriture

de sable.

Notre point de départ réside dans la perception que l’image du sable n’est pas

une image qui se rapporte au paysage naturel, elle n’est pas un élément de décor, mais

dans son mouvement et par les constellations d’images qu’elle appelle, elle implique

une sensibilité, une vision du monde, une recherche de l’être et, en même temps, un

travail de la forme et de l’écriture. Par le désir réunificateur de notre démarche, visant à

interroger sous un même angle le sens et la forme, nous partageons la conviction de

Jean-Pierre Richard, celle que la critique « peut être à la fois une herméneutique et un

art combinatoire » et qu’ « elle déchiffre […] en réunissant ».

1

En essayant de mettre en évidence la manière dont les images du sable

organisent la structure profonde de l’œuvre de Ben Jelloun et cristallisent une incessante

quête du sens, nous arriverons inévitablement à suivre la manière dont cette image du

sable configure son écriture, autour de la reprise, de l’infini retour sur soi-même, de

l’effacement, de l’insertion des registres de l’oralité, d’un ressourcement continuel par

l’appel d’autres voix, d’autres textes. C’est une démarche critique qui nous semble

appropriée à notre corpus et s’avoisine à l’exégèse mallarméenne de Jean-Pierre

Richard :

Une telle démarche critique qui semblait au départ tourner le dos aux formes, aboutit finalement

à elles. Elle les fonde même, et leur donne une dignité nouvelle en les réintégrant dans la ligne

d’un projet humain ; car elle les tient désormais pour les seuls objets où ce projet puisse

réaliser sa plénitude. Les formes ne sont plus alors ces irréductibles objectifs qui obligeraient

l’invention à en passer par elles, elles apparaissent comme les moules idéaux où l’existence

atteint à son vrai bonheur.

2

Notre effort va vers une contribution à la connaissance de l’œuvre de Ben

Jelloun par une lecture intuitive, qui se veut investissement et participation active et ne

sera pas exempte de subjectivité et d’implication du lecteur dans son sujet. Nous

1Jean-Pierre Richard, L’Univers imaginaire de Mallarmé, Paris, Éditions du Seuil, 1961, p. 15.

avouons donc une sensibilité de lecteur pris dans le tissage des images réveillées par le

mouvement du sable, par son dynamisme organisateur. Cette implication du lecteur

qu’est, avant tout, le chercheur qui décide de s’attarder à l’interprétation des textes,

pourrait expliquer le titre de notre travail, Lectures de sable, conçu sous le signe de la

pluralité, car il n’y a pas de lecture singulière, mais toujours une pluralité de lectures.

Nous verrons au terme de notre interprétation les textes de Tahar Ben Jelloun en tant

que textes qui n’avancent pas l’ambition d’être achevés, mais se maintiennent dans un

état de perpétuel commencement. D’une part, cette caractéristique est offerte par des

stratégies d’écriture spécifiques à l’auteur et qui caractérisent d’ailleurs la littérature

maghrébine de langue française mais, en même temps et indépendamment des

intentions auctoriales, par l’ouverture et la potentialité qui résident dans tout acte de

lecture.

1

Tout en essayant de rester fidèle aux textes, l’interprétation des images du

sable fera confiance à leur dynamisme, à leur déplacement entre le décor du désert ou le

bord de la mer, entre la solidité et la fluidité, à l’oscillation et à l’effritement qui

menacent l’être de sable.

La méthode que nous avons choisie pour notre investigation nous a été dictée par

une sensibilité critique proche de la méthode de Jean-Pierre Richard, aux théories de

l’imaginaire développées par les travaux de Gaston Bachelard et de Gilbert Durand

mais, également, par l’objectif que nous nous proposons, celui d’établir un paradigme

de lecture à travers le sable. Conçue essentiellement sous le signe de la pluralité, comme

nous l’avons mentionné, les lectures de sable rejoignent le projet de la lecture du texte

poétique de Jean Burgos : « Inséparable de l’écriture dont démêle et réactualise d’abord

les forces vives, la lecture du texte poétique est passage de l’actuel au virtuel, ouverture

aux potentialités du texte, et c’est la même aventure des possibles qu’elle poursuit ».

2

Faisant confiance au critique cité, qui considère que l’œuvre est « lieu à la fois

du réel et du possible »

3

, nous pouvons affirmer qu’à chaque fois qu’une exégèse s’y

arrête, des rebondissements de sens jaillissent dans l’interprétation. Plus qu’une réalité,

l’œuvre de Tahar Ben Jelloun est pour nous, lecteurs, un lieu du possible, du probable,

un investissement de sensibilité, une manière d’y habiter et de se laisser habiter par elle.

1 En ce sens, Jean Burgos affirme : « Si le texte poétique a ceci de particulier qu’il est toujours un commencement, c’est que sa lecture, justement, est l’acte par lequel les forces qui ont déterminé l’organisation de son écriture et assuré son développement progressif vont se trouver non pas seulement réactualisées mais régénérées et prolongées dans leurs potentialités. », Pour une poétique de l’imaginaire, Paris, Éditions du Seuil, 1982, p. 124.

2 Jean Burgos, Pour une poétique de l’imaginaire, Paris, Éditions du Seuil, 1982, p. 125.

Rappelons à cet égard les paroles de Georges Poulet : « Il faut […] simplement se

résigner à faire partie des lieux, à habiter, à se laisser habiter par la pensée. Rien

n’existe plus pour le critique que cette conscience qui n’est même pas plus d’autrui, qui

est solitaire et universelle ».

1

C’est dans cet espace de solitude et d’universalité que

nous situons les textes benjellouniens, ainsi que leur rencontre avec le regard critique.

« En deçà de l’œuvre il y a l’être ; en deçà de l’être il y a le monde. Monde des autres

avec lequel il s’agit de communiquer ».

2

Nous essaierons, tout au long de notre étude,

de placer notre itinéraire interprétatif dans ce triangle dont les lignes mobiles sont en

perpétuel échange et remplacement : œuvre, être, monde. C’est un exploit qui

s’accompagnera du saisissement des images qui, reliées entre elles, communiquant et

s’ouvrant les unes vers les autres, composent l’univers imaginaire des récits

benjellouniens. Un univers que nous concevons, à l’instar de Jean-Pierre Richard, en

tant qu’ « architectures intérieures, nées du monde et tournées vers le monde, cherchant

à le constituer, ou reconstituer dans l’espace d’une sensibilité […] ».

3

Nous reprenons

également le sens que Jean-Pierre Richard attribue à la lecture, conçue au pluriel, en tant

que « parcours personnels visant au dégagement de certaines structures et au

dévoilement progressif d’un sens ».

4

Le projet interprétatif est donc une recherche d’être

qui ne peut se soustraire à l’image, définie par Bachelard comme « un phénomène

d’être »

5

, car « c’est […] au niveau des images détachées que nous pouvons ʺretentirʺ

phénoménologiquement ».

6

L’analyse richardienne porte particulièrement son intérêt sur l’individualité, sur la

révélation du soi à travers les images ; la méthode durandienne implique la

transcendance de l’image vers des expériences universelles. Le corollaire de ces deux

méthodes rejoint la « poétique de la rêverie » bachelardienne : l’écriture naît de la

sensibilité, elle est ancrée dans la matière, constitue une expérience de la subjectivité

mais, travaillée par les forces de l’imaginaire, elle rejoint des images universelles.