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Chapitre I Le sens perdu

I.5 La chute

Tahar Ben Jelloun fait de son œuvre le lieu même d’une malédiction de

l’existence, le foyer d’une destinée tragique, frappée par la fatalité d’une perte

constitutive de l’identité. Le monde, dépourvu de principe ordonnateur et unitaire, est

peuplé de fantasmes hétéroclites, d’objets et de parties de corps éparses. Le sentiment

de l’angoisse s’infiltre et construit un nid solide dans la conscience imaginante, comme

le prouve la succession menaçante des images du naufrage (« Le rite du naufrage

m’obsède »

3

), de la trappe (« Je me penche vers la trappe où je cache mes créatures »

4

,

« J’avais envie de pleurer, de me faire enlever et de disparaître dans une trappe, un puits

ou un labyrinthe […] »

5

), du vertige ( « Je tournoie et m’emporte dans le vertige »

6

), de

la tombe (« Les tombes se sont toutes vidées »

7

). Ces quelques exemples tirés d’une

suite d’images pareilles sont suffisants pour montrer que le mouvement paradigmatique

est celui de la chute, servant de toile de fond aux récits benjellouniens, inaugurant une

longue errance, embrassant les sensations de souffrance, de vertige et de tourbillon, les

affres d’une culpabilité dont les raisons dépassent la volonté des personnages.

1 Tahar Ben Jelloun, L’Enfant de sable, Paris, Seuil, 1985, p. 46.

2

Gaston Bachelard, La terre et les rêveries du repos, Paris, Librairie José Corti, 1943, p. 243.

3 Tahar Ben Jelloun, L’Enfant de sable, Paris, Seuil, 1985, p. 55.

4

Ibid.

5 Tahar Ben Jelloun, L’Écrivain public, Paris, Éditions du Seuil, 1983, p. 73.

6 Tahar Ben Jelloun, L’Enfant de sable, Paris, Seuil, 1985, p. 55.

Si nous prenons en considération le cas du récit Cette aveuglante absence de

lumière, il faut préciser d’abord que l’errance y revêt des aspects d’immobilité,

statiques, car les personnages sont enfermés dans la prison ; mais tout en étant coincé,

figé sur place, le protagoniste du récit voyage dans son rêve et parcourt des espaces

illimités : « […] j’étais en voyage, je faisais le tour du monde sous terre, je parcourais la

planète, les mers et les montagnes, courbé, dans une cellule en forme de tombe posée

sur des roulettes et poussé par un commandant ivre ».

1

Plus que prisonniers captifs entre les murs de la cellule, les personnages sont les

captifs de la nuit et des ténèbres, leur errance se traduisant par la recherche de la

lumière, le combat contre le dépérissement lent mais incontournable. Leur chemin vers

la lumière, les étapes de la résistance du protagoniste contre l’obscurité, la souffrance

physique et morale assurent la substance narrative du récit. La chute n’y est pas la

conséquence d’un mouvement qui va de la vie vers la mort ; creusant sans cesse le

tunnel des obscurités, le protagoniste essaie de transcender le lieu où il est enfermé,

comparé obsessionnellement à la tombe, à la fosse et au trou. Déjà dans la tombe,

c’est-à-dire la cellule étroite mais surtout basse, empêchant de se mettre debout, « un gouffre

fait pour engloutir lentement le corps »

2

, le protagoniste renouvelle maintes fois le

sentiment de la chute : « Je tombai dans la fosse comme un sac de sable, comme un

paquet à apparence humaine, je tombais et ne ressentais rien, je ne sentais rien et n’avais

mal nulle part ».

3

La chute y est la chute dans le temps et dans l’obscurité, comme le

prouvent les premières phrases du récit, déployant une relation synonymique entre le

temps et l’infini de la nuit :

Longtemps j’ai cherché la pierre noire qui purifie l’âme de la mort. Quand je dis longtemps, je

pense à un puits sans fond, à un tunnel croisé avec mes doigts, avec mes dents, dans l’espoir

têtu d’apercevoir, ne serait-ce qu’une minute, une longue et éternelle minute, un rayon de

lumière, une étincelle qui s’imprimerait au fond de mon œil, que mes entrailles garderaient,

protégée comme un secret. Elle serait là, habiterait ma poitrine et nourrirait l’infini de mes nuits,

là, dans cette tombe, au fond de la terre humide, sentant l’homme vidé de son humanité à

coups de pelle lui arrachant la peau, lui retirant le regard, la voix et la raison.

4

Le récit marque l’histoire du combat acharné de l’être emprisonné de se

soustraire à l’obscurité, de développer des stratégies de résistance contre la mort et les

1 Tahar Ben Jelloun, Cette aveuglante absence de lumière, Paris, Éditions du Seuil, 2001, p. 212.

2 Id., p. 33.

3 Id., p. 12.

ténèbres, de la reconversion de la chute dans le temps et dans l’histoire en ascension

vers la lumière.

La conscience de la chute poursuit les personnages de Ben Jelloun, s’associant à

la crainte de perdre l’équilibre, de tomber et de voir éclater leurs corps en morceaux, en

leur inculquant un état vif d’angoisse. La marche sur le sol devient pour le protagoniste

de L’Écrivain public, une fois guéri de la maladie qui lui interdisait la posture verticale,

une réplique de la marche sur le fil qu’il exerçait dans le couffin, lors de ses rêveries

mais, paradoxalement, beaucoup plus craintive et hésitante :

Peur de tomber, peur d’être bousculé, de perdre l’équilibre, d’être piétiné par une mule ou

écrasé par un dromadaire, peur d’être mordu par un âne chargé qu’un fou aurait excité en lui

donnant à manger quelque herbe étrange.

1

La phobie réveillée par le sentiment de la chute est amplifiée dans ce fragment par des

symboles thériomorphes qui prennent des aspects terrifiants et témoignent, selon Gilbert

Durand, d’une « angoisse devant tout changement, devant la fuite du temps ».

2

La peur

d’être mordu illustre également le « glissement du schème thériomorphe vers un

symbolisme « mordicant ».

3

Ressenti lors de ses échappées oniriques, l’effroi de la chute devient explicite

pour Ahmed par la présence de Fatima, son épouse épileptique, qui lui donne

l’impression de l’entraîner avec elle dans sa chute. L’image de la chute ne suppose pas

uniquement un mouvement de descente, mais elle est également suggérée par un

mouvement sur l’horizontale, par la marche en arrière de la femme agonisante, faux

avancement, guidée par le pouvoir engloutissant de la mort : « Elle avait déjà renoncé à

vivre et s’acheminait sûrement vers la disparition, vers l’extinction lente. Pas de mort

brutale, mais une marche à reculons vers la fosse béante derrière l’horizon ».

4

Le voyage en train du personnage de L’Écrivain public vers le campement

militaire, transfigure le mouvement horizontal du train qui avance en descendant vers

les entrailles de la terre, se précipitant vers le néant de la mort. Des images de la

blessure s’associent à la souffrance du corps ensanglanté. Une force invisible,

impossible à combattre, attire le protagoniste vers le gouffre :

1 Tahar Ben Jelloun, L’Écrivain public, Paris, Seuil, 1983, p. 34.

2 Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Ed. Dunod, Bordas, 1984, p. 88.

3 Id., p. 89.

Assis sur la banquette en bois du train je sentais tout mon corps se tendre, mes muscles se

crisper et mon regard se poser sur une piste de cailloux où, pieds nus, les mains attachées,

relié par une corde à une voiture, j’étais tiré pour être jeté dans un précipice. Je tirais sur la

corde comme pour ralentir la vitesse de la voiture où je ne voyais pas mes tortionnaires, je

hurlais, ne sentant plus mes pieds tellement ils étaient blessés, déchirés, coupés par les lames

successives des cailloux taillés spécialement pour cela. Mes poignets étaient fêlés et le soleil

m’aveuglait.

1

Il est remarquable que l’assaut des images d’un monde menaçant converge vers des

lieux spectraux comme la tombe et le cimetière, dans un mouvement de descente,

préfiguré par le vertige et le tourbillon, par une pléthore d’images tournantes. Parfois, la

chute prend des dimensions cosmiques et efface toute opposition des points de repère,

plongeant le ciel sur la terre comme le suggère le fragment suivant d’une lettre

d’Ahmed destinée à son correspondant anonyme ou peut-être à lui-même :

P.S. Chaque matin, en me levant, je regarde, par la fenêtre, pour voir si le ciel ne s’est pas

glissé pendant mon sommeil et ne s’est pas répandu comme une lave dans la cour intérieure

de la maison. Je suis persuadé qu’un jour ou l’autre il descendra pour brûler mes restes.

2

Particulièrement suggestive est cette image de la confusion cosmique du ciel qui

descend, dont l’effet est l’incandescence brûlante, une autre manière d’expression de

l’angoisse. Nous retrouverons une image pareille, celle du « ciel qui descend en

cascade ».

3

Il y a donc lieu de noter la correspondance établie entre la contemplation du

ciel étoilé et le sentiment de la chute, la confusion entre les deux semblant être réalisée

par le biais de la nuit qui fait naître les étoiles sur le firmament, tout en menaçant

d’engloutir la conscience du personnage. Le fragment suivant est révélateur à cet égard :

Le ciel était étoilé. Je m’entendis sur un lit de camp et essayai de ramasser mes pensées.

Éparpillées dans tous les sens, elles s’embrouillaient, me fatiguaient. Je passai la nuit à

chasser les ombres qui me malmenaient. Elles me narguaient, tirant mon corps du côté des

pierres. Pauvre petit homme à l’enfance gâtée, chutant brutalement sur le sol en ciment froid.

[…] Expulsé d’une vie où j’eus peu d’audace, je me trouvais jeté, abandonné dans une longue

nuit qui ne faisait que commencer.

4

Un combat lourd est mené dans l’affrontement du moi et de l’autre, dans le heurt

des identités plurielles qui se débattent dans la conscience du protagoniste de L’Enfant

1 Tahar Ben Jelloun, L’Écrivain public, Paris, Éditions du Seuil, 1983, p. 81.

2 Tahar Ben Jelloun, L’Enfant de sable, Paris, Seuil, 1985, p. 65.

3 Tahar Ben Jelloun, L’Écrivain public, Paris, Seuil, 1983, p. 136.

de sable ; celui-ci semble toutefois avoir trouvé les moyens d’apprivoiser l’angoisse,

tout en l’adaptant à sa solitude. Après avoir peuplé les nuits des images de lutte contre

la menace des éléments, l’angoisse s’apaise dans l’oubli apporté par l’aube, dans un

assoupissement, intervalle de silence créé entre deux états de souffrance. Il ne s’agit que

d’un repos de l’angoisse passagèrement maîtrisée par la conscience diurne, qui essaie de

se fixer dans l’apparence masculine infligée par la volonté du père. Ainsi, le personnage

exprime, parfois, sa volonté de ne plus basculer du côté de l’incertitude mais, par contre,

de s’enfermer dans les apparences :

J’aurais ainsi passé ma vie à jouer avec les apparences, toutes les apparences, même celles

qui peut-être étaient la vérité fabriquaient pour moi un visage vrai, nu sans masques, sans

couche d’argile, sans voile, un visage ouvert et simplement banal, que rien d’exceptionnel ne

distinguait des autres.

1

Si le protagoniste fuit la lucidité en évitant l’approche du miroir, il ne peut éviter

de s’y confronter et un moment ou l’autre de son histoire le replace devant le miroir

censé de refléter la vérité de son être. La hantise de l’étouffement du moi par l’autre est

réveillée par la présence de son épouse Fatima, secouée dans son corps, prise dans le

vertige de la chute, proie des démons qui perturbent tout son être travaillé sans relâche

par un tremblement implacable. Recluse dans sa solitude, Fatima est un alter ego

d’Ahmed, une image de la proie piégée dans la toile d’une existence malmenée. Le

malheur ronge la chair de son corps jusqu’à la réduire à « un squelette actif qui se

débattait contre des fantômes ou les bras d’une pieuvre invisible ».

2

Fatima est un être

blessé dont la présence installe Ahmed dans le voisinage immédiat de sa propre

blessure, matérialisant l’immanence de la chute qui dominait ses rêves et l’intimité de

son être. En outre, elle lui ouvre la vision d’un manque total d’accrochage à la vie, à

l’espoir et à l’illusion, par son désir d’abandon ; elle est l’image de la vacuité absolue,

d’une vérité qui dérange et frappe les sens d’Ahmed :

[…] ayant accepté de tomber dans un précipice, en défigurant son être intérieur, le masquant,

l’amputant, cette femme […] n’aspirait même pas à être un homme, mais à être rien du tout,

une jarre creuse, une absence, une douleur étalée sur l’étendue de son corps et de sa mémoire

[…]

3

1 Tahar Ben Jelloun, L’Enfant de sable, Paris, Seuil, 1985, p. 73.

2 Id., p. 72.

La contemplation du visage endormi de Fatima correspond à l’intrusion de l’esprit

d’Ahmed dans un état de sommeil où, en essayant de lire les pensées de la femme, il se

voit confronté à son altérité, rencontre qui équivaut à une descente dans l’obscurité,

dans « un puits de ténèbres ».

1

C’est là, au fond de la nuit, qu’Ahmed, se regardant

dans le miroir de l’autre, revit le cauchemar de son identité vacillante. La résurrection

de l’enfer est suggérée par les images de la grotte, des trous, par les symboles

thériomorphes

2

, le tourbillon, le bruit de l’effondrement :

J’entendais ses pas, au fond de la nuit, avancer lentement sur un vieux plancher qui craquait.

En fait ce n’était pas un plancher, mais j’imaginais le bruit et le bruit dessinait un plancher, et le

plancher s’étalait devant moi en bois ancien, le bois provenait d’une maison en ruine,

abandonnée par des voyageurs pressés, la maison était une vieille baraque dans le bois,

entourée de chênes ravagés par le temps ; je montais sur une des rares branches solides et

dominais la baraque au toit plein de trous, par ces ouvertures entrait la lumière et mon regard

qui suivait les traces des pas laissées dans la poussière, lesquelles me conduisaient à la cave

où vivaient heureux les rats et d’autres bêtes dont je ne connaissais pas le nom, dans cette

cave, véritable grotte préhistorique, gisaient les pensées de cette femme qui dormaient dans la

même pièce que moi et que je regardais avec un sentiment où la pitié, la tendresse et la colère

étaient mêlées dans un tourbillon où je perdais le sens et la patience des choses, où je

devenais de plus en plus étranger à mon destin et à mes projets.

3

Il est particulièrement intéressant de remarquer la symbolique architecturale de

ce glissement d’Ahmed dans les profondeurs des pensées de la femme endormie à ses

côtés. Si tout est imaginé en tant que maison, il s’agit bien d’une maison dépourvue

d’hospitalité, inhabitable, telle une demeure bâtie sur les sables mouvants, menacée par

le danger de s’effondrer, une maison délabrée et exposée à l’insécurité, ravagée par les

marques du temps impardonnable. En effet, nous avons affaire au thème affectif

identifié par Gilbert Durand dans « l’effroi devant la fuite du temps symbolisée par le

changement et le bruit »

4

, puisque c’est par le craquement des pas que l’on commence à

imaginer la demeure. La maison en ruine, son vieillissement, la destruction des arbres,

la poussière qui garde les traces, sont des images du passage du temps qui y laisse son

empreinte, de même que la hâte des voyageurs imaginés.

1 Tahar Ben Jelloun, L’Enfant de sable, Paris, Seuil, 1985, p. 74.

2 Le symbolisme animal, selon Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Ed. Dunod, Bordas, 1984,

3 Tahar Ben Jelloun, L’Enfant de sable, Paris, Seuil, 1985, pp. 74-75.

4 Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Ed. Dunod, Bordas, 1984, pp. 78-79.

La précarité et l’insécurité conduisent à trouver difficilement un endroit plus

stable ; c’est ce qui suggère la rareté d’une branche solide à laquelle on peut s’accrocher

pour regarder en bas, à l’abri de l’usure du temps. Si le corps monte sur une branche, le

regard est tourné vers le bas, ce qui nous fait remarquer dans le fragment y cité

l’ambivalence de l’ascension et de la chute. Pour Bachelard, elle a la valeur d’un

postulat : « […] nous imaginons l’élan vers le haut et nous connaissons la chute vers le

bas ».

1