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Par rapport aux travaux universitaires déjà effectués sur l’œuvre de Tahar Ben

Jelloun, il s’agit pour nous d’intégrer dans l’ensemble de recherches quelques-uns des

1 Georges Poulet, Préface à Jean-Pierre Richard, Littérature et sensation : Stendhal, Flaubert, Paris, Éditions du Seuil, 1954, p. 9.

2 Id., p. 12.

3 Jean-Pierre Richard, Onze études sur la poésie moderne, Paris, Éditions du Seuil, 1964, p. 7.

4

Ibid.

5 Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1989, p. 2.

récits plus récents que nous avons trouvés d’une manière sporadique dans les exégèses.

Si la plupart des travaux universitaires se sont particulièrement penchés sur les récits

Harrouda, Moha le fou Moha le sage, La Prière de l’absent, L’Écrivain public,

L’Enfant de sable et La Nuit sacrée, nous voulons également explorer l’univers

imaginaire et scriptural des récits moins étudiés, tels La Nuit de l’erreur, L’Auberge des

pauvres ou Cette aveuglante absence de lumière. Nous ne sommes pas conduits par un

quelconque désir critique de monumentalité, mais surtout par l’intention de mettre en

lumière une continuité de l’univers romanesque de l’écrivain, une constante de

préoccupations, une récurrence thématique et scripturale, une obsession des images qui

forment des constellations riches en significations, offrant une unité de ses récits, même

si celle-ci se configure dans la discontinuité.

Nous optons donc pour 7 romans, des romans qui marquent un changement dans la

production de l’écrivain, en ce sens qu’il s’y détache progressivement des

revendications sociales et post-coloniales qui imprègnent ses premières œuvres,

notamment Harrouda, La Réclusion solitaire ou Moha le fou, Moha le sage. A propos

de ces premiers textes, Tahar Ben Jelloun dit :

Colère et révolte contre l’injustice, la répression et l’arbitraire des années 60-70 ; Ce Maroc-là

est celui qui m’a donné envie d’écrire, c’est-à-dire témoigner et dénoncer. Avec le temps, j’ai

calmé mes impatiences et pour cela je suis passé à la narration romanesque.

1

Notre intention de ne pas orienter notre étude vers le social et la contestation

concorde avec cet aveu de l’écrivain et justifie notre corpus, formé des romans : La

Prière de l’absent, L’Écrivain public, L’Enfant de sable, La Nuit sacrée, La Nuit de

l’erreur, L’Auberge des pauvres, Cette aveuglante absence de lumière. Cependant, en

assumant le risque d’être coupable de ne pas maîtriser notre jugement, nous voulons

rétracter l’affirmation de négliger les autres ouvrages mentionnés à cause de leur aspect

revendicatif qui ne constitue pas notre centre d’intérêt. En réalité, notre conviction est

que l’œuvre de Tahar Ben Jelloun témoigne d’une exceptionnelle richesse qui permet

des approches multiples et des plus diverses. Les lectures de sables que nous

envisageons dans cette étude pourraient être appliquées à l’ensemble de l’œuvre

benjellounienne, en dehors de toute distinction d’ordre générique. D’ailleurs, la fusion

des genres, du réel et de l’imaginaire, l’infusion de lyrisme dont tous ses textes sont

imprégnés nous semble autoriser une approche qui ne respecte pas la typologie

classique qui distingue entre romans, récits, poèmes, essais. La présence errante de la

poésie tout au long de ses textes est une constante dont l’écrivain est pleinement

conscient :

Je n’ai pas cessé d’écrire de la poésie. […] Cette poésie circule dans les fictions, pas parce que

je le décide mais parce que le peuple marocain intègre tout naturellement la poésie dans sa

façon de se raconter, de bouger et de vivre.

1

L'oeuvre de Tahar Ben Jelloun s'inscrit parfaitement le spécifique des littératures

maghrébines, caractérisée par une infusion du lyrisme et le dépassement des frontières

génériques. C'est ce que Marc Gontard remarque comme essentiel pour la production

littéraire maghrébine, le fait que « toute distinction aristotélicienne (et donc occidentale)

entre les genres disparaît », la conséquence étant qu' « il n'y a plus de frontière entre la

prose et la poésie, le récit et le lyrisme ».

2

L’infusion des genres dans les écrits de Tahar

Ben Jelloun est l’un des aspects qui ont maintes fois été mis en lumières par la critique,

comme dans le cas de cette appréciation sur La Nuit sacrée : « […] on y trouve du

conte, des chapitres qui sont des véritables chants, des rythmes de phrases et des

enchantements d’images qui appartiennent davantage à la poésie qu’à la narration ».

3

Dans le laboratoire de gestation de notre étude, nous aurions voulu suivre la

révolte borgésienne contre les classifications génériques qui opposent les vers à la

prose, les contes aux essais et analyser indistinctement des textes de Tahar Ben Jelloun.

Nous avons pensé que pour le propos de notre étude, romans, récits ou vers confondus

auraient offert la possibilité d’une analyse plus généreuse, plus enrichissante. Mais,

pour des raisons de rigueur et pour un encadrement plus adéquat de notre sujet, pour

éviter l’éparpillement aux quatre coins de l’horizon, nous avons finalement préféré une

réduction de notre corpus à un nombre de sept récits, déjà mentionnés. Cependant, au

fur et à mesure de notre analyse, des références à des récits ou à des vers hors corpus

seront présentes, par un souci de mieux éclairer notre propos ou par une souci plutôt

subjectif de ne pas négliger certains fragments qui, lors de la lecture, ont trouvé des

résonances particulières dans notre esprit.

1 Tahar Ben Jelloun, « Les racines », in Magazine littéraire, Paris, n° 375, 1999, pp. 98-99.

2

Marc Gontard, Violence du texte. Étude sur la littérature marocaine de langue française, Paris-Rabat, L’Harmattan-SMER, 1981, p. 21.

3 Pierre Lepape, Le Monde, 18 nov. 1987, cité par Fr. Desplanques, « Autour du prix Goncourt 1987 : Tahar Ben Jelloun, entre sable et Seine », Écritures d’ailleurs, Autres Écritures : Afrique, Indes, Antilles, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 97.

PREMIÈRE PARTIE

INTRODUCTION

Les métaphores étaient arbitraires ou semblaient telles.

Borges, Le miroir et le masque

Recherche d’une sensibilité qui travaille l’œuvre, cette première partie de notre

étude consiste en un repérage thématique, en un rassemblement de thèmes qui se

configurent autour de la métaphore du sable. Le thème est défini par Jean-Pierre

Richard en tant que

[…] principe concret d’organisation, un schème ou un objet fixes, autour duquel aurait tendance

à se constituer et à se déployer un monde. […] Le repérage des thèmes s’effectue le plus

ordinairement d’après le critère de récurrence : les thèmes majeurs d’une œuvre, ceux qui en

forment l’invisible architecture, et qui doivent donc pouvoir nous livrer la clef de son

organisation, ce sont ceux qui s’y trouvent développés le plus souvent, qui s’y rencontrent avec

une fréquence visible.

1

Outil précieux, le thème permet donc au critique de suivre les constantes d’une

sensibilité, la manière dont celle-ci se rapporte au monde et de rendre compte d’une

cohérence interne de l’œuvre. Le principe de la récurrence ne suppose pas seulement la

répétition, car il implique le déchiffrement des variations que le thème peut engendrer.

Pour pouvoir établir la pertinence scientifique de notre interprétation par le biais

de la métaphore du sable, il nous est nécessaire de donner quelques points de repère sur

l’évolution théorique de ce concept, longtemps dévalorisé.

Figure de style fondée sur l’analogie et/ou la substitution, la métaphore est

définie, d’une manière devenue classique, par Pierre Fontanier : « Présenter une idée

sous le signe d’une autre idée plus frappante ou plus connue, qui, d’ailleurs, ne tient à la

première par aucun autre lien que celui d’une certaine conformité ou analogie ».

2

Dans sa Poétique, Aristote définit la métaphore pour toute la pensée occidentale

ultérieure, conformément à son étymologie (du grec métaphora, signifiant transport), en

tant que déplacement d’un sens propre, grâce à une association de ressemblances : « La

métaphore est le transport à une chose d’un nom qui en désigne un autre, transport ou

1 Jean-Pierre Richard, L’Univers imaginaire de Mallarmé, Paris, Éditions du Seuil, 1961, pp. 24-25.

du genre à l’espèce, ou de l’espèce au genre ou de l’espèce à l’espèce ou d’après le

rapport d’analogie ».

1

Établie principalement à base d’analogie, la métaphore est menacée d’un piège ::

elle promet une intelligibilité mais, en même temps, en fonction de l’usage que l’on en

fait, elle peut faire céder l’interprétation aux illusions qui lui sont propres, à la libre

inspiration de l’imagination. Dans toute démarche de compréhension, il s’agit de

discerner si l’image-métaphore peut rejoindre l’acte de penser ou si elle peut même

coïncider avec celui-ci.

Depuis Platon, un clivage semble s’être instauré entre la représentation des

Formes pures et la pensée pure, par les deux types de connaissances qu’il établit, la

connaissance sensible (doxa) et la connaissance conceptuelle (dianoia). Une question

centrale qui s’est imposée dès la naissance de la philosophie occidentale est centrée sur

la capacité de la métaphore d’avoir un pouvoir cognitif. Le déroulement de ce

questionnement s’est accompagné de celui visant la conceptualisation envisagée dans

les limites de l’homogénéité, de l’identité, de l’autonomie. En interrogeant le fondement

de la métaphore en tant qu’entité douée de pouvoir cognitif, Jean-Jacques Wunenburger

considère que l’enjeu de la question est

[…] non seulement de savoir si la rationalité ne doit pas être reconnue comme composite,

plurielle, étagée, croisée, mais aussi de se demander si, en fin de compte, l’idéal de rationalité

classique, celui des idées claires et distinctes, du sens propre, du concept défini, n’est pas une

fiction, une utopie, en tout cas une Idée régulatrice plus qu’une réalité cognitive de fait .

2

Le savoir platonicien fondé sur les Idées pures, la rationalité cartésienne en tant

que domaine cognitif immaculé, la pensée scientifique moderne, se sont appuyés sur des

concepts et des raisonnements abstraits, en éloignant toute démarche herméneutique des

données affectives, empiriques, des résonances du monde de l’imaginaire. L’image et la

métaphore ne trouveraient donc pas de place dans ce mouvement de la pensée pure.

En essayant de réduire le clivage établi entre les domaines de la rationalité et de

l’affectivité, Jean-Jacques Wunenburger apporte des exemples destinés à détourner la

métaphore du dilemme traditionnel entre l’objectivisme et le subjectivisme, en

s’appuyant sur des analyses du langage commun. Ainsi remarque-t-on une amélioration

du statut de la métaphore, comme le montrent les considérations de George. Lakoff et

1 Cité par Jean-Jacques Wunenburger, « L’analogie de la métaphore », in La vie des images, Presses Universitaires de Grenoble, 2002, p. 29.

2

Mark Johnson sur la fonction heuristique de la métaphore, associant la raison et

l’imagination :

La métaphore est ainsi une rationalité imaginative… La métaphore est un des outils les plus

importants pour essayer de comprendre particulièrement ce qui ne peut être compris

totalement : nos sentiments, nos expériences esthétiques, nos pratiques morales et notre

conscience spirituelle. Ces efforts de l’imagination ne sont pas dénués de rationalité : puisqu’ils

utilisent la métaphore, ils emploient une rationalité imaginative.

1

Par ce type de restauration de la rationalité au sein de l’image métaphorique, on

a ouvert la voie à de multiples interprétations de l’imaginaire, délivrant la métaphore du

poids de la gratuité et de l’arbitraire.

Nous saisissons dans les récits de Ben Jelloun la capacité d’imaginer, le don

d’inventer et de fabuler comme une bouée de sauvetage contre une réalité trop

contraignante. Les personnages se réfugient dans un monde qu’ils créent à force de

l’invention, de la rêverie, de la capacité de se soustraire à la compréhension du monde,

reprenant souvent à leur compte l’affirmation bergsonnienne sur « l’incompréhension

[qui] est l’intelligence du monde ». Ces personnages semblent s’être approprié « la

fonction fabulatrice »

2

de l’imagination dont parle Gilbert Durand, l’imagination étant

une « réaction défensive de la nature contre la représentation, par l’intelligence, de

l’inévitabilité de la mort »

3

, sa fonction étant « avant tout une fonction d’euphémisation,

mais non pas simplement opium négatif, masque que la conscience dresse devant la

hideuse figure de la mort, mais bien au contraire dynamisme prospectif qui, à travers

toutes les structures du projet imaginaire, tente d’améliorer la situation de l’homme dans

le monde ».

4

L’imagination se configure poursuivant les mouvements et les apparences de la

terre pour donner vie à sa propre manière de configuration, autour des nœuds d’images.

En dressant un inventaire des péchés capitaux de l’image qui dégradent le savoir, dans

la vision de Jean-Paul Sartre

2

, Gilbert Durand propose une réhabilitation de la « famille

de l’image » sur laquelle il bâtit la construction des théories de l’imaginaire.

[…] il est capital de remarquer que dans le langage, si le choix du signe est insignifiant parce

que ce dernier est arbitraire, il n’en va jamais de même dans le domaine de l’imagination où

1 Cité par Jean-Jacques Wunenburger, La vie des images, Presses Universitaires de Grenoble, 2002, p.36.

2 Gilbert Durand, L’imagination symbolique, Quadrige/PUF, 1993, p. 117.

3 Ibid.

l'image - aussi dégradée qu'on puisse la concevoir – est en elle-même porteuse d'un sens qui

n'a pas à être recherché en dehors de la signification imaginaire. C'est finalement le sens figuré

qui seul est significatif, le soi-disant sens propre n'étant qu'un cas particulier et mesquin du

vaste courant sémantique qui draine les étymologies.

1

À partir d’un fait capital, intégré à la construction théorique durandienne, le fait

que « dans le symbole constitutif de l’image il y a homogénéité du signifiant et du

signifié au sein d’un dynamisme organisateur et que, par là, l’image diffère totalement

de l’arbitraire du signe »

1

, le sable, image obsessionnelle de l’imaginaire du désert, fraie

des sentiers d’interprétation qui se croisent dans une vision du monde éclaté. Accepter

le postulat du trajet aller-retour entre la conscience, le geste et la matière, ce serait faire

confiance à l’intuition bachelardienne : « À la description purement cinématique d’un

mouvement – fût-ce d’un mouvement métaphorique –, il faut toujours adjoindre la

considération dynamique de la matière travaillée par le mouvement »

2

et pouvoir se

rapporter au sable en tant que matière génératrice de mouvement créatif.

La métaphore du sable fait surgir dans les textes benjellouniens des images de

matière changeante, en fuite perpétuelle, travaillée par la force des eaux et des vents,

matière composite faite de particules éparses, condamnée à l’exil et à l’errance, à la

perte des traces qui s’y inscrivent, à l’effritement et à la désagrégation. Toutes ces

données métaphoriques poursuivent les personnages et imposent la conscience d’un

monde dépourvu de sens dont les seuls points de repère sont l’angoisse, l’enfermement,

la perte de la mémoire, la menace de la chute dans le temps. L’angoisse existentielle et

l’effleurement du bonheur alternent en un mouvement d’oscillation pendulaire et tracent

les contours d’un paysage hétérogène. « Animal exilé dans l’existence »

3

, ayant perdu

les points de repère et donc le sens de l’existence, l’homme connaît l’expérience de

l’errance, du labyrinthe ; il plonge dans l’altérité comme dans un gouffre profond,

l’œuvre étant sillonnée d’une profusion d’images de la chute.

Mais comme l’absence n’est qu’un renforcement de la présence, comme le

gouffre n’est parfois que le renversement des cimes, l’imaginaire déploie un itinéraire

où la conscience triomphera de l’angoisse, par la découverte des lieux de refuge

protecteur. L’errance devient ainsi parcours, s’acheminant vers la quête d’un sens perdu

qu’il faut restaurer, par le contact rêvé avec le monde, les mots, les êtres et les choses,

par un désir de fixation et de retour. Tout cela se configure dans des réseaux de thèmes

1 Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Ed. Dunod, Bordas, 1984, p 24.

2

Gaston Bachelard, L’Air et les songes, Paris, Éditions José Corti, 1943, p. 300.

et d’images qui communiquent d’un roman à l’autre, faisant jaillir une vision du monde

et prouvant que l’œuvre est avant tout une aventure spirituelle, un parcours vers le sens,

« une aventure de l’être ».

1