Chapitre IV Intertextualité et intratextualité
IV.1 La notion du texte
CHAPITRE IV
INTERTEXTUALITÉ ET INTRATEXTUALITÉ
IV. 1. La notion du texte
Suivre les traces des traces inscrites dans les textes, c’est le propre des notions
auxquelles nous nous intéressons. Pour la lecture des textes benjellouniens à travers les
rapports qu’ils entretiennent avec d’autres textes et avec eux-mêmes, un détour théorique
nous est nécessaire : définir et mettre au clair la notion d’intertextualité, étudier brièvement le
contexte dans lequel elle est apparue et ses différentes manières de manifestation.
L’institutionnalisation du terme d’intertextualité est signée par Roland Barthes,
qui reprend une notion de Julia Kristeva et définit le texte comme « un appareil
translinguistique qui redistribue l’ordre de la langue en mettant en relation une parole
communicative visant l’information directe avec différents énoncés antérieurs ou
synchroniques ».
2Nous pouvons percevoir dans cette définition l’importance capitale
accordée à la notion d’intertextualité pour la conception du Texte qui, jusqu’à ce
moment-là, n’avait pas été traité en tant qu’entité indépendante de déterminations
extérieures. Les éléments de redistribution, de franchissement de la linguistique
(« translinguistique »), de relation avec des énoncés, « antérieurs » ou « synchroniques »,
conduisent tous à la notion d’intertextualité. Ainsi, par l’incorporation de ces éléments, le
texte devient, en lui-même, porteur de dynamique, il s’autonomise.
1 Tahar Ben Jelloun, L’Ecrivain public, Paris, Seuil, 1983, p.7.
En partant du principe du dialogisme bakhtinien, Julia Kristeva introduit la
notion d’intertextualité dans le domaine de la littérature, en l’orientant vers la question
du sens et de l’interprétation. Le texte n'est plus le berceau d'un sens fixe, mais le lieu
d'interaction entre différents textes. Ainsi,
[...] tout texte se construit comme mosaïque de citations, tout texte est absorption et
transformation d'un autre texte. A la place de la notion d'intersubjectivité s'installe celle
d'intertextualité, et le langage poétique se lit, au moins, comme double.
1L’intertextualité est présentée et théorisée comme une adaptation, une
traduction de la notion de dialogisme de Michaël Bakhtine. Son mérite est d'avoir contribué à la
dynamisation du structuralisme par :
une conception selon laquelle le « mot littéraire » n'est pas un point (un sens fixe), mais un
croisement de surfaces textuelles, un dialogue de plusieurs écritures : de l'écrivain, du
destinataire (ou du personnage), du contexte culturel actuel ou antérieur.
2Grâce à Bakhtine, le texte retrouve donc sa place dans l'histoire et dans la
société, celles-ci étant, à leur tour, des textes que l'écrivain lit et récrit. Le dialogisme
bakhtinien se définit d'une manière générale comme une prise en compte par le discours
littéraire de l'autre et de son discours. Cette altérité est loin d'être homogène, puisqu'elle
concerne plusieurs plans: le rapport entre le narrateur et son destinataire, entre un narrateur
et son personnage, entre la langue littéraire et le discours social, entre un genre littéraire et
d'autres genres, voire entre un genre littéraire et lui-même. Ainsi, le dialogisme
témoigne de l'altérité comme donnée essentielle de la condition humaine ; il caractérise
tout discours, tout énoncé étant porteur d'un autre discours. Le dehors du texte est
lui-même texte ; le contexte social et historique est donc mis sur le lui-même plan que le
contexte littéraire et les autres livres avec lesquels le texte peut entretenir des relations,
plus ou moins manifestes.
Selon Julia Kristeva, puisque « […] le mot (le texte) est un croisement de mots
(de textes) où on lit au moins un autre mot (texte) »
3, le mot n’est plus l’exclusivité du
sujet. Par contre, il appartient au sujet et au destinataire, il est tourné vers des énoncés
antérieurs ou synchroniques ; le texte est donc un lieu de partage, un carrefour,
un croisement d’autres textes. Les textes communiquent, s’appellent et s’interpellent,
tissent des relations multiples, polymorphes. Roland Barthes met au point cette structure
1 Julia Kristeva, Sémiotikè, Recherche pour une sémanalyse, Paris, Seuil, 1969, p.85.
2 Id., p.83.
polymorphe du texte, en affirmant : […] tout texte est un intertexte ; d’autres textes sont
présents en lui, à des niveaux variables, sous des formes plus ou moins reconnaissables ;
les textes de la culture antérieure et ceux de la culture environnante […] tout texte est un
tissu nouveau de citations révolues.
1Le sens circule donc d’un texte à l’autre ; de par cette circulation même, le texte
n’est plus clos, enfermé dans une certaine volonté unique de l’auteur ou soumis au
monde de la réalité. Le texte est en réseau, étant le résultat des interactions de plusieurs autres
textes.
La mise au point de la notion d’intertextualité a un rôle majeur dans l’évolution
de l’interprétation littéraire ; c’est une nouvelle manière de construction du sens, un
modèle herméneutique soulagé du poids logico-temporel : le sens n’est plus à
rechercher dans le monde extérieur, dans l’auteur qui produit le texte, dans les sources qui le
revendiquent, mais dans un réseau de significations. Selon Barthes, le travail sur
l'intertextualité permettrait une rupture de la critique qui mettait l'accent sur le tissu fini
qu'est tout texte, pour développer une théorie qui « se détourne du texte-voile et cherche
à percevoir le tissu dans sa texture, dans l'entrelacs des codes, des formules, des
signifiants, au sein duquel le sujet se place et se défait, telle une araignée qui se
dissoudrait elle-même dans sa toile ».
2C'est dans le même article de l’Encyclopaedia Universalis que Barthes définit
les notions de « pratiques signifiantes » et de productivité, qui renvoient à l'idée que le
sens n'est pas un produit fini, une donnée, mais la matière d'un processus en variation,
engageant producteur et récepteur à la fois. De là, l'idée de signifiance qui s’oppose à
celle de signification, perçue comme sens fini, unique, donné, soustrait à l’évolution et à
la réinterprétation.
L’importance majeure de la notion d’intertextualité dans le domaine littéraire
pourrait conduire à la constatation que sa découverte marque un moment de nouveauté
absolue, un moment réparateur, révolutionnaire dans l’interprétation des textes. Il faut bien
se méfier d’une telle réflexion. Ce que nous conceptualisons actuellement sous le terme
d’« intertextualité » correspond à une pratique littéraire générale, ancienne. Si le
concept d’intertextualité est nouveau par sa dénomination, décelable dans les années
’70, la pratique de l’intertextualité n’est pas une trouvaille de la modernité. Il s’agit au
fond d’un usage ancien qui s’est récemment laissé ancrer dans la conceptualisation. Tout acte
1 Roland Barthes, « Texte, (Théorie du) », Encyclopaedia Universalis, vol. 22, 1995. p. 372.
de création est redevable à un fond commun créé par participation, par mise en partage ;
l’intertexte est une constante de cet acte de création. Nul texte ne peut s’écrire en dehors
de ce qui a été écrit, il inscrit dans sa texture des traces d’un héritage, d’une tradition.
Cette première génération de théoriciens de l’intertextualité conçoit le terme en
tant que notion polémique qui s’oppose à la critique des sources. Kristeva précise
clairement cette prise de position :
[…] la notion de source met l’accent sur une origine statique. […] il est toujours supposé que la
source est isolable, repérable, qu’elle est un objet stable que l’on peut identifier ; l’intertexte, à
l’inverse, est conçu comme une force diffuse qui peut disséminer des traces plus ou moins
insaisissables dans le texte.
1On peut ainsi remarquer que l'intertextualité s'éloigne et s'oppose à l'étude des
sources de l’œuvre littéraire
2. L'intertextualité se veut une rupture de la pensée qui opère
avec des termes comme la filiation et l'influence. C'est dans ce sens que Roland Barthes
établit un clivage entre l'intertextualité et la critique des sources, une rupture dont la
distinction œuvre/texte témoigne également :
[…] l'intertextuel dans lequel est pris tout texte, puisqu'il est lui-même l'entre-texte d'un autre
texte, ne peut se confondre avec quelque origine du texte : rechercher les « sources», les
« influences » d'une oeuvre, c'est satisfaire au mythe de la filiation; les citations dont est fait un
texte sont anonymes, irréparables et cependant déjà-lues : ce sont des citations sans
guillemets.
3Nous avons essayé de mettre en évidence l'acheminement de la pensée des
premiers théoriciens de l'intertextualité et nous avons pu constater que l'histoire de la
textualité était liée à une théorie du texte ; la précision de cette notion d'intertextualité avait
conduit à une autonomie du texte, par son détachement de l'histoire, de la biographie,
des intentions de l'auteur. Ainsi, le texte gagne son statut d'indépendance ; c'est par
lui-même qu'il produit de la signifiance. Mais cette théorie de la productivité du texte dans
son état d’autonomie, en dehors de tout hors-texte et de son auteur, peut conduire
logiquement à la postulation du Texte comme entité absolue, en dehors de toute référence,
comme si un livre était le produit d'un pur hasard et qu’il apparaissait seul au monde, n’ayant de
1 Nathalie Piégay-Gros, Introduction à l’intertextualité, op.cit. p. 32.
2 Rappelons Gustave Lanson et Gustave Rudler en tant que représentants de la critique des sources, considérant la filiation littéraire comme une démarche positiviste qui range l’œuvre d’un écrivain dans une lignée de la tradition.
3 Roland Barthes, « De l'oeuvre au texte », Le Bruissement de la langue, Essais critiques IV, Paris, Seuil, 1984, p.76.
dette à payer à aucun contexte littéraire, social, idéologique ou temporel. Nous faisons plutôt
confiance à l’acception de la littérature prise en compte dans sa relation incontournable au monde.
La Poétique de la Relation, qui se trouve au cœur de la réflexion d’Édouard Glissant envisage
cette appartenance de la littérature à la « totalité-monde » :
[…] la littérature ne se produit pas dans une suspension, ce n’est pas une suspension en l’air.
Elle provient d’un lieu, il y a un lieu incontournable de l’émission de l’œuvre littéraire, mais
aujourd’hui l’œuvre littéraire convient d’autant mieux au lieu, qu’elle établit relation entre ce lieu
et la totalité –monde.
1Les recherches théoriques autour de l’intertextualité se sont éloignées elles-mêmes d’une
conception autarcique du Texte ou lui ont apporté au moins quelques précisions
enrichissantes.
Dans le document
Lectures de sable. Les récits de Tahar Ben Jelloun
(Page 176-180)