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Chapitre I Le sens perdu

I.3 L’errance

I.3. L’errance

Nous avons vu que les personnages benjellouniens étaient voués à la malédiction de

la définition introuvable, de n’apparaître qu’en tant qu’ombres, images et apparences.

S’il y avait pourtant une manière de définir ces êtres de sable, si fuyants par leurs traits

changeants, évanouis, elle pourrait être retrouvée dans les paroles de la femme

rencontrée par le Troubadour aveugle. Elle lui dit : « Je ne suis pas l’un de vos

personnages, j’aurais pu l’être ; mais ce n’est pas en tant que silhouette remplie de sable

et de mots que je me présente à vous. Depuis quelques années, je ne suis qu’une errance

absurde. Je suis un corps en fuite ».

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1 Tahar Ben Jelloun, L’Enfant de sable, Paris, Seuil, 1985, p. 43.

2 Id., pp. 43-44.

3 Id., p. 45.

L’être de sable chez Ben Jelloun pourrait être défini en tant qu’être dont le parcours

romanesque est indissociablement lié à un parcours erratique et nous pensons que les

récits de notre corpus en témoignent.

Pour établir les jalons qui parsèment un parcours erratique, nous empruntons à

Rachel Bouvet la distinction qu’elle établit entre le nomadisme et l’errance. L’être

nomade évolue dans un espace qui ne manque pas de points de repère. Dans une

apparente désorganisation de l’espace à traverser, le nomade a son organisation à soi, il

connaît les chemins, il sait où il va, il suit consciemment une trace déposée dans une

mémoire ancestrale. Il n’y a pas de déroute, il n’y a pas de hasard dans le mouvement

du nomade. Par contre, l’incertitude domine le mouvement de l’être errant, l’itinéraire,

conçu en tant que parcours qui a un point de départ et un point d’arrivée, étant

impossible à définir pour celui-ci. Rachel Bouvet précise à l’égard de l’errant :

[il] ignore encore où ses pas le mèneront ; soit il est en fuite, et dans ce cas le moment

marquant de son parcours est le point de départ, ce lieu qui reviendra hanter la mémoire de

manière lancinante, chargé des peines, des souffrances, des rancoeurs liées aux motifs de la

rupture ; soit il est en quête d’autre chose, et dans ce cas il se laisse facilement distraire de la

route par le paysage, par une idée, par des mots ; son regard s’oriente vers l’avant, vers

l’inconnu, il est tendu vers l’horizon.

1

L’errance est donc essentiellement conçue en tant que rupture d’un certain lieu, par son

manque de points de repère, d’itinéraire précis, par l’imprévisibilité du trajet à

parcourir, par la possibilité de changer la direction à tout hasard sans que cela conduise

à un quelconque aboutissement. Dans son essai sur l’imaginaire du désert, l’auteure

canadienne intègre le roman La Prière de l’absent parmi les récits illustrant un parcours

erratique, surtout par l’aspect indéfini des personnages qui s’y mettent en marche. Elle

évoque :

[…] les figures de l’entre-deux rencontrées dans le roman de Tahar ben Jelloun, « La Prière de

l’absent », qui relatent une longue errance du nord au sud du Maroc, un parcours qui n’a rien

du parcours nomade, sauf qu’il fait ressurgir […] de la mémoire l’image du cheik Ma el Aïnine et

qu’il prend fin avec la silhouette des nomades venus recueillir l’enfant que les personnages

étaient chargés de conduire. Des personnages énigmatiques, faits de papier et de rêves,

impossible à confondre avec des êtres de chair et d’os, des personnages se définissant avant

tout par une force qui les habite, un besoin de partir, de se mettre en route, sans savoir

1 Rachel Bouvet, Pages de sable. Essai sur l’imaginaire du désert, Montréal, XYZ Éditeur, 2006, pp. 84-85.

pourquoi, sans savoir ce qu’ils cherchent, des sédentaires qui se soustraient à leur univers pour

toutes sortes de raisons.

1

En effet, chez Tahar Ben Jelloun, l’errance est indissociable du trait de la permanence,

qu’il s’agisse d’une errance dans des espaces réels, le désert, les villes du Maroc et leurs

ruelles labyrinthiques, ou bien dans des territoires imaginaires, dépourvus de

matérialité, tels les souvenirs, les rêves, les désirs. L’image d’une longue marche,

infatigable, sans repos est récurrente dans les récits de notre corpus, accompagnée

parfois du manque de but, d’un faux avancement, le personnage se retrouvant le plus

souvent au point de départ. Ainsi, l’un des conteurs de L’Enfant de sable dit : « Il

m’arrivait de marcher longtemps et de me retrouver ensuite par un hasard inexplicable à

mon point de départ ».

2

De même, le Troubadour aveugle rappelle cette fatalité du

retour : « Depuis quelques années je ne cesse de marcher. Je marche avec lenteur,

comme celui qui vient de si loin qu’il n’espère plus revenir ».

3

L’homme au turban bleu associe dans le mouvement erratique l’espace et le temps, tout

en lui opposant l’espace de vie ; à cause de l’errance, la vie n’a pas le temps de

s’épanouir :

Entre nous, le cendre et l’oubli. Entre vous et moi, une longue absence, un désert où j’ai erré,

une mosquée où j’ai vécu, une terrasse où j’ai lu et j’ai écrit, une tombe où j’ai dormi. J’ai mis du

temps pour arriver jusqu’à cette ville […] J’ai marché longtemps dans les plaines et les

siècles. […] Condamné au silence, à la fuite et à l’errance, j’ai peu vécu. […] J’ai arpenté le

pays du nord au sud et du sud à l’infini.

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Il semble que l’errance soit une condition pour arriver au statut de conteur ; avant de

s’emparer de l’histoire d’Ahmed/Zahra, de même que le conteur au turban bleu,

Fatouma parle de l’errance de sa vie et de la même confusion entre l’espace et le temps :

Et je viens de loin, de très loin, j’ai marché sur des routes sans fin ; j’ai arpenté des territoires

glacés ; j’ai traversé des espaces immenses peuplés d’ombres et de tentes défaites. Des pays

et des siècles sont passés devant mon regard. Mes pieds se souviennent encore. J’ai la

mémoire dans la plante des pieds. Était-ce moi qui avançais ou était-ce la terre qui bougeait

sous mes pieds ?

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1 Rachel Bouvet, Pages de sable. Essai sur l’imaginaire du désert, Montréal, XYZ Éditeur, 2006, p. 96.

2 Tahar Ben Jelloun, L’Enfant de sable, Paris, Seuil, 1985, p. 197.

3 Id., p. 190.

4 Id., pp. 193-194.

Nous remarquons également l’inscription de l’errance dans le corps du personnage voué

à une traversée éternelle, de même comme nous verrons les marques du temps inscrits

sur les visages. Le Troubadour aveugle accompagne le dynamisme de l’exorcisme de la

mémoire : « Je suis allé de pays en pays avec la passion secrète de mourir dans l’oubli

et de renaître dans le linceul d’un destin lavé de tout soupçon ».

1

Dans L’Écrivain public, il y a un autre personnage errant, le double de l’écrivain

public, le soldat « éternel voyageur »

2

rencontré dans le train qui conduit vers le

campement militaire. L’errance est pour celui-ci un moyen de faire confondre les

espaces, de les relier dans un tissage harmonieux qui se veut peut-être tissage d’une

vision unitaire sur l’existence :

Cela fait des années que je tisse les rues, que je noue les routes aux sentiers, les chemins de

hasard aux ruisseaux, les montagnes aux montagnes, les arbres au ciel.[…] Je me sens inondé

de mots, de phrases, de paraboles ; les images se bousculent dans ma tête et je parle tout

seul. J’ai longtemps été écrivain public itinérant. J’allais de village en village avec mon cartable,

mes plumes et mes encriers.

3

Il faut remarquer que parfois l’errance revêt un but précis, celui-ci étant à la fois

fin du monde et rencontre heureuse. Dans L’Auberge des pauvres, la Vieille dit à

Bidoun : « Il m’a fallu traverser des déserts avant de trouver la paix, ou ce qui lui

ressemble, dans ce hangar de l’apocalypse ! »

4

Le hangar dont parle la Vieille est celui

où toutes les histoires de Naples se sont entassées, dans des cartons dont elle seul

connaît le contenu secret. Tout peut être sacrifié, nous apprend Ben Jelloun, pour arriver

à dire une histoire, car dire une histoire de quelqu’un, c’est dire l’histoire de nous tous,

comme la Vieille, en racontant l’histoire de Gino, artiste ruiné par sa passion pour une

femme, raconte « l’histoire de tous les êtres frappés par le foudre ».

5

En outre, l’histoire

a le pouvoir d’agir sur la réalité, l’imagination, la fusion du réel et de l’imaginé

conduisant à instaurer finalement la réalité, comme le dit Ava, femme dans le visage

duquel toutes les femmes que les pages du roman font vivre, Kenza, Idé, Iza, viennent

s’incarner : « les gens aiment se raconter des histoires, ils s’en racontent tellement qu’un

1 Tahar Ben Jelloun, L’Enfant de sable, Paris, Seuil, 1985, p. 173.

2 Tahar Ben Jelloun, L’Écrivain public, Paris, Éditions du Seuil, 1983, p. 88.

3 Id., p. 88.

4 Tahar Ben Jelloun, L’Auberge des pauvres, Paris, Éditions du Seuil, 1999, p. 96.

jour ça leur arrive, ils se trouvent nez à nez avec ce qu’ils ont imaginé et dont ils ont tant

rêvé ».

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L’errance suit à la conscience de la perte, de la chute d’un paradis qui peut être

soit un paradis perdu, soit un paradis encore inconnu mais dont le pressentiment

achemine les êtres vers sa recherche. Exilé dans le monde et condamné à errer, il reste

au personnage égaré à explorer les méandres du labyrinthe : couloirs ou ruelles étroites,

chambres de la maison, traces sur le sables, portes à défoncer, secrets à déchiffrer,

souvenirs enfouis dans la mémoire et impossible à retrouver, tout se préfigure en tant

que déambulations circulaires revenant obsessionnellement au point de départ. Si le

labyrinthe est censé à arriver à un point central, l’errance désigne l’échec de ce projet

téléologique, ne gardant du dédale que la recherche, la perte des points de repère, la

fatalité de tourner en rond, sans relâche. La bibliothèque de Babel de Borges, prototype

de l’univers –labyrinthe, surprend cette image de la circularité, propre au mouvement

erratique : « Comme tous les hommes de la Bibliothèque, j’ai voyagé dans ma

jeunesse ; j’ai effectué des pèlerinages à la recherche d’un livre et peut-être du catalogue

des catalogues ; maintenant que mes yeux sont à peine capables de déchiffrer ce que

j’écris, je me prépare à mourir à quelques courtes lieues de l’hexagone où je naquis ».

2

Si l’on erre parce que le monde est labyrinthique, il faut suivre la manière dont

les récits de Ben Jelloun engendrent l’image du labyrinthe, en tant que labyrinthe de

l’existence et non pas moins labyrinthe de l’écriture.