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Chapitre I Le sens perdu

I.2 L’effritement

Comment peut-on aspirer à une vision unitaire de l’être lorsqu’à tout moment le

corps et l’esprit sont menacés de la désagrégation, de la pulvérisation, de l’effritement ?

L’angoisse existentielle ne peut que s’aiguiser face à l’éclat du monde, entraînant le

corps à tomber en morceaux.

Le début du récit L’Enfant de sable ne laisse pas de doute sur ce que le titre

suggère : la substance du récit tournera autour d’un personnage qui se caractérise

essentiellement par un manque d’identité, par les traits de l’absence, de l’ombre et de

l’apparence, sans ossature ferme, soumise à toute construction possible, puisque la

déconstruction le suit à tout pas. Nous apprenons que « [l]a vie – quelle vie ? une

étrange apparence faite d’oubli – avait dû le malmener, le contrarier ou même

l’offusquer ».

1

Ce qu’il y a de particulièrement remarquable dans ce récit, c’est que l’image

décentrée du personnage, né fille mais devant cacher son identité féminine sous le

masque masculin d’homme, imposé par la volonté du père, agit non pas seulement sur

le plan de la configuration du personnage, mais sur la structure du récit lui-même. Le

scénario du récit est soumis à la multiplicité probabilitaire qui œuvre à l’anéantissement

de tout scénario explicatif. Un complot contre le scénario et l’histoire unique est mis en

place, sous le signe des histoires multiples, des reprises et des variantes, qui, loin de se

compléter afin d’offrir une suite harmonieuse, se contredisent, se minent les unes les

autres, conduisant à une explosion de possibilités interprétatives. Le récit devient ainsi

dépourvu de téléologie, il ne mène nulle part, tout en restant ouvert à n’importe quelle

destination. Plusieurs conteurs s’emparent de l’histoire d’Ahmed/Zahra ; le fait qu’ils

sont cinq dans le récit, n’est qu’un leurre de la limite ; en réalité, l’histoire reste

inépuisable, dans un état de perpétuelle reprise, dans une infinie probabilité narrative.

Nous suivrons, dans la deuxième partie de notre étude, les mécanismes narratifs

par lesquels le récit L’Enfant de sable s’effondre et tombe en ruine, menant jusqu’au

sens ultime l’image du sable, affectant la structure même de l’œuvre et résonnant avec

un sujet multiple et décentré. Pour l’instant, nous concentrerons notre attention sur

l’enfant de sable, sur les images qui lui confèrent le statut d’être de sable, d’être rongé

par la faiblesse, la fragilité et le chancellement. La fatalité d’une destinée fuyante

comme le sable, gouvernée par la nécessité de se reconstruire perpétuellement est mise

en évidence par Robert Elbaz qui écrit :

L’enfant de sable, entité manufacturée par les sables, faite de sable et d’effritement, doit sans

cesse se reconstituer dans les sables. […] Il s’agirait donc de cette entité qui est en manque de

solidité, en manque de transcendance, de cette identité qui tombe en ruines chaque fois qu’elle

essaie de se saisir, ou qu’on essaie de la cerner.

1

Si l’impossibilité de l’identité du protagoniste à tenir droit est en relation étroite

avec le mécanisme narratif qui avoue sa faiblesse par des reprises incessantes, elle surgit

également d’un réseau d’images symbolisant la perte du sens, l’angoisse existentielle, la

recherche des lieux d’attache, des espaces imaginaires où l’être pourrait s’épanouir. En

se retirant dans sa chambre, Ahmed se réfugie dans une sorte d’espace sécurisant, en se

défendant des regards des autres, en privilégiant l’obscurité de la nuit. La lumière

devient violente, puisqu’elle est censée dévoiler le secret qui gouvernait son existence :

Il évitait de s’exposer à la lumière crue et se cachait les yeux avec son bras. La lumière du jour,

d’une lampe ou de la pleine lune lui faisait mal : elle le dénudait, pénétrait sous sa peau et y

décelait la honte ou des larmes secrètes. Il la sentait passer sur son corps comme une flamme

qui brûlerait ses masques, une lame qui lui retirerait lentement le voile de chair qui maintenait

entre lui et les autres la distance nécessaire.

2

La lumière est ainsi redoutable, elle est une intruse dans l’espace-réclusion que

le personnage se construit minutieusement afin d’échapper au regard des autres mais

surtout de son propre regard intérieur. La métaphore du voile y déploie pleinement ses

suggestions d’habit précaire ; même de chair, il garde sa transparence et sa fragilité que

1 Robert Elbaz, Tahar Ben Jelloun ou L’inassouvissement du désir narratif, Paris, L’Harmattan, 1996, pp.65-65.

la lumière pourrait exploiter contre l’être désirant se cacher. « La lumière le

déshabillait »

1

, dit le personnage, en exprimant ainsi la crainte d’être dénudé, de

s’exposer à la transparence. C’est pourquoi il recherche l’obscurité, son enfoncement

dans la nuit et les ténèbres étant une échappée à la clarté, vouée à lui rappeler un secret

douloureux, celui d’une existence masquée par l’apparence masculine.

L’obscurité me convient pour réfléchir, dit le personnage, et, quand mes pensées s’égarent,

c’est aux ténèbres que je m’accroche encore comme si quelqu’un me tendait une corde que je

prends, et je me balance jusqu’à rétablir le calme en ma demeure.

2

L’espace du refuge se dresse également contre le bruit qui perturbe les sens

d’Ahmed, une autre présence presque physique du monde insécurisant, que seulement le

vent peut anéantir : « Le bruit de toutes les voix et clameurs montant de la ville et

restant suspendus là, juste au-dessus de sa chambre, le temps que le vent les disperse ou

en atténue la force ».

3

Toute une série d’images naturelles, dominée par des êtres de

l’air

4

, est donc appelée à envelopper l’espace de la chambre, le projetant en plein

imaginaire et facilitant la réclusion dans le rêve : « Un brouillard épais et persistant

l’avait doucement entouré, le mettant à l’abri des regards suspects et des médisances

que ses proches et ses voisins devaient échanger au seuil des maisons. Cette couche

blanche le rassurait, le prédisposait au sommeil et alimentait ses rêves ».

5

Cependant, la retraite dans la chambre réelle et dans l’imaginaire où les ténèbres

et le brouillard dressent des murs n’est pas censée disperser un sentiment profond

d’angoisse, réveillé par le toucher de la mort qui rôde tout autour. Nous pouvons

retrouver plusieurs images symboliques de ce sentiment d’angoisse. Tout d’abord, elle

s’impose par la conscience de l’effondrement du corps dont la description fait penser à

l’image d’une construction éphémère de sable, réduite et anéantie sous l’emprise du

vent ou de l’eau. Rien ne subsiste plus de la posture verticale, d’une colonne gardant

l’équilibre, d’une ossature solide :

Son dos s’était légèrement courbé, ses épaules étaient tombées en disgrâce ; devenues

étroites et molles, elles n’avaient plus la prétention de recevoir une tête aimante ou la main de

quelque ami. Il sentait un poids difficile à déterminer peser sur la partie supérieure de son dos,

1 Tahar Ben Jelloun, L’Enfant de sable, Paris, Seuil, 1985, p. 8.

2

Id., p. 97.

3 Id., p. 8.

4 En étudiant la substance aérienne de la poésie de Shelley, Bachelard souligne l’action directe qu’exerce sur son inspiration les êtres de l’air : le vent, l’odeur, la lumière, les êtres sans formes, in L’air et les songes, Essai sur l’imagination du mouvement, Paris, Éditions José Corti, 1943, p. 49.

il marchait en essayant de se relever et de se renverser. Il traînait les pieds, ramassant son

corps, luttant intérieurement contre la mécanique des tics qui ne lui laissait aucun répit.

1

La figuration lexicale du désert est multiple et elle peut apparaître dans les textes

sous différentes formes. L’une d’elles, présente dans les appréhensions du personnage

Ahmed, est l’amenuisement phénoménologique qui réduit l’être à une ossature, à un

corps dénudé. À l’approche de la mort, une hantise de l’émaciation, de la calcination, du

dépérissement des formes et des matières s’empare du protagoniste :

Sa mort sera à hauteur du sublime qui fut sa vie, avec cette différence qu’il aura brûlé ses

masques, qu’il sera nu, absolument nu, sans linceul, à même la terre qui rongera peu à peu ses

membres jusqu’à le rendre à lui-même, dans la vérité qui fut pour lui un fardeau perpétuel.

2

L’obsession de la désagrégation témoigne aussi de la crainte devant l’usure du

temps qui elle-même sème l’incertitude de l’être, au point qu’il ne reconnaît plus le

moindre soupçon d’existence. Si le personnage évite le miroir car, par le reflet de

l’apparence, il lui dévoile la partie cachée de son être, secret absolu de sa vie malmenée,

il y aura aussi un moment où le miroir restera opaque et il ne reflètera plus aucune

image. C’est à ce moment de refus de l’image que le personnage atteint le sentiment de

vacuité absolue :

Il savait qu’à partir de cet instant il était perdu. Il ne pouvait même plus aller chercher un visage

où il se verrait, des yeux qui lui diraient : « Tu as changé, tu n’es plus la même personne

qu’hier ; tu as des cheveux blancs sur les tempes, tu ne souris plus, tes yeux sont éteints, ton

regard est dévasté ; […] tu n’es plus ; tu n’existes pas ; tu es une erreur, une absence, juste

une poignée de cendres, quelques cailloux, des morceaux de verre, un peu de sable, un tronc

d’arbre creux, ton visage s’évanouit, n’essaie pas de le garder, il s’en va, n’essaie pas de le

retenir, c’est mieux comme ça, un visage de moins, une tête qui tombe, roule par terre, laisse-la

ramasser un peu de poussière, un peu d’herbe, laisse la rejoindre l’autre bout de ta pensée,

tant pis si elle débarque dans une arène ou un cirque, elle roulera jusqu’à ne plus rien sentir,

jusqu’à la dernière étincelle qui te fait encore croire à la vie…

3

Cette pléthore d’indicateurs de la dégénérescence s’accompagne du surgissement du

temps qui ronge et anéantit toute illusion. La conscience du temps qui travaille

l’existence et la pousse vers l’émiettement déverse son angoisse par l’énumération

d’une série d’éléments desséchés de sève vitale, comme le symbolisent la cendre, les

1

Tahar Ben Jelloun, L’Enfant de sable, Paris, Seuil, 1985, p.10.

2 Id., p.11.

cailloux ou le tronc d’arbre creux. L’imagination délirante n’arrive pas à maîtriser ou à

apprivoiser le temps, Ahmed se trouve dans l’incapacité de s’appréhender dans une

image rassurante, dans un moi fortement structuré. Son corps tombe en morceaux et les

images de la tête qui roule sur la terre, de l’arène et du cirque nous font penser au

symbolisme de la roue et du cercle, à un mouvement de rotation perpétuelle des heures

qui passent. Ainsi, le personnage de Ben Jelloun est victime du temps, d’une

« néantisation intrinsèque et continue de tout existant qui se trouve engagé dans le

Temps »

1

, il devient une « irréalité ontologique »

2

de l’être condamné à vivre dans le

temps et à en supporter l’usure.

Ce qui persiste chez Ben Jelloun, c’est une fondamentale insolidité de la matière,

une légèreté indiquant la fuite perpétuelle des êtres et des objets qui « s’effritent dès

qu’on y touche »

3

, incapables donc de se tenir droit.

Le motif de l’émiettement, de l’éclat de l’être, apparaît dans les textes avec

d’infinies variations, comme dans cette image obsessionnelle des matières désintégrées

et en fragmentation : « […] les souvenirs tombaient, s’effritaient. On aurait dit qu’il

avait entre les mains un pain rassis qu’il émiettait pour donner à manger aux pigeons ».

4

Il est intéressant à remarquer qu’une même image du rétrécissement, variante de

la fragmentation et du morcellement, annonçant l’approche du « silence suprême » est

offerte par la présence d’une araignée qui ne réveille son angoisse que lors de la nuit. La

mort est ainsi associée à « une araignée ramollie qui rôdait »

5

et aux ténèbres nocturnes.

Cependant, leur action est comparable à celle de la lumière, la crainte du corps dénudé,

rongé par des forces invisibles, poursuivant le protagoniste nuit et jour, d’une manière

indifférenciée. Pour la symbolique, l’image de l’araignée est une pure expression de

l’angoisse : « Il s’agirait de l’angoisse devant la destinée et son terme mortel,

génératrice du spleen, de la désespérance. Enfin, c’est l’angoisse engendrée par la

confusion des pensées, l’égarement dans la complexité des constructions mentales ».

6

Cette image apparaît, généralement, associée à celle de la toile ou du fil. L'araignée,

épiphanie lunaire dédiée au filage et au tissage, est crainte et respectée en même temps

1 Mircea Eliade, Images et symboles : essais sur le symbolisme magico-religieux, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1952, p. 103.

2 Id., p. 104.

3 Tahar Ben Jelloun, L’Enfant de sable, Paris, Seuil, 1985, p. 173.

4 Id., p. 142.

5 Id., p. 11.

6 Georges Romey, Dictionnaire de la symbolique. Le vocabulaire fondamental des rêves, Paris, Éditions Albin Michel S.A, Tome 1, 1995, p. 337.

pour ses qualités de tisseuse. Ce qu’elle tisse dans le cas du personnage benjellounien,

c’est la réalité, la vérité qui blesse et pèse sur sa conscience.

Nous pouvons donc constater que l’angoisse ne trouve aucun espace

d’apaisement : la chambre est un abri précaire où pénètrent, malgré les efforts de

réclusion complète, sons, lumières et odeurs du monde redoutable, la lumière menace de

faire transparaître une nudité trahissant l’identité, la nuit apporte le spectre de la mort.

Tout cela témoigne de l’immense fragilité de l’être qui se voit harceler, hanter par le

fardeau de l’incertitude, « depuis qu’entre lui et son corps il y avait eu une rupture, une

espèce de fracture ».

1

Toutes les appréhensions, nocturnes ou diurnes, seront confiées à l’écriture et,

parallèlement aux histoires des différents conteurs, l’espace de l’imaginaire se déploiera

particulièrement dans les pages du journal intime d’Ahmed et dans sa correspondance.

Le but ultime du protagoniste s’organise ontologiquement, autour du dessin de dire

l’être, dans ce qu’il est et ce qu’il n’est pas. C’est pourquoi les propos d’un poète

égyptien dont l’écrivain ne rappelle pas le nom sont appelés à justifier l’écriture du

journal intime :

«De si loin que l’on revient, ce n’est jamais que de soi-même. Un journal est parfois nécessaire

pour dire que l’on a cessé d’être.» Son dessin était exactement cela : dire ce qu’il avait cessé

d’être.

2

En réalité, le temps d’être d’Ahmed n’est qu’une immense ellipse. Entre le masque et le

mensonge sur son identité, l’être refuse de se voir confronter à sa propre image. C’est

pourquoi il fuit le miroir, censé de lui révéler le manque, l’absence, la vérité de son

intimité cachée. L’existence de cet objet spéculaire vient s’entasser parmi les objets

hostiles et ne fait que renforcer le sentiment d’être jeté dans le monde. La tristesse du

personnage qui regarde dans le miroir de la vérité est une de ces tristesses profondes qui

envahit tout l’être et le conduit à contempler son anéantissement, « une tristesse qui

désarticule l’être, le détache du sol et le jette comme élément négligeable dans un

monticule d’immondices ou un placard municipal d’objets trouvés que personne ne

vient réclamer, ou bien encore dans le grenier d’une maison hantée, territoire des rats ».

3

Le miroir réfracte donc le spectre de la solitude et de l’oubli existentiel, il renvoie une

image de nudité absolue de l’être rongé par les forces mordicantes de la terre. Ahmed

1 Tahar Ben Jelloun, L’Enfant de sable, Paris, Seuil, 1985, p. 10.

2 Id., pp. 11-12.

confie aux pages de son journal cette angoisse révélée par le miroir qui est « le chemin

par lequel [s]on corps aboutit à cet état, où il s’écrase dans la terre, creuse une tombe

provisoire et se laisse attirer par les racines vives qui grouillent sous les pierres, il

s’aplatit sous le poids de cette énorme tristesse […] ».

1

Il est remarquable que les

atteintes portées au corps, son écrasement sur la terre sont suivies d’un engloutissement

parmi les racines, symbole de l’ancrage, de la recherche de l’être afin de trouver un

point fixe auquel il puisse s’accrocher.

Le miroir révèle la problématique du double, angoissante par le doute qui y est

semé, écartant de l’être toute possibilité de s’assumer une identité. L’image du double

est suggérée par une série d’oppositions : l’ombre et la lumière, le maître de maison et

l’invité, le fossoyeur et le déterreur, le maître et l’esclave

2

. La souffrance est atroce

d’autant plus que dans cette dialectique des contraires, une terreur de la rigueur

s’impose afin d’étouffer toute tentative du moi de s’emparer de l’autre. « Ô mon Dieu,

s’exclame Ahmed, que cette vérité me pèse ! dure exigence ! dure la rigueur ! Je suis

l’architecte et la demeure ; l’arbre et la sève ; moi et un autre ; moi et une autre. Aucun

détail ne devrait venir, ni de l’extérieur, ni du fond de la fosse, perturber cette rigueur».

3

Le motif de l’effritement apparaît donc avec différentes variations, illustrant

essentiellement une angoisse devant l’usure du temps, un manque de solidité,

l’effondrement de la matière, la précarité du corps sur le point de tomber en morceaux.