Chapitre I Le sens perdu
I.7 Les ailes coupées
La présence des créatures ailées dans les récits de notre corpus conjugue le
mouvement d’ascension vers les hauteurs et celui de la chute, de l’engloutissement dans
la terre, du débattement contre l’anéantissement suggéré par l’image de la poussière.
Dans L’Écrivain public, l’âme se fait insecte, exerçant l’envol, mais il ne peut se
détacher qu’à peine du sol, la poussière rendant trop lourdes les ailes fragiles :
[…] il s’obstinait à croire que l’âme est une poussière colorée qui prend la forme d’un insecte
transparent, sans nom, et qui se laisse emporter par le vent vers les hauteurs du ciel, […], il
1 Tahar Ben Jelloun, L’Enfant de sable, Paris, Seuil, 1985, p. 69.
2
Tahar Ben Jelloun, La Nuit sacrée, Paris, Éditions du Seuil, 1987, p. 21.
3
Gaston Bachelard, L’intuition de l’instant, Paris, Éd. Denoël, 1992, p. 13.
regardait le ciel blanc, enveloppé d’un seul nuage, c’était cela le linceul du ciel, l’âme
traverserait cet écran blanc, purifiée par le nuage, lavée, poussée vers d’autres confins par une
main ou un doigt, il s’était construit plusieurs demeures dans le ciel où l’âme reposerait
définitivement lorsque le corps, lâché par elle, se viderait entièrement, se dessécherait,
s’anéantirait jusqu’à redevenir cette poussière sur cet insecte transparent (…] ;
1À mi-chemin entre le terrestre et le céleste, symbolisant une métamorphose,
l’insecte semble être un auxiliaire de la quête du sens, l’emblème d’une existence
accablée par des limites et des déterminations. Une immobilité imposée s’empare du
corps du personnage, conditionnée par l’appel contraignant de la terre et s’opposant à la
légèreté conférée par les ailes de l’insecte : « […] il se laissait tirer par les racines de
l’arbre ; être englouti lentement ; la terre monterait ; le niveau du sol monterait, lui ne
bougerait pas ».
2Une lecture attentive saisit la récurrence de l’image de l’insecte, papillon,
abeille, mouche ou, tout simplement, insecte sans nom, pris dans le lacet d’une
existence enfermée, sans horizon, couverte par la poussière ou bien enlisé dans une
matière gluante. Dans L’Écrivain public, le fragment sur la ville de Tétouan pose
d’emblée l’image de la ville, confondue indissociablement à l’enfermement, car « prise
en tenaille par deux montagnes ».
3L’existence qui y est menée se déploie
mécaniquement, en manque d’horizon, repliée sur elle-même ; rien n’y annonce une
ouverture, l’imagination est en panne, même « le vent quand il y arrive ne fait que
tourner en rond ».
4Cette impossibilité de s’évader où que ce soit est métaphoriquement
suggérée par l’essaim de guêpes attirées par une mort immanente dans le liquide
verdâtre et sucré du thé à la mente :
Les voix blanches qui circulent suivant les guêpes agglutinées autour du thé à la menthe très
sucré s’embrouillent dans une mécanique de reflet et heurtent les murs dorés d’une maison
élevée sur des ruines aux portes et fenêtres verrouillées, et qui se déplace en s’effaçant sur la
ligne lointaine d’un océan ou d’un désert.
5L’image des guêpes qui finissent leur errance par se noyer configure la recherche
erratique d’une réalité qui sans cesse est sur le point de se dérober. Dans un espace sans
autre horizon que celui de l’océan ou du désert, c’est-à-dire jamais atteignable, l’être est
1 Tahar Ben Jelloun, L’Écrivain public, Paris, Éditions du Seuil, 1983, p. 94.
2 Id., p. 95.
3 Id., p. 112.
4 Ibid.
la proie de ses doutes et incertitudes. Nous percevons le même sens de l’enfermement et
du piège à travers une autre image de l’insecte dont l’agonie est contemplée par le
personnage de L’Écrivain public : « Sur le tabouret, la théière et le verre avec un peu de
thé au fond. Une mouche est tombée dedans. Je la regarde nager. Elle essaie de grimper.
Elle tombe ».
1L’image est immédiatement associée à l’état de malaise provoqué par le
sentiment de la captivité : « Le mur d’en face est d’une blancheur qui m’inonde et
m’éblouit ».
2L’insecte est également une image de la métamorphose, sa propriété étant celle
de passer au cours de son existence, par plusieurs états. La ville de Tétouan est,
elle-même, dans un état de changement, mais un changement stérile, un mouvement
mécanique d’aller-retour, d’avancement et de reculement; elle « s’absente et s’efface à
mesure qu’on la traverse ou qu’on l’écrit »
3, elle connaît une heure particulière où « les
images se retirent et où les mots tombent et glissent entre les pierres »
4, de même que
des moments où elle « revient à ses pierres et s’installe pour quelque temps dans ses
demeures, dans ses mosquées, dans ses terrasses ».
5Nous avons pleinement l’image
d’un faux mouvement qui débouche sur la fuite de tout sens, sur l’instant suspendu, sur
le vide, sur l’angoisse. C’est ce que ressent à Tétouan le personnage narrateur, un
témoignage de la vie réelle de Ben Jelloun, puisqu’il a passé une courte période de sa
vie dans cette ville, en tant que professeur de philosophie.
J’ai connu à Tétouan l’ennui, le vide et les ténèbres. J’ai connu l’angoisse des nuits
incommensurables peuplées d’ombres ramenées par le vent fou. Des nuits qui descendent
brutales, chargées de vapeurs moites, et qui s’installent dans une chambre minuscule située
sur la terrasse d’un vieil immeuble. J’habitais là ; je passais mes nuits à repousser de mes bras
tendus la couche épaisse de l’étoffe nocturne qui m’enveloppait en me tenant éveillé,
m’empêchant de respirer.
6Si l’insecte symbolise généralement « l’esprit dans sa recherche de la
connaissance »
7, nous pouvons remarquer chez Ben Jelloun une impossibilité de
déploiement des ailes, une épaisseur qui rend permanente l’obscurité, tout en empêchant
1 Tahar Ben Jelloun, L’Écrivain public, Paris, Éditions du Seuil, 1983, p. 139.
2 Ibid. 3 Id., pp. 113-114. 4 Id., p. 114. 5 Ibid. 6 Id., p. 115. 7
André Siganos, Les mythologies de l’insecte : histoire d’une fascination, Paris, Librairie des Méridiens, 1985, p. 335.
la lumière d’y pénétrer. Obsédante, pesant lourd comme le plomb, la ville s’associe aux
ténèbres de la nuit et multiplie également l’image du labyrinthe, car le personnage la
voit « comme une maison faite de murailles, de grottes et de caves, une maison où on
aurait omis de percer des ouvertures, des portes et des fenêtres ».
1Les personnages
tâtonnent dans l’obscurité à la recherche d’une vérité qui se dérobe perpétuellement.
Dans L’Enfant de sable, le personnage délivre dans les pages de son journal cette
recherche égarée entre les apparences et la vérité, faisant recours à l’image d’une abeille
en souffrance :
[…] la souffrance vient d’un fond qui ne peut non plus être révélé ; on ne sait pas s’il est en soi
ou ailleurs, dans un cimetière, dans une tombe à peine creusée, à peine habitée par une chair
flétrie, par l’œil funeste d’une œuvre singulière simplement désintégrée au contact de l’intimité
engluée de cette vérité telle une abeille dans un bocal de miel, prisonnière de ses illusions,
condamnée à mourir, étranglée, étouffée par la vie.
2Si l’abeille est symboliquement censée être un « guide spirituel »
3, dans le texte de Ben
Jelloun, elle perd cette qualité d’orientation, pour exprimer l’enfermement, la lucidité, le
poids étouffant d’une existence dépourvue de sens.
L’impossibilité des personnages de configurer une image unitaire de l’identité, le
danger de l’effritement et de la désagrégation, le parcours erratique, le cauchemar du
labyrinthe, l’érosion impardonnable du temps, nourrie par les images de la chute et des
visages marqués d’empreintes ineffaçables ont mis en lumière l’expression d’une
crainte devant l’existence que nous avons abordée par le biais de la métaphore du sable
dans ce qu’il offre d’inquiétant. L’image du faux avancement, l’impossibilité du sable
d’être matière solide et durable nous ont permis d’interpréter l’inconsistance des
personnages qui, plus que des êtres de chair et d’os sont des ombres et des apparences.
La nature métisse du sable, son état d’entre-les-deux, indécis entre le fluide et le
solide, entre la terre, l’eau et l’air, sa composition hétérogène constituée de particules
éparses nous ont conduit vers la question de l’identité. Jetés dans le monde, les êtres
dont nous avons suivi le parcours sont condamnés à l’errance, à la fuite perpétuelle, à
1 Tahar Ben Jelloun, L’Écrivain public, Paris, Éditions du Seuil, 1983, p. 118.
2 Tahar Ben Jelloun, L’Enfant de sable, Paris, Seuil, 1985, p. 42.
3 André Siganos, Les mythologies de l’insecte : histoire d’une fascination, Paris, Librairie des Méridiens, 1985, p. 57.