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Chapitre II Le refuge

II.1 L’oubli

Trouver le repos dans la mort semble être encore convenable. L’une des

variantes de l’histoire d’Ahmed, celle racontée par Amar réitère la marche à reculons,

cette fois-ci celle du personnage lui-même, venu se recueillir dans un cimetière, auprès

de la tombe de Fatima. Une longue errance, la fatigue, l’absence des repères troublent

profondément sa conscience le conduisant vers la préfiguration de la mort conçue

comme fin de l’errance et bonheur du repos.

Il marchait à reculons, trébucha sur une pierre, il se trouva allongé dans une tombe qui était à la

mesure de son corps. […] Peut-être que la mort viendrait le prendre dans ses bras avec

douceur, sans nostalgie. Rester dans cette position comme pour l’apprivoiser, pour se

familiariser avec l’humidité de la terre, pour établir ainsi des rapports de tendresse.

2

Il faut remarquer qu’un désir de mettre fin à l’errance, de trouver le repos et

d’abandonner la fuite s’empare du protagoniste. La tombe serait l’endroit idéal, un

possible lieu de refuge et de conquête de la paix. Mais le tragique de l’existence se

déploie pleinement lorsque l’être se sent refusé de partout, la vie et la mort le rejettent

en égale mesure. Une force invisible, matérialisée dans un vent puissant, oblige Ahmed

à se relever et à poursuivre l’errance, en augmentant l’angoisse de l’incertitude de son

être, rendue dans la phrase suivante par la répétition de la négation fluctuante : « Il se dit

qu’il n’avait pas de place ni dans la vie ni dans la mort, exactement comme il avait vécu

la première partie de son histoire, ni tout à fait homme, ni tout à fait femme ».

3

Cependant, dans l’histoire d’Ahmed, racontée par Amar, la mort revêt des formes

douces, comme pour contrebalancer le poids de la mort violente attribuée au personnage

1 Jean-Pierre Richard, Poésie et profondeur, Paris, Éditions du Seuil, 1955, p. 9.

2 Tahar Ben Jelloun, L’Enfant de sable, Paris, Seuil, 1985, p. 142.

par l’histoire d’autres conteurs. Après la mort de ses parents, Ahmed ne quitte plus sa

chambre, mais cette forme de réclusion instaure pourtant les prémisses d’une libération.

Oublier signifie pour Ahmed se libérer, comme ses paroles le démontrent:

J’en étais arrivée à souhaiter l’amnésie, ou brûler mes souvenirs les uns après les autres, ou

alors les ressembler tel un tas de bois mort, les ficeler avec un fil transparent, ou mieux les

envelopper d’une toile d’araignée, et m’en débarrasser sur la place du marché. Les vendre pour

un peu d’oubli, pour un peu de paix et de silence.

1

Chasser les souvenirs et instaurer un état d’oubli est plus qu’un désir. Cela

devient une condition de survie pour les prisonniers de Cette aveuglante absence de

lumière. D’ailleurs, une relation d’équivalence entre le souvenir et la mort y est ici

explicite, puisque « se souvenir, c’est mourir ».

2

L’apprentissage de cette leçon est la

condition de résister dans la prison de Tazmamart où le vrai combat n’est pas porté

contre l’obscurité, la souffrance physique, l’étouffement ou la solitude, mais surtout

contre le surgissement des images du passé : « J’ai mis du temps avant de comprendre

que le souvenir était l’ennemi, dit le protagoniste. Celui qui convoquait ses souvenirs

mourait juste après. C’était comme s’il avalait du cyanure ».

3

Chasser la vie, avec ses

couleurs, ses parfums, ses petites habitudes du bonheur, renoncer à la lumière, faire

place à l’obscurité, anéantir toute trace du passé devient paradoxalement un moyen de

combat pour la vie, comme s’il n’y avait de vie possible que par la destruction de tout

signe de vie :

Résister absolument. Ne pas faillir. Fermer toutes les portes. Se durcir. Oublier. Vider son esprit

du passé. Nettoyer. Ne rien laisser traîner dans la tête. Ne plus regarder en arrière. Apprendre

à ne plus se souvenir. Comment arrêter cette machine ?

4

Nous rencontrons la même aspiration profonde à se débarrasser d’un passé trop

lourd, à atteindre l’oubli en tant que forme suprême de libération dans La Nuit sacrée,

au moment où Zahra fuit symboliquement le cimetière abritant les dépouilles de son

père. « J’étais décidée à enfermer mon passé dans un coma profond, à le dissoudre dans

une amnésie totale. Sans regrets, sans remords ».

5

La séparation du passé et

l’effacement de la mémoire contraignante sont équivalentes, pour Zahra, à une

1 Tahar Ben Jelloun, L’Enfant de sable, Paris, Seuil, 1985, p.150.

2 Tahar Ben Jelloun, Cette aveuglante absence de lumière, Paris, Seuil, 2001, p. 29.

3 Ibid.

4 Id., p. 30.

renaissance, « dans une peau vierge et propre »

1

; elle se manifeste premièrement dans

la défaite des cauchemars et la sérénité des formes lisses : « C’était un sommeil limpide,

lisse comme la surface d’une mer tranquille, ou un espace de neige, plat et continu. […]

j’ai compris que c’était le sommeil des premiers instants de la vie ».

2

Pour accéder à une

nouvelle vie, Zahra a besoin d’oublier, de chasser toute trace de ses souvenirs, condition

première de son projet de reconstruire son identité. Oublier, c’est échapper au temps et

exercer la survie dans les conditions de renoncement complet aux attaches de son

passé :

Je m’appliquais dans l’exercice de l’oubli, raconte-t-elle. C’était essentiel de ne plus être

encombrée de vingt ans d’une vie trafiquée, de ne plus regarder en arrière et de donner des

coups de pied à une horde de souvenirs qui couraient après moi et qui rivalisaient dans

l’inavouable, l’exécrable et l’insupportable. Je savais que j’allais être harcelée pendant quelque

temps par ce paquet de cordes nouées. Pour les repousser, il fallait s’absenter, ne pas être là

quand ils frappent à la porte de mon sommeil.

3

Le combat contre les souvenirs associés aux cordes nouées introduit une

suggestion corrélative au thème du labyrinthe, celle du nœud. Mircea Eliade affirme que

« le labyrinthe est parfois conçu comme un ˝nœud˝ qui doit être ˝dénoué˝».

4

L’image du

nœud appartient à un vaste réseau symbolique qui inclut le fil, le labyrinthe, la toile et

qui projette l’existence en tant qu’entrecroisements de fils qui se font et se défont, se

nouent et se dénouent dans une multitude de combinaisons possibles. L’esprit de Zahra

associe la foule des souvenirs, agressive, puisque harcelante, à des nœuds qui

configurent le tissu existentiel. Paradoxalement, ce n’est pas par une volonté agissante

de « dénouement » que les nœuds peuvent se défaire, mais par l’oubli et l’absence

thérapeutiques. D’ailleurs, l’association du nœud des souvenirs à l’image du labyrinthe

est explicite dans le texte, avec une précision sur les obstacles de l’existence de Zahra :

Je luttais en silence, sans rien laisser apparaître, pour sortir une fois pour toutes de ce

labyrinthe malsain. Je me battais contre la culpabilité, contre la religion, contre la morale, contre

les choses qui menaçaient de resurgir, comme pour me compromettre, me salir, me trahir et

démolir le peu que j’essayais de sauvegarder de mon être.

5

1 Tahar Ben Jelloun, La Nuit sacrée, Paris, Éditions du Seuil, 1987, p.59.

2 Ibid.

3 Id., p. 80.

4 Mircea Eliade, Images et Symboles : essais sur le symbolisme magico-religieux, Paris, Gallimard, 1979, p. 153.

L’exercice de l’oubli comporte l’appel d’un élément purificateur, l’eau censée laver

toutes les immondices d’un passé obscur. Il est à remarquer l’effet bienfaisant de la

source aux vertus exceptionnelles dans laquelle le personnage se baigne afin de se

libérer des entraves de son existence antérieure. De son passé, Zahra n’avoue à l’Assise

que son moment de renaissance, décidée à ne jamais faire revivre des souvenirs

douloureux. L’une des vertus essentielles, vitale pour elle, est l’oubli : « L’eau de cette

source m’a lavé le corps et l’âme. Elle les a nettoyés et surtout elle a remis de l’ordre

dans mes souvenirs ».

1

Mais, pour avoir accès à cette source, l’être doit avoir le courage

de renoncer à toute trace de son passé, de remettre à nu son identité et l’annuler

définitivement, jusqu’à l’effacement des traits de l’ancien visage. Le reflet de l’eau

salvatrice poursuivra son existence, en se prolongeant dans le reflet d’une étoile qui sert

de guide au parcours du personnage. Dépourvue de son identité, elle n’a plus d’autre

point de repère que dans le scintillement de cette étoile : « J’ai détruit mes papiers

d’identité, et j’ai suivi l’étoile qui trace le chemin de mon destin. Cette étoile me suit

partout. […] Le jour où elle s’éteindra sera le jour de ma mort ».

2

Il est particulièrement intéressant de remarquer la manière dont les personnages

benjellouniens s’arrachent à l’existence terrestre pour rechercher l’épanouissement de

leur être dans un monde imaginaire où règnent les vagues de la mer, le souffle du vent,

le sable des plages ou du désert, le ciel étoilé. L’anéantissement d’une mémoire trop

lourde conduit donc à une nouvelle naissance, lavée des souvenirs encombrants, ou, du

moins, à une légèreté de l’être qui, finalement délivré du passé, devient offrande aux

éléments naturels avec lesquels il se confond : « face au ciel, devant la mer, entouré

d’images, dans la douceur des mots qu’il écrivait, dans la tendresse des pensées qu’il

espérait ».

3

De même que Zahra, le protagoniste de L’Auberge des pauvres ne peut s’élancer

vers une nouvelle existence que s’il exerce l’effacement systématique d’un passé trop

lourd, qui sème du plomb dans les pieds :

Et j’ai démoli cette maison où je m’ennuie, dit-il, une maison pleine de souvenirs qui ne

ressemblent à rien, vidée de tout et surtout des années que je portais sur le dos, sur le visage,

dans le cœur, dans les veines, des années inutiles qui n’avaient jamais cessé de creuser des

sillons dans la peau, des rivières d’amertume, des corps déserts, des poignées d’eau jetées à

1 Tahar Ben Jelloun, La Nuit sacrée, Paris, Éditions du Seuil, 1987, p. 104.

2 Id., p.105.

la figure du soleil pour que quelque chose en moi ou à partir de moi scintille, fasse du bruit et

illusion, quelque chose de lumineux comme des lucioles pour apaiser le mensonge, l’attente et

le déclin.

1

En réalité, c’est le visage terrifiant du temps destructeur qui fait rejeter le passé,

comme si le geste d’effacer les souvenirs serait la garantie d’un instant éternisé, hors du

temps. Ainsi, le seul moyen d’échapper au temps, c’est de laver sa mémoire, d’anéantir

le passé, de faire table rase de toute existence antérieure ; c’est vers quoi aspirent les

personnages benjellouniens, horizon d’une existence malmenée, toujours en mouvement

et en fuite. L’oubli assure la délivrance. Dès lors, l’être commence à bâtir des espaces

qui puissent héberger la fragilité de la liberté.