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L’histoire du désert – histoire infinie

Chapitre V Raconte-moi une histoire…

V.3 L’histoire du désert – histoire infinie

Il me dit que son livre s’appelait le

livre de

sable, parce que ni ce livre ni le

sable n’ont

de commencement ni de fin.

Borges, Le Livre de sable

Si dans le chapitre antérieur nous avons restreint le champ d’analyse de

l’enchâssement du récit à L’Auberge des Pauvres, nous avons l’intention de la poursuivre à

travers plusieurs textes de notre corpus et de saisir la manière dont ces éléments

deviennent intra-textuels, répétitions obsessionnelles qui se prolongent d’un texte à

l’autre de Ben Jelloun. L’écho des Mille et Une Nuits à travers le roman La Prière de

l’absent s’est fait entendre dès sa parution, lorsque, dans une chronique du livre, Le

Clézio affirmait :

Le charme, (au sens fort de ce mot) du livre de Tahar Ben Jelloun, La Prière de l’absent, c’est

ce lien qui l’unit aux plus anciens textes romanesques, ceux de Mille et Une Nuits, où ce n’est

pas tant l’intrigue qui compte, ni le caractère des personnages, que cette possibilité qu’ont les

événements et les êtres de s’ouvrir vers autre chose, chacun parlant puis se taisant, ourdissant

ainsi une trame magique et surhumaine.

1

Dans la Prière de l’absent, le récit enchâssant est assuré par un narrateur

extradiégétique qui raconte un voyage vers le Sud dont les protagonistes sont les

vagabonds Sindibad et Boby, Yamna, ancienne mendiante, ancienne prostituée, vagabonde

elle-aussi, mais seulement l’image de cette Yamna, puisque la réelle Yamna était morte ; les trois

protagonistes sont « […] désignés par la source, par l’arbre et les mains de la sage-femme,

Lalla Malika, pour écrire ce livre, pour remplir toutes ces pages ».

2

Le livre dont il

s’agit est en fait un enfant, « un être vierge de toute réalité, pur, né de la limpidité de

l’eau et de la fermeté de l’écorce de l’arbre ».

3

Les protagonistes ont la mission

d’accompagner l’enfant vers le Sud, sous la promesse de garder le secret de leur

aventure. La substance du livre est donc un voyage mythique, l’errance des personnages

vers les sables du désert. Nous pouvons repérer dans l’histoire de ce voyage le récit

1

Jean-Marie Gustave Le Clézio,

«

Tahar Ben jelloun dans la tradition des anciens conteurs

»

, Le Monde, Paris, 04/09/1981, p. 13.

2 Tahar Ben Jelloun, La Prière de l’absent, Paris, Seuil, 1981, p.56.

enchâssant dont la principale caractéristique réside dans la fuite des protagonistes d’un

endroit à l’autre du territoire marocain. Le récit du voyage sera parsemé d’autres récits,

ceux du passé des trois personnages, Yamna, Sindibad et Boby. Ce qu’ils ont en commun, c’est

l’errance et la reprise du chemin, la marche à la dérive. Imbriquée dans l’histoire des

déambulations de Yamna, l’image de sa djellaba aux quinze poches est un symbole de

la multiplicité de récits et, en même temps, une mise en abyme du voyage central qui

assure l’ossature du récit-cadre:

Elle portait une djellaba sur laquelle elle avait cousu pas moins de quinze poches devant

correspondre chacune à une case d’espérance ou d’ironie : la poche bleue était l’enfant qu’elle

prétendait avoir eu et qui reviendrait un jour sur un cheval la délivrer de la solitude ; la blanche

était faite pour cacher la clé du paradis […] ; la poche verte était celle du voyage vers l’horizon

lointain ; la poche rouge, elle l’avait réservée aux soieries et aux parfums que son fils lui

apporterait d’Arabie ; la poche grise cousue sur le capuchon désignait les sables du désert dont

elle avait entendu parler par un commerçant de perles ; dans la poche mauve elle avait glissé

une pièce d’un rial troué et qui n’avait plus cours depuis l’entrée des Français au Maroc ; la

poche beige était fermée, elle prétendait y avoir emprisonné la Sagesse et le Silence (c’était la

poche intouchable, fermée définitivement sur un talisman ramassé par terre près du tombeau

d’un marabout) ; la poche vert pâle était ouverte sur la vérité, mais restait vide ; la rouge

cramoisie contenait le plan d’un trésor en mer […] ; la poche rose était la plus grande, réservée

au mystère et au pain (…) ; la poche marron était pour la pluie, la sécheresse sévissait souvent

dans le pays ; la poche bleu ciel était minuscule, c’était le printemps et le vent frais du soir ; une

poche noire brodée de fils d’or – un fil jaune- était cousue à l’emplacement du cœur, c’était pour

le pèlerinage à l’une des villes saintes – la Mecque, Médine, Al Qods, Smara…; la poche aux

plusieurs couleurs était un fourre-tout du rêve, elle y mettait toutes ses attentes et n’en parlait

jamais ; la poche rouge-pourpre devait contenir l’écharpe en soie rouge pourpre qu’elle offrirait

au cavalier qui lui apporterait le bonheur de la mort et le silence éternel.

1

Les poches sont ainsi remplies de renvois symboliques qui débordent la narration à

différents moments de son déroulement : le grand voyage vers les sables du désert, la

paix et le silence des sables, la mort de Yamna, avant même son engagement dans le

récit, la naissance de l’enfant sublime, les références aux conditions sociales et politiques du

Maroc colonisé. Les poches de la djellaba prolifèrent donc et un monde à part trouve sa

place à l’intérieur de chacune d’entre elles. Cette image du pullulement des objets et des

histoires n’est pas singulière dans les textes de Ben Jelloun. Nous retrouvons dans La

Nuit sacrée l’image d’un jeune homme en train de défaire une malle. Celle-ci est un

réservoir d’histoires singulières et le geste d’en sortir les objets, les uns après les autres,

semble illustrer le mieux la force qui gît dans l’histoire au pluriel, l’histoire inépuisable. Elle est

en quelque sorte le geste symbolique de la main qui tourne les pages des livres de Ben

Jelloun et c’est pourquoi nous tenons à retranscrire le fragment dans son intégralité,

considérant que sa longueur n’empêche pas la cohérence de notre réflexion, mais

l’éclaire mieux :

Il en sortait des objets disparates en les commentant, dans le but de reconstituer une vie, un

passé, une époque :

Nous avons là des bribes d’un destin. Cette malle est une maison. Elle a abrité plusieurs vies ?

Cette canne ne peut être le témoin du temps. Elle est sans âge et elle vient d’un noyer qui n’a

plus de souvenirs. Elle a dû guider des vieillards et des borgnes. Elle est lourde et sans

mystère. Regardez à présent cette montre. Les chiffres romains sont pâles. La petite aiguille

est bloquée sur midi ou minuit. La grande se promène toute seule. Le cadran est jaune. A-t-elle

appartenu à un négociant, un conquérant ou un savant ? Et ces chaussures dépareillées ?

Elles sont anglaises. Elles ont mené leur propriétaire dans des lieux sans boue ni poussière. Et

ce robinet en cuivre argenté. Il viendrait d’une belle demeure. La malle est muette. Il n’y a que

moi pour l’interroger. Tiens, une photographie. Le temps a fait son travail. Une photo de famille

signée "Lazarre 1922". C’est le père – peut-être grand-père qui se tient au milieu. Sa redingote

est belle. Ses mains sont posées sur une canne en argent. Il regarde le photographe. Sa

femme est assez efficace. On ne la voit pas bien. Sa robe est longue. Un petit garçon, un nœud

papillon sur une vieille chemise, est assis au pied da la mère. A côté, c’est un chien. Il est

fatigué. Une jeune femme est debout, un peu isolée. Elle est belle. Elle est amoureuse. Elle

pense à l’homme de son cœur. Il est absent, en France ou aux Antilles. J’aime imaginer cette

histoire entre cette jeune femme et son amoureux. Ils habitent à Guéliz. Le père est contrôleur

civil dans l’administration coloniale. Il fréquente le pacha de la ville, le fameux Glaoui. Ça se voit

sur son visage. Il y a quelque chose d’écrit sur la photo. "Un après-midi de bon… avril 1922."

Regardez à présent ce chapelet… du corail, de l’ambre, de l’argent… Il a dû appartenir à un

imam. Peut-être que la femme le portait comme collier… Des pièces de monnaie… un rial

troué… un centime… un franc marocain… des billets de banque qui n’ont plus de valeur… Un

dentier… une brosse… un bol en porcelaine… Un album de cartes postales… J’arrête de sortir

ces objets…

1

Même si le jeune homme déclare s’arrêter de sortir ces objets, le contenu de la

malle ne semble pourtant pas épuisé et les points de suspensions en témoignent. Ils

jouent dans l’énumération le même rôle que la mille et unième nuit, dont l’existence

semble vouée à déboucher sur une autre nuit, une mille deuxième nuit. Chaque objet

sorti de la malle engendre un récit, celui de son histoire réelle et de celle de ses

propriétaires, mais surtout un discours qui reste sous le signe du possible, suggéré par

les « peut-être » plusieurs fois énoncés. La malle s’élargit indéfiniment ; ainsi la

tentative du jeune homme de « reconstituer une vie, un passé, une époque »

1

échoue à

chaque fois qu’un objet appelle impérativement un autre.

Robert Elbaz voit dans le fragment cité une marque de la série narrative qui

caractérise les romans benjellouniens, constituant « des éléments, des énoncés narratifs,

composant la série indéterminée et ouverte de son Texte ».

2

Dans cette série narrative

les éléments sont toujours interchangeables et, de plus, inépuisables.

Pour chaque signifié, affirme le critique, un nombre indéfini de signifiants. Et la malle se remplit

à mesure qu’elle se vide : le remplissage sémiotique est aussi riche que son épuisement. Plus on

raconte, plus il y a à raconter.

3

C’est justement par cette potentialité d’ouverture infinie, de remplissage assoiffé

de signes que l’écriture de Tahar Ben Jelloun rejoint l’écriture du désert qui n’a pas de

fin, de limites ou de frontières, qui trace et efface les signes, pour recommencer indistinctement,

dans un jeu de répétition inlassable, d’insatiabilité narrative. C’est également une

compréhension de la leçon du désert dont les textes benjellouniens témoignent et que

nous apprenons d’Edmond Jabès : « Le désert est bien plus qu’une pratique du silence et

de l’écoute. Il est une ouverture éternelle. L’ouverture de toute écriture, celle que

l’écrivain a, pour fonction, de préserver. Ouverture de toute ouverture ».

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