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La problématique des brevets

Le développement de la recherche sur les cellules souches adultes et embryonnaires offre d’importantes promesses thérapeutiques à long terme. Les investisseurs potentiels dans le domaine des biotechnologies souhaitent avoir la certitude d’une protection juridique des inventions par le brevet, comme cela a été le cas dans le domaine de la recherche sur les séquences géniques. Pour autant, la spécificité de l’origine des cellules embryonnaires met en jeu l’éthique, notamment en France. Le principe de non marchandisation du vivant, auquel nous sommes attachés, est remis en cause aux États-Unis.

1. L’état des lieux

a) Évaluation des dépôts de brevet sur les cellules souches

D’après M. Philippe Menasché64 : « il ressort d’une cartographie des brevets établie en fonction du type cellulaire intéressé que la majorité des brevets couvre les cellules souches hématopoïétiques. Les brevets sur les cellules souches embryonnaires sont assez peu fréquents et concernent exclusivement les procédés de préparation, d’amplification, de spécification ou de tri, et non les cellules elles-mêmes.».

Il précise : « si l’on ne tient pas compte de tous les brevets japonais sur les iPS, sur les mille et quelques brevets mondiaux déposés, vingt sont considérés comme véritablement pertinents pour l’étude des cellules souches adultes ou embryonnaires. Sur ces vingt brevets, on compte seize brevets américains, trois brevets canadiens et un brevet israélien. Il n’y a malheureusement pas de brevet français. Si le manque de visibilité de la position française, telle qu’elle s’exprime au travers de la loi actuelle, perdurait, notre compétitivité internationale pourrait en pâtir du fait de la formulation ambiguë de la loi. Et nous risquerions de continuer à ne pas figurer dans le peloton de tête en matière de protection intellectuelle et de valorisation, malgré les travaux bien réels des équipes de recherche ».

D’après Mme Hélène Gaumont-Prat65, professeur de droit, directrice du laboratoire de droit médical et de la santé de Paris VIII, des recherches montrent

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qu’en 2005, une enquête britannique avait recensé plus de 18 000 brevets dans le monde ; au niveau de l’Office européen des brevets, quelques centaines de demandes de brevets sur les cellules souches humaines ont été déposées, tandis qu’on ne compte que 26 dépôts de brevets français auprès de l’Institut national de la propriété industriel (INPI) durant la période 1999-2008. Cela correspond à une moyenne oscillant entre 0 et 5 dépôts de brevets par an, ce qui est assez peu. Sur ces 26 brevets, 7 ont été délivrés par l’INPI et sont en vigueur. Les autres ont été soit rejetés, soit déchus, ou se trouvent encore en cours d’examen.

b) Objet du brevet

Les brevets ne peuvent pas porter sur la matière vivante elle-même, telle qu’elle existe dans la nature. Ils portent sur des procédés d’isolement de cellules souches à partir d’embryons ou de tissus, des procédés d’enrichissement en cellules souches de mélanges de cellules, des procédés de culture de cellules souches, des procédés de modification génétique de cellules souches, des procédés d’induction de la différenciation de cellules souches, des procédés d’induction de cellules souches adultes pour les soumettre à la rétrodifférenciation ou la transdifférenciation, des procédés de transformation de cellules somatiques en cellules souches.

Les demandes de brevets sur des produits portent sur des cellules souches, des compositions comprenant des cellules humaines et un additif des lignées de cellules souches, des cellules souches différenciées, et des cellules souches génétiquement modifiées. Les inventions peuvent également porter sur des utilisations de cellules souches (usage thérapeutique notamment).

La plupart des dépôts s’effectuent directement auprès de l’Office européen des brevets (OEB). Il ressort des bases de données de l’OEB que, sur les 200 dépôts de brevets relatifs à des cellules souches humaines, l’Office n’en a délivré pour l’instant que 48, qui sont essentiellement d’origine américaine ou anglaise.

Aucun n’a été déposé par un Français, ni ne désigne un inventeur français.

2. Les exclusions de la brevetabilité

Un principe général du droit des brevets exclut en France les simples découvertes du domaine de la brevetabilité (articles L.611-10 du code de la propriété intellectuelle, et L. 611-18 du même code pour les éléments du corps humain). Les cellules souches, telles qu’elles existent au sein d’un embryon ou dans le corps humain, ne peuvent donc pas être brevetées. En revanche, le fait d’extraire ces cellules, de les purifier puis de les multiplier en dehors du corps humain ou de l’embryon nécessite des procédés techniques extrêmement pointus.

Ces procédés conduisent à un résultat différent de celui présent dans le corps, puisque l’élément obtenu est isolé, purifié, parfois modifié et rendu de la sorte utilisable dans un cadre thérapeutique.

a) L’utilisation d’embryons humains à des fins industrielles ou commerciales.

D’après M. Fabrice Claireau66, directeur des affaires juridiques et internationales à l’INPI, des lignées de cellules souches embryonnaires ont été brevetées à l’Office américain des brevets (l’USPTO, United States Patent and Trademark Office), mais cela n’a été le cas ni à l’Office français, ni à l’Office européen des brevets (OEB). Les cellules souches ne peuvent faire l’objet d’un dépôt de brevet que pour autant qu’elles sont isolées du corps, c’est-à-dire extraites et reproduites artificiellement in vitro, dans le cadre de procédés techniques conduits par l’homme. Cette exclusion est sujette à interprétation, elle peut, dans une acception large, interdire tout dépôt de brevet portant sur des CSEh, de quelque type que ce soit.

À l’échelon européen, l’OEB a pratiqué de la même manière car la directive européenne de 1998, directive 98/44/CE, a été intégrée dans le règlement d’exécution de la convention sur le brevet européen, et constitue donc un corpus de règles applicable aux brevets européens. La décision WARF (Wisconsin Alumni Research Foundation) G0002/6 de la grande chambre de recours de l’OEB du 25 novembre 2008, a précisé l’interprétation que l’Office devait donner de cette exclusion : « doit être refusé tout brevet portant sur des cellules souches embryonnaires qui, au jour du dépôt de la demande, (en l’occurrence en 2003), ne peuvent être obtenues que par destruction initiale d’un embryon. L’exclusion s’applique quand bien même la méthode d’obtention des cellules souches, et donc de destruction de l’embryon, n’est pas revendiquée par le brevet ».

L’Office britannique, quant à lui, a récemment modifié sa pratique, pour tirer les conséquences de cette décision, car auparavant il acceptait de délivrer des brevets portant sur des cellules souches pluripotentes isolées. Désormais, il n’accepte de tels brevets qu’à la condition que les cellules puissent être obtenues à partir de méthodes n’impliquant pas la destruction d’un embryon humain, par exemple à partir de lignées déjà établies et déposées dans une banque cellulaire reconnue. Par ailleurs, il refuse de délivrer des brevets sur des procédés d’obtention de cellules souches embryonnaires humaines, ainsi que sur des cellules souches totipotentes. Ceci nous a été confirmé par M. Gerry Kamstra, avocat associé (Bird & Bird) et M. Julian Hitchcok, avocat associé (Field Fisher Waterhouse)67. Ces deux avocats britanniques spécialistes des brevets étaient également des scientifiques, ce qui est rare en France. Ils ont insisté sur la complexité des procédures de dépôt de brevets, et les risques de contentieux que cela induit.

L’Office allemand a, pour l’instant, une pratique équivalente à celle de l’office britannique. À la suite d’une décision de la Cour fédérale des brevets, il refuse de délivrer des brevets portant sur des cellules souches embryonnaires

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humaines. Toutefois, cette décision de la Cour fédérale des brevets a fait l’objet d’un recours devant la Cour suprême fédérale ; celle-ci a décidé de saisir la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) d’une question préjudicielle quant à l’interprétation qu’il convient de donner à la directive 98/44/CE, notamment à la disposition qui exclut de la brevetabilité les utilisations d’embryons humains à des fins industrielles et commerciales. Les questions sont les suivantes : quels stades de développement de l’œuf le terme « embryon » vise-t-il ? Couvre-t-il également le stade du « blastocyste », stade au cours duquel il n’y a plus de cellules souches pluripotentes susceptibles de reconstituer un organisme entier ? L’extraction de cellules souches constitue-t-elle nécessairement une « utilisation » de l’embryon ? Une utilisation à des fins de recherche ou dans un but thérapeutique constitue-t-elle une exploitation industriconstitue-t-elle et commerciale ?

Pour l’INPI, la réponse à cette question préjudicielle est fondamentale.

C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’Institut a arrêté de délivrer des brevets français portant sur des cellules souches embryonnaires humaines et a demandé aux déposants d’exclure ces cellules du texte du brevet. Il attend la décision de la CJUE pour se prononcer définitivement sur les brevets qui sont en cours d’examen, notamment sur les brevets qu’il envisageait de rejeter, les déposants ayant refusé de limiter leurs revendications quant au champ de leur brevet.

La pratique de l’Office américain (USPTO) est très différente : la brevetabilité du vivant y est très largement admise, y compris en ce qui concerne les cellules souches humaines, embryonnaires comme adultes. Une décision de la Cour suprême de 1980 a défini la pratique de l’Office américain en matière de brevetabilité, lequel s’y réfère toujours dans ses directives. Contrairement à l’OEB, il a délivré trois brevets portant sur des cellules souches embryonnaires au profit de la WARF (Wisconsin Alumni Research Foundation). La seule limite que l’on trouve dans les directives publiées par l’Office américain concerne les inventions qui peuvent être raisonnablement interprétées comme englobant l’être humain dans sa totalité, ce qui est flou et difficile à interpréter. En outre, une réforme du droit des brevets est actuellement débattue au Congrès ; elle pourrait influer sur le champ des brevets.

b) L’exclusion du corps humain, aux différents stades de sa constitution et de son développement

Cette exclusion conduit à écarter de la brevetabilité les CSEh totipotentes.

(directive de 1998 et article L.611-18 du code de la propriété intellectuelle). Si elles sont réintroduites in vivo, ces cellules ont en effet la capacité de reconstituer un organisme entier : elles peuvent ainsi être considérées comme le corps humain au premier stade de son développement.

c) Les procédés de clonage des êtres humains

Les procédés permettant d’obtenir des cellules souches embryonnaires à partir de transferts nucléaires ne sont pas brevetables, de même que les cellules

souches ainsi obtenues (directive de 1998 et article L.611-18 du code de la propriété intellectuelle).

3. Les limitations quant à la portée des brevets

Comme en matière de biotechnologie, le brevet voit sa portée limitée par rapport à ceux délivrés dans d’autres secteurs technologiques. La loi du 6 août 2004 (article L.611-18 précité) a précisé que « seule une invention constituant l’application technique d’une fonction d’un élément du corps humain peut être protégée par brevet. Cette protection ne couvre l’élément du corps humain que dans la mesure nécessaire à la réalisation et à l’exploitation de cette application particulière. Celle-ci doit être concrètement et réellement exposée dans la demande de brevet». Les brevets sont donc restreints à une fonction et à une application technique précises.

Si un procédé d’utilisation ou une lignée de cellules souches adultes, isolées du corps humain, peut faire l’objet d’un dépôt de brevet, c’est à la condition d’indiquer précisément l’application qui en est faite. Si une nouvelle application de cette lignée de cellules venait à être identifiée, elle pourrait faire l’objet d’un second brevet. Ce nouveau brevet ne serait pas dépendant du premier ; son titulaire n’aurait pas à demander l’autorisation du titulaire du premier brevet, ni à lui verser des redevances. Cette restriction aux fonctions, opérée par la loi française, repose sur la marge de souplesse laissée par la directive 98/44/CE sur la protection juridique des inventions biotechnologiques.

4. L’application stricte de la règle de non patrimonialité en France

En France, en amont de toute demande de brevet, les conditions d’obtention des cellules souches humaines adultes sont encadrées par les articles 16-1 et suivants du code civil, issus des lois de bioéthique de 1994, révisées en 2004.

Ils exigent le consentement de la personne soumise au prélèvement, et le don en vertu du principe de gratuité découlant de la règle de non patrimonialité inscrite à l’article 16-1 précité. Les règles concernant la recherche sur l’embryon sont visées aux articles L. 2151-5 et suivants, et L.2414-1 du code de la santé publique.

Quant à la brevetabilité des inventions issues de cellules souches, les règles applicables découlent de la directive 98/44 du 6 juillet 1998 (article 3, 5 et 6) et de la loi de transposition de 2004. A cette date, c’est principalement l’article 5 de la directive68 qui a posé problème : l’article L. 611-18 précité du

68 Article 5 paragraphe 2 : « Un élément isolé du corps humain ou autrement produit par un procédé technique, y compris la séquence ou la séquence partielle d’un gène, peut constituer une invention brevetable, même si la structure de cet élément est identique à celle d’un élément naturel ».

code de la propriété intellectuelle (CPI) a été rédigé de manière plus restrictive quant à la portée du brevet, pour répondre aux critiques portant sur les conséquences de la brevetabilité du vivant.

Cependant ce sont les dispositions de la directive 98/44 qui sont appliquées au plan européen par l’Office européen des brevets (OEB) car, en juin 1999, le conseil d’administration de l’OEB a décidé d’incorporer les dispositions de la directive dans le règlement d’exécution de la convention de Munich.

D’après Mme Hélène Gaumont-Prat69, la plupart des brevets en ce domaine étant délivrés par l’OEB et non pas par l’INPI, ils ne sont pas affectés par la différence de rédaction, et aucun contentieux n’a vu le jour à cette date. Pour autant, on ne peut écarter cette possibilité. Cette modification aurait des conséquences si un brevet délivré par l’OEB venait à être contesté en France devant une juridiction française, car celle-ci s’appuierait sur les textes communautaire et français. La directive primant sur le texte français, la juridiction devrait interpréter les dispositions de l’article L. 611-18 du CPI à la lumière du texte communautaire et, en cas de contradiction entre les deux, elle aurait l’obligation légale de préférer le texte communautaire.

RECOMMANDATION N° 4:

La position de la France doit être confortée, il convient de : – prévenir toute dérive vers une marchandisation du vivant ;

– limiter le dépôt de brevet de portée large à l’Office européen des brevets.