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Le problème du temps dans la Phénoménologie de la perception

Chapitre 4. La subjectivité et la temporalité

1. Le problème du temps dans la Phénoménologie de la perception

De la même façon que dans nos trois chapitres précédents, nous commencerons tout d’abord par dégager les grandes lignes du problème du temps dans la Phénoménologie. Cela nous permettra de mettre en relief la singularité de la définition merleau-pontienne du temps que nous allons analyser en détail dans notre deuxième section.

Comme nous l’avons déjà signalé dans notre premier chapitre, Merleau-Ponty critique tout au long de la Phénoménologie les deux perspectives philosophiques traditionnelles que sont l’intellectualisme et l’empirisme. C’est en réfutant ces deux perspectives s’opposant l’une à l’autre qu’il tente d’élaborer ses propres idées philosophiques. Ces deux perspectives apparaissent à plusieurs reprises et sous plusieurs formes selon les problèmes à traiter dans la Phénoménologie. Mais globalement, on peut considérer que la perspective intellectualiste est en principe représentée par la pensée « criticiste » qui s’appuie sur la conscience idéale et constituante, tandis que la perspective empirique se distingue par une approche « réductionniste » (et « mécaniciste ») dont la caractéristique essentielle est de réduire toute la vivacité des phénomènes à un système clos et figé. La méthode propre à la philosophie merleau-pontienne consiste par contre à rechercher une « troisième voie » n’étant ni intellectualiste ni empirique dans la perception ou dans le corps.

Cette méthode s’applique également à l’analyse du temps : dans son chapitre intitulé « la temporalité », Merleau-Ponty examine deux perspectives radicalement différentes sur le temps (perspectives n’étant pas nécessairement intellectualiste ou empirique) et essaie en quelque sorte d’établir sa propre position dans leur intervalle. Avant de mettre en avant le caractère original de la définition merleau-pontienne du concept de temps, il nous faut tout d’abord envisager dans cette section ces deux perspectives essentielles à l’égard du temps.

La première perspective que Merleau-Ponty refuse consiste à soutenir que le temps s’écoule en soi. Le temps est considéré dans cette perspective comme semblable à une « rivière » qui s’écoule en soi du passé vers le futur :

On dit que le temps passe ou s’écoule. On parle du cours du temps. L’eau que je vois passer s’est préparée, il y a quelques jours, dans les montagnes, lorsque le glacier a fondu ; elle est devant moi, à présent, elle va vers la mer où elle se jettera. Si le temps est semblable à une rivière, il coule du passé vers le présent et l’avenir.

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Le présent est la conséquence du passé et l’avenir la conséquence du présent148

.

Dans cette première perspective, l’écoulement du temps est transcendant par rapport à nous dans la mesure où le temps est ici censé s’écouler en soi au-delà de nous-mêmes. L’écoulement temporel du passé vers le présent et du présent vers le futur est en dehors du monde où nous vivons. Le temps est donc ici une « substance fluente »149 et idéale qui transcende tout étant mondain.

Mais selon Merleau-Ponty, une telle conception du temps est insoutenable. Le temps n’est pas comme une rivière, et n’est pas non plus une substance idéale et transcendante. De par sa nature, il ne peut pas être idéal. En effet, le temps ne peut pas exister, à proprement parler, dans le « monde objectif » où « il n’y a qu’un seul être indivisible et qui ne change pas »150. Au contraire, le temps suppose essentiellement « une vue sur le temps » comme « un témoin de sa course » :

Les « événements » sont découpés par un observateur fini dans la totalité spatio-temporelle du monde objectif. Mais, si je considère ce monde objectif lui-même, il n’y a qu’un seul être indivisible et qui ne change pas. Le changement suppose un certain poste où je me place et d’où je vois défiler des choses ; il n’y a pas d’événements sans quelqu’un à qui ils adviennent et dont la perspective finie fonde leur individualité. Le temps suppose une vue sur le temps. Il n’est donc pas comme un ruisseau, il n’est pas une substance fluente151

.

Les événements temporels impliquent nécessairement un « observateur fini ». Pour qu’un événement soit temporel, il faut que quelqu’un assiste à cet événement. Cela veut dire que le temps exige toujours un « témoin de sa course »152. Si ce n’est pas le cas, il n’y a dans le temps « qu’une chose toute hors d’elle-même ». Merleau-Ponty dit par conséquent que :

Le temps n’est donc pas un processus réel, une succession effective que je me bornerais à enregistrer. Il naît de mon rapport avec les choses. Dans les choses mêmes, l’avenir et le passé sont dans une sorte de préexistence et de survivance

148 PP, 470. 149 PP, 470. 150 PP, 470. 151 PP, 470. 152 PP, 470.

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éternelles [...]153.

Le passé et l’avenir n’existent comme tels que dans mon rapport au monde. L’écoulement du temps n’est pas possible dans les choses en soi qui n’ont aucune vue sur le temps ; dans ce contexte, le passé se fige dans une « préexistence éternelle » et l’avenir dans une « survivance éternelle ». En d’autres termes, dans ce monde purement objectif, le temps est immédiatement identifié aux choses immuables et ne s’écoule pas au sens rigoureux du terme. La métaphore voulant que « le temps s’écoule comme une rivière » est donc injuste et même fausse. Le temps conçu comme une substance idéale et transcendante ne peut pas s’écouler parce qu’il est pris pour un étant (un être chosique) dans le monde objectif des êtres. Un « témoin assujetti à une certaine place dans le monde »154 est nécessaire pour que le temps s’écoule.

Mais si le temps n’est pas une substance transcendante, est-ce alors à dire qu’il est un résultat de notre activité psychique ? Dans la suite de son analyse, Merleau-Ponty repousse également une telle interprétation psychologique du temps.

Les psychologues cherchent toujours à expliquer la conscience du passé par la « conservation psychologique » de sa « trace »155. D’après eux, le passé laisse une « trace » dans notre conscience et la conscience du passé s’explique par les « souvenirs » de cette trace. Or, Bergson a déjà critiqué la « théorie physiologique » de la mémoire selon laquelle la « cause adéquate des phénomènes de mémoire » se trouve dans les « traces cérébrales et les autres dispositifs corporels »156. Il a déjà remarqué que la conscience du passé n’est explicable par aucune « trace » conservée dans nos organes corporels. Cependant, Bergson se contente lui-même de remplacer cette « conservation physiologique » par une « conservation psychologique », et il reste donc enfermé dans la même clôture que celle des psychologues 157. Selon Merleau-Ponty, Bergson « fait du temps avec du présent conservé »158. Il faut

153 PP, 471. 154 PP, 470. 155 PP, 472. 156 PP, 472. 157

Mais il nous faut dire que cette interprétation est sans doute erronée ou du moins hâtive. En effet, selon G. Deleuze, « [c]e que Bergson appelle ‘souvenir pur’ n’a aucune existence

psychologique » (Gilles Deleuze, Le bergsonisme (1966), Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2011, p. 50).

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PP, 475. « Quand il dit que la durée fait ‘boule de neige avec elle-même’, quand il

accumule dans l’inconscient des souvenirs en soi, il fait du temps avec du présent conservé, de l’évolution avec de l’évolué. » Cette critique de Bergson se rattache étroitement à celle de l’« illusion rétrospective ».

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cependant préciser que la « trace » du passé n’est en l’occurrence pas conservée dans le cerveau mais « dans l’inconscient »159. La conscience du passé s’explique toujours dans cette « théorie psychologique » par la « conservation » de la « trace ».

Néanmoins, comme nous le dit Merleau-Ponty, cette conception du temps s’appuyant sur la « conservation de la trace » ne nous fait jamais comprendre le sens même du passé :

[O]n n’a pas vu que notre meilleure raison de rejeter la conservation physiologique du passé est aussi une raison de rejeter la « conservation psychologique », et cette raison est qu’aucune conservation, aucune « trace » physiologique ou psychique du passé ne peut faire comprendre la conscience du passé. Cette table porte des traces de ma vie passée, j’y ai inscrit mes initiales, j’y ai fait des taches d’encre. Mais ces traces par elles-mêmes ne renvoient pas au passé : elles sont présentes ; et, si j’y trouve des signes de quelque événement « antérieur », c’est parce que j’ai, par ailleurs, le sens du passé, c’est parce que je porte en moi cette signification160

.

Qu’elle soit physiologique ou psychologique, la « conservation de la trace » ne peut jamais expliquer la spécificité de la temporalité du passé dans la mesure où « un fragment conservé du passé vécu ne peut être tout au plus qu’une occasion de penser au passé, ce n’est pas lui qui se fait reconnaître »161

. Pour « reconnaître » le passé en tant que tel, il faut auparavant avoir « une sorte de contact direct avec le passé en son lieu ». La théorie psychologique présuppose donc que le sujet possède par avance le « sens du passé », et pourtant ce « sens » ne se trouve pas lui-même dans la conservation de la trace du passé. Il en va de même pour l’avenir. « À plus forte raison ne peut-on construire l’avenir avec des contenus de conscience : aucun contenu effectif ne peut passer, même au prix d’une équivoque, pour un témoignage sur l’avenir, puisque l’avenir n’a pas même été et ne peut comme le passé mettre en nous sa marque »162. Par nature, l’avenir ne laisse aucune « trace » dans nos organes corporels ou dans notre inconscient. Avoir le « sens de l’avenir »163 est donc également

159

Cependant, toujours selon Deleuze, cet « inconscient » bergsonien ne doit également pas être considéré à proprement parler comme une « réalité psychologique hors de la conscience » (comme c’est le cas chez Freud), mais plutôt comme une « réalité non psychologique » (Deleuze, Op. cit., p. 50).

160 PP, 472. 161 PP, 473. 162 PP, 473. 163 PP, 473.

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nécessaire dans ce cas pour reconnaître l’avenir comme tel, mais ce « sens de l’avenir » lui-même ne s’explique pas non plus par l’idée de conservation de la trace.

Ajoutons à cela une autre remarque : parce qu’« il est essentiel au temps de se faire et de n’être pas, de n’être jamais complètement constitué », et parce que « [l]e temps comme objet immanent d’une conscience est un temps nivelé, en d’autres termes n’est plus du temps »164, le temps n’est jamais un objet constitué de manière

immanente par la conscience. « Une conscience thétique du temps qui le domine et qui l’embrasse détruit le phénomène du temps. »165

Comme nous l’avons déjà dit, le temps exige bien un « observateur fini » pour pouvoir s’écouler dans le monde, mais cet observateur n’est jamais la conscience constituante ni la conscience thétique du temps. Le témoin du temps n’est pas le constituant du temps.

À ce stade de notre analyse, plusieurs points peuvent être maintenant clairement établis. 1) Le temps n’est pas une substance idéale et transcendante. Il exige essentiellement un « témoin de sa course » pour pouvoir s’écouler dans le monde. Si ce n’est pas le cas, le temps s’assimile immédiatement aux choses du monde objectif ; 2) le temps ne se fonde sur aucune trace conservée dans le corps ou dans la conscience. Le « sens » même du temps ne peut jamais se trouver dans ces contenus réels ; 3) le temps n’est pas un objet immanent de la conscience constituante. Constituer le temps signifie niveler le temps. Il n’est pas question ici de la « constitution » du temps.