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La conscience en tant que « transcendance active »

Chapitre 2. Le cogito et la parole

3. La conscience en tant que « transcendance active »

Nous venons de montrer, bien que de manière assez schématique, en quoi consiste le problème de l’« auto-réflexion » qu’implique inévitablement l’ego phénoménologique. Or, avant de tenter de résoudre ce problème, et avant d’envisager dans le détail le « cogito silencieux », il nous reste encore un point à préciser : le sens de la « conscience » chez Merleau-Ponty. Nous avons déjà vu dans quel contexte est requis le « cogito » dans la Phénoménologie de la perception. Merleau-Ponty refuse

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Voir à ce propos Shigeru Taguchi, Das Problem des ,Ur-Ich’ bei Edmund Husserl. Die

Frage nach der selbstverständlichen ,Näche’ des Selbst (Dordrecht, Springer, coll.

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d’une part l’« interprétation éternitaire du Cogito » que l’on pourrait qualifier d’idéaliste, mais il n’en maintient pas moins la nécessité du cogito en tant que Logos préobjectif et préscientifique fonctionnant dans le « champ phénoménal ». Toutefois, cela n’indique en fait qu’un aspect assez limité de l’idée merleau-pontienne de la conscience. Il nous faut donc proposer ici une définition plus précise et plus positive de la « conscience » merleau-pontienne.

Il y a deux caractéristiques à souligner dans cette définition merleau-pontienne de la conscience. En premier lieu, la conscience est pour Merleau-Ponty la « transcendance active » :

Les actes du Je sont d’une telle nature qu’ils se dépassent eux-mêmes et qu’il n’y a pas d’intimité de la conscience. La conscience est de part en part transcendance, non pas transcendance subie, – nous avons dit qu’une telle transcendance serait l’arrêt de la conscience, – mais transcendance active52

.

Dans la Phénoménologie de la perception, la conscience (à savoir le cogito) est ainsi elle-même caractérisée par une « transcendance active ». S’il ne faudrait pas négliger les implications heideggeriennes que comporte une telle caractérisation de la conscience53, ce qui nous importe ici est que cette « transcendance active » de la

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PP, 431. C’est dans ce mouvement de « transcendance active » de la conscience que Merleau-Ponty réussit à fonder la certitude non seulement du monde mais aussi de soi, contre Descartes (PP, 429-431). Si, comme le remarque bien Barbaras, « la certitude de soi n’est pas indépendante de la certitude du monde, elle en est contemporaine et corrélative » (Renaud Barbaras, Le tournant de l’expérience. Recherches sur la philosophie de Merleau-Ponty, Paris, Vrin, coll. « Histoire de la philosophie », 1998, p. 169), c’est parce que la conscience est ainsi définie comme « transcendance active » et que pour cette conscience « transcender vers le monde » et « accéder à la conscience de soi » sont rigoureusement la même chose. Chez Merleau-Ponty, la certitude de soi et celle du monde « sont absolument solidaires » (ibid., p. 171) dans la conscience en tant que « transcendance active ».

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Merleau-Ponty ne précise pas lui-même, dans le chapitre intitulé « le Cogito », sa référence à Heidegger eut égard à cette « transcendance active » de la conscience. Mais il nous semble évident qu’il se reporte ici, fut-ce implicitement, à l’idée heideggerienne de la

« transcendance ». Dans ce contexte, il ne serait donc pas inutile de mettre la transcendance merleau-pontienne en comparaison avec celle de Heidegger.

C’est dans le cours du semestre d’été de 1928, intitulé Metaphysische Anfangsgründe der

Logik im Ausgang von Leibniz (GA 26, Francfort/Main, Klostermman, 1978) que Heidegger

élabore le concept de « transcendance » de manière détaillée et sous différents aspects

(Merleau-Ponty ne se réfère pas à ce cours dans la Phénoménologie de la perception). D’après A. Schnell, il y a quatre points à souligner concernant l’élaboration du concept de

« transcendance » dans ce cours : « 1) la transcendance en tant que constitution fondamentale de l’être-là ; 2) la transcendance en tant que compréhension de l’être ; 3) le monde comme ce-vers-quoi la transcendance transcende l’étant ; 4) l’être-au-monde comme le phénomène

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fondamental de la transcendance de l’être-là » (Alexander Schnell, De l’existence ouverte au

monde fini. Heidegger 1925-1930, Paris, Vrin, coll. « Bibliothèque d’histoire de la

philosophie », 2005, p. 169). Il ne s’agit cependant pas ici de réfléchir en détail sur le concept même de transcendance chez Heidegger. Nous nous bornerons donc à préciser très brièvement en quoi consiste la parenté entre la transcendance heideggerienne et celle de Merleau-Ponty. On notera toutefois que les rapprochements auxquels nous allons procéder ci-après ne peuvent en rester qu’à un niveau formel et même superficiel, dans la mesure où Merleau-Ponty

n’explicite pas lui-même sa référence à Heidegger. Cependant, ils nous permettront malgré tout de mieux éclairer certains caractères constitutifs de la « transcendance active » de Merleau-Ponty.

Nous commencerons par signaler à nouveau les quatre caractéristiques fondamentales de la transcendance heideggerienne.

Premièrement, la transcendance n’est pas, pour Heidegger, un simple rapport (soit

psychologique, soit intentionnel) entre le sujet et l’objet, entre la « sphère intérieure » et la « sphère extérieure » (GA 26, p. 210-211, Schnell, De l’existence ouverte au monde fini.

Heidegger 1925-1930, op. cit., p. 168) et, en ce sens, elle doit être distinguée de

l’« intentionnalité » husserlienne (GA 26, p. 170). C’est plutôt sur le fondement de la « transcendance originaire (Urtranszendenz) » que devient possible tout rapport intentionnel du sujet à l’objet. Chez Heidegger, la transcendance n’est donc pas simplement, un rapport entre un sujet et un objet, mais elle constitue la structure essentielle et fondamentale du sujet (de l’être-là). Pour Heidegger, être sujet, c’est essentiellement transcender (GA 26, p. 211). Deuxièmement, la transcendance est le mouvement extatique. Selon Heidegger, l’« ipséité » de l’être-là est essentiellement fondée sur la transcendance (Alexander Schnell, En deçà du sujet.

Du temps dans la philosophie transcendantale allemande, Paris, PUF, coll. « Épiméthée »,

2010, p. 239), et cette « ipséité » s’exprime aussi dans le double mouvement « à partir de soi » et « vers soi » (ibid.). C’est-à-dire que la transcendance qui fonde l’« ipséité » même de l’être-là consiste elle aussi en ce double mouvement exstatique « à partir de soi » et « vers soi ».

Troisièmement, la transcendance précède l’apparition de tout étant comme objet. « Ce qui est transcendé, c’est donc l’étant qui, lui, ne peut se présenter comme objet (et comme sujet) qu’après coup » (Schnell, De l’existence ouverte au monde fini, op. cit., p. 169-170). C’est la transcendance qui fait apparaître tout étant comme objet : « [l]’étant ne peut être rencontré que dans la mesure où le Dasein l’a d’abord transcendé » (Schnell, En deçà du sujet, op. cit., p. 239). C’est parce que le sujet (l’être-là) transcende l’étant que celui-ci nous apparaît comme un objet.

Finalement, la transcendance de l’être-là se caractérise également par son « être-au-monde (In-der-Welt-sein) » (GA 26, p. 213) : « [l]e phénomène fondamental de la transcendance de l’être-là est l’être-au-monde » (Schnell, De l’existence ouverte au monde fini, op. cit., p. 170). L’être-là existe au monde en transcendant l’étant vers le monde.

Ces caractéristiques de la transcendance heideggerienne montrent en effet une ressemblance intéressante avec la « transcendance active » de Merleau-Ponty. D’abord, comme nous le verrons dans ce qui va suivre, la « transcendance active » constitue la structure la plus élémentaire et la plus fondamentale de la subjectivité merleau-pontienne, et elle précède tout rapport entre sujet et objet. Le cogito est pour Merleau-Ponty « le mouvement profond de transcendance qui est mon être même » (PP, 432), et c’est dans cette transcendance du cogito que s’établit le rapport entre sujet et objet comme tel. La transcendance merleau-pontienne n’est pas un simple acte consistant à dépasser ce qui existe déjà. Mais elle est l’acte

d’effectuation de ce qui n’est pas donné d’avance à la conscience. Par conséquent, elle précède et rend possible l’apparition de tout objet existant. Ensuite, la « transcendance active » possède elle aussi un caractère extatique. En effet, le cogito se dépasse, se transcende, et ce faisant, il se

détermine en même temps. C’est-à-dire qu’il y a, dans la « transcendance active », un double

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conscience désigne en fait – pour être plus précis – l’auto-transcendance de la conscience. Car, selon Merleau-Ponty, l’essence de notre conscience est de « se dépasser »54.

De plus, Merleau-Ponty écrit à propos de la « vision » qu’elle est « une opération qui tient plus qu’elle ne promettait, qui dépasse toujours ses prémisses et n’est préparée intérieurement que par mon ouverture primordiale à un champ de transcendances, c’est-à-dire encore par une extase »55

. En tenant compte du fait que la « vision » est pour le philosophe l’une des formes les plus fondamentales de notre conscience, nous pourrions considérer que cet énoncé signale en fait l’une des caractéristiques de notre conscience. Cet énoncé montre ainsi que notre conscience en tant que « transcendance active » ne consiste pas en un simple acte de pensée mais en une « opération » qui dépasse par une « extase » ce qu’elle promettait (c’est-à-dire, tout simplement, en un auto-dépassement).

En deuxième lieu, cette « transcendance active » (l’auto-transcendance) de la conscience s’apparente aussi à l’acte d’effectuer la conscience elle-même : au même titre que le phénomène de la « parole parlante », nous pouvons également définir la conscience comme une « effectuation ». Merleau-Ponty écrit à cet égard :

La conscience que j’ai de voir ou de sentir, ce n’est pas la notation passive d’un événement psychique fermé sur lui-même et qui me laisserait incertain en ce qui concerne la réalité de la chose vue ou sentie ; ce n’est pas davantage le déploiement d’une puissance constituante qui contiendrait éminemment et éternellement en elle-même toute vision ou sensation possible et rejoindrait l’objet sans avoir à se quitter, c’est l’effectuation même de la vision56.

« vers soi » : le cogito merleau-pontien se détermine en se transcendant. Chez Merleau-Ponty, de même que chez Heidegger, « sortir de soi » et « rentrer en soi » relèvent ainsi d’un même mouvement extatique. Finalement, la « transcendance active » est la manière caractéristique dont le sujet existe au monde. Selon Merleau-Ponty, le cogito, dont l’essence consiste en une « transcendance active », est « le contact simultané avec mon être et avec l’être du monde » (PP, 432). Le cogito en tant que « transcendance active » s’engage essentiellement dans le monde, dans une situation concrète du monde. La « transcendance active » est donc, de même que la transcendance heideggerienne, un des modes d’exister de l’être au monde.

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Merleau-Ponty dit aussi ailleurs : « c’est à savoir qu’il y a des actes dans lesquels je me ressemble pour me dépasser. Le Cogito est la reconnaissance de ce fait fondamental » (PP, 439).

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PP, 432.

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L’un des motifs essentiels pour lesquels Merleau-Ponty n’accepte pas la « conscience constituante » criticiste réside en ceci qu’elle ne voit dans le monde que « ce qu’elle y a mis »57 au préalable. Par conséquent, par opposition à cette conscience criticiste, la conscience merleau-pontienne est définie comme ce qui effectue plus qu’elle ne promettait par avance. Dans notre vie quotidienne, il est assez rare d’avoir une pensée préalablement formée. À l’inverse, il arrive assez fréquemment qu’une pensée nous survienne souvent soudainement, sans aucune prémonition. On pourrait certes considérer que cette pensée présente provient directement de celle qui l’a précédée mais cela ne permet pas pour autant de dire qu’elle existait déjà dans la pensée antérieure sous la forme d’une pure possibilité. Entre ces deux pensées (présente et précédente), il n’y a aucune relation linéaire et homogène. Merleau-Ponty écrit sur ce point :

Il faut seulement que la coïncidence de moi avec moi, telle qu’elle s’accomplit dans le cogito, ne soit jamais une coïncidence réelle, et soit seulement une coïncidence intentionnelle et présomptive. De fait, entre moi-même qui viens de penser ceci, et moi qui pense que je l’ai pensé s’interpose déjà une épaisseur de durée et je peux toujours douter si cette pensée déjà passée était bien telle que je la vois à présent58.

Même s’il est possible de supposer la « coïncidence de moi avec moi » dans le cogito (à savoir dans la conscience), il ne s’agit pas d’une coïncidence réelle mais d’une coïncidence intentionnelle et même présomptive. Entre une pensée et une autre s’interpose nécessairement une « épaisseur de durée » qui empêche de rendre cette « coïncidence réelle ». Notre pensée s’engage pour l’essentiel dans le mouvement temporel et se déroule donc toujours de façon précaire, fugace et souvent surprenante. Par exemple, lorsqu’il nous vient à l’esprit une idée nouvelle, nous éprouvons certainement notre pensée même comme inopinée et surprenante. C’est sans doute une telle situation que Merleau-Ponty a en tête quand il définit la conscience comme une « transcendance active » ou une « effectuation ».

Cependant se pose ici un problème lorsqu’on définit ainsi la conscience comme « transcendance active ». Si notre conscience se transcende sans cesse en effectuant plus qu’elle ne promettait, cela ne revient-il pas à dire que l’« ego » perd son

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PP, 444.

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« auto-identité » ? Concernant ce problème, Merleau-Ponty se demande lui-même : « [d]éfinir le sujet par l’existence, c’est-à-dire par un mouvement où il se dépasse, n’est-ce pas du même coup le vouer à l’illusion, puisqu’il ne pourra jamais rien être ? »59 Ainsi perdrions-nous « les liens entre nous et nous-mêmes » au sein même de notre conscience et risquerions-nous de rendre « impossible le Cogito ». Comment peut-on alors expliquer le lien entre nous et nous-mêmes si l’on définit la conscience comme « transcendance active » consistant à se dépasser constamment ? Comment cette conscience comme « transcendance active » assure-t-elle un « contact avec le soi-même » ?

C’est en effet en étant confronté à ces questions que nous pouvons le mieux comprendre le vrai sens de la notion de « cogito silencieux ».