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L’impossibilité de l’auto-appréhension du « cogito tacite » et sa transcendance vers

Chapitre 3. La coexistence et autrui

4. L’impossibilité de l’auto-appréhension du « cogito tacite » et sa transcendance vers

Nous avons successivement parcouru dans nos deux dernières sections les trois phases principales de l’argumentation développée dans le chapitre intitulé « autrui et le monde humain ». Ce faisant, nous avons vu que Merleau-Ponty suppose dans le cadre de la question d’autrui une facticité absolue et primordiale qu’il appelle le « social », et qu’il considère d’autre part le solipsisme provoqué par l’existence d’autrui comme un phénomène relatif et occasionnel. Il affirme ainsi avec fermeté que « [l]e refus de communiquer est encore un mode de communication »141. Suivant cette logique, même la solitude ne peut être que l’envers de la communication, et le solipsisme est susceptible de se transformer lui-même en un mode de « coexistence ». « Je peux construire une philosophie solipsiste, dit Merleau-Ponty, mais, en le faisant, je suppose une communauté d’hommes parlants et je m’adresse à elle. »142

Mais ce « social » n’est toutefois pas simplement posé d’une manière dogmatique. L’existence du « social » s’explique en effet par l’une des caractéristiques essentielles de la subjectivité merleau-pontienne, à savoir le « cogito tacite ». De ce fait, il existe un rapport étroit entre le problème du cogito et celui d’autrui. Nous nous proposons dans cette section de mettre au jour ce rapport constitutif entre le cogito et autrui. La clarification de ce rapport nous permettra de comprendre pourquoi et comment la « coexistence » dans le « social » est pour nous possible.

Il tient lieu pour ce faire de revenir encore une fois à la troisième phase de la démonstration que nous venons de parcourir dans notre section précédente. Dans cette dernière phase, Merleau-Ponty écrit la chose suivante à propos de la « méditation universelle » du philosophe : 141 PP, 414. 142 PP, 414.

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Même la méditation universelle qui retranche le philosophe de sa nation, de ses amitiés, de ses partis pris, de son être empirique, en un mot du monde, et qui semble le laisser absolument seul, est en réalité acte, parole, et par conséquent dialogue. Le solipsisme ne serait rigoureusement vrai que de quelqu’un qui réussirait à constater tacitement son existence sans être rien et sans rien faire, ce qui est bien impossible, puisque exister c’est être au monde143

.

L’auteur souligne dans cet énoncé que le solipsisme n’est possible que pour quelqu’un qui demeure dans sa solitude absolue et qui constate tacitement sa propre existence dans cette solitude. Mais il s’empresse d’ajouter que cela est absolument impossible, dès lors qu’« exister c’est être au monde ».

Il y a selon nous deux choses à remarquer dans ce passage. 1) En premier lieu, Merleau-Ponty juxtapose ici l’impossibilité de constater tacitement notre existence et celle du solipsisme. L’impossibilité du solipsisme et l’impossibilité de l’appréhension tacite de notre existence sont donc la même chose pour Merleau-Ponty. 2) Deuxièmement, c’est notre « existence » comme « être au monde » qui rend impossible cette appréhension tacite de l’existence. S’il nous est impossible de constater tacitement notre existence (et donc si le solipsisme est impossible pour nous), c’est précisément parce que notre « existence » est par nature l’« être au monde ».

Ces deux points sont très importants pour la compréhension du rapport entre le cogito et autrui. Nous commencerons ici par examiner le premier point, à savoir l’impossibilité de l’appréhension tacite de notre existence. Il s’agit en fait d’une caractéristique particulière du « cogito tacite » dont nous n’avons pas explicitement tenu compte dans notre chapitre précédent.

Dans son chapitre intitulé « le Cogito », Merleau-Ponty met l’accent sur le fait que le « cogito tacite » ne peut s’appréhender comme tel, en disant que « [l]e Cogito tacite n’est Cogito que lorsqu’il s’est exprimé lui-même »144

. Ce qui est souvent ignoré par les commentateurs, c’est que le « cogito tacite » ne peut se saisir comme tel au sein de son propre silence. Ce cogito est, d’un côté, le cogito le plus fondamental qui sous-tend et conditionne toutes nos pensées particulières (le « cogito parlé ») mais, de l’autre, il n’existe qu’en étant exprimé comme cogito actuel et parlé et ne peut donc être lui-même amené à la connaissance réflexive. Le « cogito tacite », restant toujours dans son silence, est ignorant non seulement du monde extérieur mais aussi du soi

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PP, 414-415. Nous soulignons.

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intérieur. Ce cogito ne peut donc pas s’appréhender en tant que tel sans être exprimé dans une pensée particulière. Pour que le « cogito tacite » puisse se saisir, il faut nécessairement qu’il s’exprime dans une pensée particulière et discursive, mais ce n’est alors plus déjà le « cogito tacite » mais le « cogito parlé » que l’on rencontre dans cette pensée particulière. Il est donc absolument impossible pour ce « cogito tacite » de se saisir comme tel dans son propre silence.

Cette impossibilité de l’auto-appréhension du « cogito tacite » se superpose pour ainsi dire à celle de l’appréhension tacite de notre « existence ». En effet, comme l’a déjà remarqué Madison145, le « cogito tacite » s’identifie à notre « existence » même. L’affirmation qui soutient que « personne ne peut constater sa propre existence tacitement » signifie par conséquent que personne ne peut saisir son « cogito tacite » au sein de son propre silence. Notre « existence » tacite et silencieuse ne sait donc rien d’elle-même. Compte tenu de tout cela, nous pourrions maintenant dire que s’il ne nous est pas possible de constater tacitement notre existence (et donc si le solipsisme est impossible pour nous), c’est parce que l’auto-appréhension du « cogito tacite » nous est impossible.

Il s’avère ainsi qu’il existe une relation essentielle entre le « cogito tacite » (l’« existence ») et le problème (c’est-à-dire plus précisément l’impossibilité) du solipsisme. Venons-en maintenant au second point évoqué plus haut, soit l’« existence » comme « être au monde ». Il s’agit ici de préciser en quoi consiste finalement l’impossibilité du solipsisme, et pour ce faire, il tient lieu de se demander pourquoi l’auto-appréhension du « cogito tacite » ne nous est pas possible. En effet, comme nous l’avons vu, ces deux impossibilités se superposent l’une à l’autre. La réponse à cette question est effectivement à trouver dans l’affirmation suivante : « exister c’est être au monde ». Toutes les impossibilités en question (soit de l’auto-appréhension du « cogito tacite », de l’appréhension tacite de notre existence et du solipsisme) tiennent au seul fait que notre « existence » est l’« être au monde ».

Pour regarder de plus près ce second point, considérons le passage suivant :

Le problème de la modalité existentielle du social rejoint ici tous les problèmes de transcendance. Qu’il s’agisse de mon corps, du monde naturel, du passé, de la naissance ou de la mort, la question est toujours de savoir comment je peux être ouvert à des phénomènes qui me dépassent et qui, cependant, n’existent que dans

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la mesure où je les reprends et les vis, comment la présence à moi-même (Urpräsenz) qui me définit et conditionne toute présence étrangère est en même temps dé-présentation (Entgegenwärtigung) et me jette hors de moi146.

Selon ce que dit Merleau-Ponty dans cette citation, le problème du « social » se rapporte au problème de la « transcendance ». Mais comment penser ce lien entre le « social » et la transcendance ? En quoi ces deux problèmes sont-ils liés ?

Afin de préciser ce lien entre le « social » et la transcendance, il faut d’abord signaler que le « cogito tacite » consiste à se transcender vers son dehors, à se jeter hors de soi-même. C’est en effet ce que signifie le fait que « la présence à moi-même » est aussi « dé-présentation » et « me jette hors de moi ». Nous avons montré dans notre chapitre précédent que le mouvement du « cogito silencieux » au « cogito parlé » est décrit par Merleau-Ponty comme une « auto-transcendance » de la conscience. La conscience se dépasse en réalisant ou en effectuant le « non-être » du « cogito silencieux » (à savoir de l’« existence »). Cette auto-transcendance de la conscience n’est en fait pas seulement l’acte de se dépasser, mais aussi l’acte de se jeter hors de soi-même. Le cogito a donc tendance à se transcender vers son dehors.

Plus fondamentalement, on peut également remarquer que dans le cas de figure où il s’agit d’autrui, ce « dehors » du « cogito tacite » est le monde social. Or, nous avons dit plus haut que le « cogito tacite » n’est un cogito qu’en étant exprimé dans une pensée particulière, à savoir dans le « cogito parlé ». Il ne se sépare donc pas toujours de son « expression ». Cette « expression » du cogito n’est rien d’autre, en réalité, que son auto-transcendance. En effet, c’est dans le processus d’expression de la « parole parlante » que le cogito se transcende (vers son dehors). L’expression et l’auto-transcendance relèvent donc du même phénomène pour le cogito. Le fait que « le Cogito tacite n’est Cogito que lorsqu’il s’est exprimé lui-même » veut donc dire que le « cogito tacite » ne devient un cogito explicite (« parlé ») que lorsqu’il se transcende vers son dehors. Le « cogito tacite » n’est lui-même qu’une « obscurité du monde »147, et il lui faut inéluctablement se transcender (s’exprimer) vers son dehors pour être un cogito actuel. En résumé, le « cogito tacite » ne peut être un cogito proprement dit sans se transcender vers son dehors. Nous soulignons de nouveau ici que ce « dehors » est le monde social. Ceci ne fait guère de doute dès lors que Merleau-Ponty oppose dans le passage cité au début de cette section la « solitude » du

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PP, 417.

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philosophe et notre « existence » tacite à la « nation », aux « amitiés », à l’« être empirique » et enfin au « monde ». Le « dehors » du « cogito tacite » vers lequel il se transcende est ainsi le « monde » humain et social.

Paradoxalement, le « cogito tacite » ne peut par nature demeurer dans son propre silence, et il ne fait que se transcender vers son dehors. Ce qui constitue ce dehors du « cogito tacite » est, soulignons-le encore, le monde humain et social qui est aussi, bien évidemment, celui d’autrui. Cela revient à dire que le « cogito tacite » se transcende vers autrui et son monde.

Sur ce fait que le « cogito tacite » ne fait que se transcender vers autrui et le monde s’appuie toute impossibilité du solipsisme. Il est certes vrai que ce « soi » silencieux demeure lui-même ignorant d’autrui et du monde et paraît nous enfermer dans une solitude absolue (et donc dans un solipsisme). Mais comme nous l’avons vu, ce cogito ne peut pas demeurer dans son propre silence, et il ne peut pas faire autrement que de se transcender vers autrui et le monde. Par conséquent, si l’auto-appréhension du « cogito tacite », l’appréhension tacite de notre existence et enfin le solipsisme nous sont tous trois impossibles, et – ce qui en revient au même – si nous pouvons « coexister » avec autrui dans le « social », c’est précisément dans la mesure où le « cogito tacite » (à savoir notre existence) se transcende sans cesse vers autrui et son monde. Notre « coexistence » avec autrui se base sur l’auto-transcendance du « cogito tacite » vers autrui.

Or, ce que signifie « exister c’est être au monde », c’est exactement cette auto-transcendance du « cogito tacite » vers le monde. Comme nous l’avons souligné jusqu’ici, notre « existence » consiste à se transcender vers autrui et le monde. Le rapport entre notre existence et le monde est ainsi celui de l’« (auto-)transcendance ». On pourrait donc dire de manière plus précise : « exister c’est (se) transcender vers le monde ». L’« être au monde » de Merleau-Ponty s’appuie essentiellement sur le mouvement d’auto-transcendance de l’« existence ».

Nous avons montré dans cette section que la « coexistence » dans le « social » est fondée sur le fait que le « cogito tacite » (l’existence) ne peut demeurer silencieux mais est toujours obligé de se transcender vers le monde d’autrui. Si autrui est possible pour moi, c’est que le « cogito tacite » se doit de se transcender vers autrui en sortant de son propre silence. La « coexistence » avec autrui repose sur son mouvement de transcendance vers autrui (c’est pourquoi le problème du « social » est lié à celui de la « transcendance »). Cette « coexistence » merleau-pontienne n’est donc jamais une relation statique et stable mais une relation dynamique et même violente, dans la

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mesure où elle est basée sur notre acte même de « transcendance » vers le monde d’autrui. Coexister avec autrui c’est donc se transcender vers autrui. Nous sommes « sociaux » parce que nous sommes forcés de sortir de notre situation solitaire et de nous transcender vers autrui. C’est précisément ce que cherche à montrer le chapitre « autrui et le monde humain ».

5. Récapitulation

Dans le présent chapitre, nous avons envisagé le problème d’autrui tel qu’il est posé par Merleau-Ponty dans le chapitre de la Phénoménologie de la perception intitulé « autrui et le monde humain ». Le bilan de notre chapitre est le suivant : 1) après avoir nivelé la distinction entre moi et autrui dans la « corporéité », Merleau-Ponty se trouve confronté au problème du solipsisme soulevé par l’opposition fondamentale entre la généralité du corps et celle du soi. 2) Après avoir rencontré ce « solipsisme vécu » apparemment indépassable, le philosophe affirme malgré tout qu’il est possible de résoudre ce problème grâce à ce qu’il appelle le « social ». 3) Ce « social » s’apparente à la facticité absolue et primordiale qui nous est toujours déjà donnée d’une manière irréfléchie et dans laquelle aucun conflit ni aucun solipsisme ne sont plus possibles. La démonstration du chapitre « autrui et le monde humain » se résume au bout du compte en ces trois phases, et son point d’arrivée est la découverte de ce « social ». Il nous faut cependant dire que l’argument de cette dernière phase consistant à résoudre le solipsisme par le concept du « social » semble au premier abord naïf et dogmatique. Mais dans cet argument apparemment dogmatique, on retrouve tout de même un certain fondement qui nous permet d’expliquer pourquoi et comment nous arrivons à coexister avec autrui dans le « social ». Ce fondement s’explique par l’impossibilité de l’auto-appréhension du « cogito tacite » et son auto-transcendance vers le monde d’autrui. Le « cogito tacite » ne peut se saisir ni se maintenir dans son propre silence et est toujours obligé de se transcender vers autrui et son monde. C’est donc toujours en se transcendant vers autrui que nous coexistons avec autrui dans le « social ». Pour Merleau-Ponty, la « coexistence » avec autrui est possible chaque fois que je me transcende vers autrui.

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