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Chapitre 2. Le cogito et la parole

2. La difficulté du cogito

Nous avons vu dans la section précédente le contexte dans lequel se pose le problème du cogito dans la Phénoménologie de la perception. Avant de discuter en détail la notion de « cogito silencieux », nous ferons ici un détour. Plus précisément, nous mettrons en évidence une difficulté inhérente à l’ego phénoménologique. En effet, comme nous le verrons, la notion de « cogito silencieux » nous offrira une réponse à cette difficulté qui est inséparable de l’essence même de la réflexion phénoménologique.

Comme le montre A. Schnell, il est possible de répartir les phénoménologues du vingtième siècle en trois générations49, et Merleau-Ponty est (avec Fink, Levinas, Sartre et Derrida) l’un des représentants de la deuxième. Sa phénoménologie doit par conséquent beaucoup à celle de Husserl et de Heidegger, qui appartiennent à la première génération. Pour ces fondateurs, la « phénoménologie » est plus ou moins une philosophie de l’« ego » ; chez Husserl en particulier, on pourrait aller jusqu’à dire qu’elle est une « égologie » : la fameuse « épochè phénoménologique » a pour but de séparer l’ego transcendantal de ce qui se présente à la conscience dans l’attitude « naturelle » en mettant hors circuit tout sens « mondain ». Pour sa part, Heidegger oppose aussi le « soi authentique » au mode d’être du « On (das Man) » qui caractérise l’être-là dans son inauthenticité. À l’exception de Patočka, qui a tenté d’éliminer la problématique de l’ego de la phénoménologie en focalisant le regard exclusivement sur un pur apparaître des choses (et par là même de construire une phénoménologie

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PP, 426.

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Alexander Schnell, « Leib et Leiblichkeit chez Maurice Merleau-Ponty et Marc Richir » (in

Annales de phénoménologie 8, Amien, Association pour la promotion de la phénoménologie,

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originale dite « asubjective »), la phénoménologie, non seulement à son origine mais aussi chez ses héritiers (Fink, Levinas, Sartre, Ricœur et Henry), ne pouvait pas ignorer les problèmes autour de l’ego. Mais, en même temps, la phénoménologie qui vise ainsi à se construire systématiquement comme une égologie est constamment tourmentée par le problème de la « réflexion » (plus précisément de l’« auto-réflexion ») et rencontre par là, comme nous allons le voir, quelques difficultés essentielles. Le « cogito silencieux », inventé par Merleau-Ponty dans un autre contexte que celui de Husserl et de Heidegger, sera non seulement ce qui sous-tend le système de notre conscience mais aussi un substitut du cogito phénoménologique traditionnel face à ce problème de l’auto-réflexion.

Cette discussion ne constitue pourtant pas la matière principale du chapitre de la Phénoménologie de la perception sur « le Cogito », et elle risque donc de nous écarter du sujet de notre chapitre. Mais il n’est tout de même pas inutile de l’aborder ici afin de mettre en relief le caractère singulier du « cogito silencieux ». Le cogito merleau-pontien a un caractère spécifique par rapport au cogito phénoménologique, et le rapprochement de ces deux types de cogito nous sera précieux dans la mesure où nous sommes à la recherche de la corrélation essentielle entre la parole et la conscience.

Voyons d’abord quelques propriétés fondamentales de l’ego phénoménologique telles que Husserl les a décrites dans ses ouvrages publiés de son vivant (par exemple dans les Idées50). Dans la phénoménologie husserlienne, l’« ego » a une double caractéristique fondamentale, à savoir le « pôle-moi » et l’« auto-identité ». L’ego phénoménologique garde toujours son « auto-identité » inébranlable par rapport à d’autres objets extérieurs (mondains) en tant qu’un « pôle-moi » qui accomplit et centralise divers actes particuliers. L’ego phénoménologique est donc à la fois un « Vollzugspol » et un « Identitätpol ». Cet ego qui est aussi qualifié de « reines Ich » dans les Idées I se distingue nettement de la « personnalité (Persönalichkeit) ». Alors que celle-ci est assignée à un individu particulier et fonctionne comme un substrat des habitus, l’ego pur demeure toujours identique à lui-même dans l’ensemble du flux des vécus (plus exactement, ces deux egos, pur et habituel, s’entrelacent l’un à l’autre mais nous n’entrerons pas ici dans le détail de cet entrelacement). On sait bien que

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C’est dans les Idées que Husserl a introduit la problématique de l’« ego pur » dans sa phénoménologie. À l’époque des Recherches logiques, il refusait l’idée selon laquelle « la relation au moi est quelque chose qui appartient à la composition essentielle du vécu intentionnel lui-même » (Cinquième recherche, §12).

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Husserl révisera le statut de cet ego pur dans sa dernière époque, mais le but n’est pas ici de suivre le développement de l’ego pur dans la dernière phénoménologie husserlienne51. Ce qui nous importe ici, c’est plutôt que cet ego proprement phénoménologique soulève un problème concernant son « auto-réflexion ».

Ainsi que la réduction et l’épochè, la « réflexion (Reflexion) » constitue l’une des méthodes les plus courantes et les plus importantes dans la philosophie phénoménologique, sans laquelle nous ne procéderions plus à aucune analyse descriptive. Il ne serait donc pas exagéré de dire que l’analyse phénoménologique s’appuie plus ou moins sur cette méthode de réflexion et que c’est cette réflexion qui sous-tend la validité de toute analyse phénoménologique. Cependant, dans le cadre d’une telle méthode de réflexion, on rencontre une difficulté fondamentale qui réside dans le fait suivant : une réflexion sur l’ego étant lui-même en train d’opérer une réflexion n’est pas possible. On ne peut pas réfléchir sur une réflexion au moment même où celle-ci est mise en œuvre. Pour réfléchir sur la réflexion en marche, il nous faut recourir à une autre réflexion qui par essence se trouve à un autre niveau que la première réflexion. La réflexion sur la réflexion ne s’opère toujours qu’après coup.

Husserl lui-même s’affronte à ce problème de « régression à l’infini » propre à l’« auto-réflexion » de l’ego phénoménologique avec ses fameuses notions de « synthèse passive » ou de « pré-réflexion », ou bien en construisant avec Fink une autre phase de réflexion : le « spectateur phénoménologique ». Nous ne nous attarderons pas ici à vérifier la validité de ces solutions husserliennes, mais de toute façon, il nous semble certain qu’elles ne sont que des mesures anodines et que le problème n’a pas encore reçu de solution bien satisfaisante.