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Le problème de l’expression dans la Phénoménologie de la perception

Chapitre 4. La subjectivité et la temporalité

1. Le problème de l’expression dans la Phénoménologie de la perception

Nous essayerons dans cette première section de préciser comment et sous quelle forme la notion d’expression apparaît et fonctionne dans la Phénoménologie de la perception. Pour ce faire, nous pouvons tout d’abord revenir brièvement sur la définition exacte de l’expression faite par Merleau-Ponty lui-même (nous nous y arrêterons de nouveau dans notre deuxième partie). Ainsi, il énonce manifestement dans son cours donné à la Sorbonne et portant sur La conscience et l’acquisition du langage (durant l’année 1949-1950) que l’« expression » est « l’acte même par lequel se réalise la conscience »211. Cette définition simple et limpide est d’autant plus importante pour nous qu’elle est presque la seule établie par notre philosophe concernant ce sujet. L’« expression » s’identifie ainsi à l’auto-réalisation de la conscience.

Or, nous avons confirmé dans nos chapitres précédents qu’on a affaire dans certains problèmes de la Phénoménologie à un acte d’auto-transcendance de la conscience – opéré toujours au moyen de la « parole parlante » –, et que cette auto-transcendance est également une auto-réalisation (ou une auto-effectuation). Dès lors, suivant la définition ci-dessus des années cinquante, on peut à juste titre considérer cet acte d’auto-transcendance de la conscience comme une « expression ». Ou plutôt serait-il plus juste de dire que la notion merleau-pontienne d’« expression » trouve son origine dans cette idée d’auto-transcendance de la conscience conçue dans l’ouvrage de 1945.

Revenons maintenant sur nos analyses antérieures en vue d’approfondir ce point. En effet, nous avons déjà démontré dans nos précédentes analyses que les quatre problèmes fondamentaux de la Phénoménologie de la perception (à savoir la « parole », le « cogito », « autrui » et le « temps ») tournent autour de l’acte d’auto-transcendance de la conscience – lequel apparaît sous différentes formes selon les problèmes considérés. Nous voudrions reprendre ci-après ces quatre problèmes constitutifs et

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récapituler leurs aspects essentiels de manière brève et concise pour ressaisir cet acte d’auto-transcendance dans son ensemble et éclaircir la relation entre cet acte et l’opération d’expression.

1) La « parole » : ce qui compte dans le cas de la parole, c’est qu’elle effectue le sens. La parole dite « parlante », qui se distingue de la parole « parlée », à savoir de la sédimentation des significations conceptuelles, naît du « silence primordial » et effectue ou réalise son sens. Ce sens est complètement nouveau par rapport à des significations déjà disponibles parce qu’il n’existe pas avant son effectuation même par la parole. En ce sens, cette parole merleau-pontienne se démarque nettement de la traduction d’une pensée intérieure. Ce qui s’exprime dans la parole, ce n’est pas une pensée qui préexiste hors de la parole mais un sens qui n’apparaît essentiellement qu’avec la parole. Par conséquent, le sens s’unifie toujours avec la parole, et il existe donc une co-apparition, un co-surgissement du sens et de la parole dans le phénomène de la « parole parlante ». Il faut souligner que ce sens de la parole se distingue de la notion husserlienne de « signification (Bedeutung) » « comme entité idéale pourvue d’une certaine forme d’identité » et « qui est le support de l’objectivité de la science »212. Alors que l’analyse husserlienne de la signification suppose toujours que celui qui parle comprend ce qu’il dit et qu’il existe dans le langage une relation indissoluble avec une signification idéale et objective, la « parole parlante » de Merleau-Ponty s’effectue sans aucune précompréhension de ce dont elle parle. Elle ne sert donc pas de « support de l’objectivité de la science » bien que ce soit à partir des « paroles parlées » (le langage institué) que « d’autres actes d’expression authentique [...] deviennent possibles »213. De plus, cette parole purement expressive n’est pas un « phénomène sonore ». La « parole parlante » n’a rien à voir avec l’aspect sonore du mot ou, tout simplement, le son de la voix. La « parole parlante » prend son « origine » dans le « silence primordial » qui met entre parenthèses tous les bruits et toutes les significations conceptuelles du mot. La parole est donc un pur phénomène expressif.

2) Le « cogito » : ce phénomène purement expressif de la « parole parlante » joue également un rôle central et décisif dans le système de la subjectivité. La structure de la subjectivité merleau-pontienne se compose de deux sortes de cogito : le « cogito silencieux » et le « cogito parlé ». Alors que le « cogito parlé » est par nature médiatisé par le langage institué, le « cogito silencieux » reste toujours dans le silence et n’a

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Jocelyn Benoist, Entre acte et sens. La théorie phénoménologique de la signification (Paris, Vrin, coll. « Problèmes et controverses », 2002), p. 10.

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donc pas de langage. Le « cogito parlé » représente notre pensée particulière et discursive qui s’exprime nécessairement dans le langage courant. Le « cogito silencieux » se trouve au contraire « avant toute parole ». Mais c’est précisément ce cogito sans langage qui soutient notre conscience consistant dans la « transcendance active ». Pour notre philosophe, la conscience est intrinsèquement caractérisée comme une « transcendance active », à savoir une auto-transcendance : la conscience consiste à se transcender. Cette auto-transcendance de la conscience constitue justement pour Merleau-Ponty l’essence même de la subjectivité. Mais pour que la conscience se transcende ainsi, il faut qu’une équivoque fondamentale existe dans cette conscience, dès lors que c’est en dépassant cette équivoque inhérente à la conscience que celle-ci se transcende. Le « cogito silencieux » constitue, soulignons-le encore une fois, cette équivoque même. Or, Merleau-Ponty dit que ce cogito est aussi un « réduit de non-être ». Il y a dans la philosophie de Merleau-Ponty un vif contraste entre l’être et le « non-être ». Le « cogito silencieux » est la seule sphère où se trouve le « non-être » dans notre monde plein d’êtres. Merleau-Ponty écrit à cet égard que « [j]e ne deviens jamais tout à fait une chose dans le monde, il me manque toujours la plénitude de l’existence comme choses »214. Et d’ajouter que « le non-être qui nous constitue ne

saurait s’insinuer dans le plein du monde »215

. Ce qui caractérise la subjectivité merleau-pontienne est ce « manque » de l’être, à savoir, le « non-être ». Ce « non-être » n’est cependant pas un « rien » ni un « néant » mais ce qui est à effectuer dans l’auto-transcendance de la conscience (donc dans la « parole parlante ») : c’est à travers l’effectuation de ce « non-être » qu’un nouvel être se fonde, et cette « fondation de l’être » constitue proprement le « monde phénoménologique ».

D’après Merleau-Ponty, « la pensée se transcende dans la parole ». C’est-à-dire que l’auto-transcendance de la pensée s’effectue essentiellement au moyen de la parole. Cette parole dans laquelle se transcende la pensée n’est évidemment pas la « parole parlée » mais la « parole parlante » qui est selon lui la parole « authentique » et même « transcendantale ». Nous avons conclu de là que la « parole parlante » et l’auto-transcendance de la conscience sont les deux faces d’un même phénomène. La conscience se transcende en effectuant le « non-être » propre à notre « existence » dans la « parole parlante ». La « subjectivité » signifie pour Merleau-Ponty la sphère de l’ensemble de ces effectuations de la conscience.

3) « Autrui » : le problème d’autrui est communément considéré comme une des

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PP, 192-193.

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pierres d’achoppement de la phénoménologie merleau-pontienne de la perception, qui la conduisent à un « échec »216. La plupart des commentateurs s’habituent à penser que Merleau-Ponty ne parvient finalement pas à dépasser le problème traditionnel d’autrui. D’un côté, il se contente de découvrir l’expérience syncrétique du corps et, de l’autre, il tente de réduire l’altérité d’autrui à une conscience « indéclinable » (à savoir au « cogito silencieux »). Il faut certes reconnaître que la solution de Merleau-Pony n’est pas très satisfaisante à l’égard de ce problème. On ne s’aperçoit pas cependant qu’elle a en réalité une relation intime avec la notion de « cogito silencieux ». Pour Merleau-Ponty, il s’agit dans le problème d’autrui de fonder la « coexistence » avec autrui, et cette « coexistence » est rendue possible justement par l’auto-transcendance du « cogito silencieux ». D’après Merleau-Ponty, ce « cogito silencieux » n’est un cogito que « lorsqu’il s’est exprimé lui-même », et cela signifie – en tenant compte de l’identité de l’« expression » du cogito et de son « auto-transcendance » – que pour être un cogito actuel, le « cogito silencieux » est obligé de se transcender, en sortant de son propre silence, vers le monde social et intersubjectif dans lequel on rencontre et coexiste avec autrui. C’est ainsi qu’un sujet coexiste avec d’autres sujets dans un seul monde social. La « coexistence » avec autrui s’appuie sur l’auto-transcendance du « cogito tacite » vers autrui et son monde. Si nous sommes sociaux, c’est que nous sommes forcés de sortir du silence de notre existence et de nous transcender vers autrui. La transcendance du cogito joue ainsi un rôle essentiel également dans le problème d’autrui.

4) Le « temps » : il s’agit dans l’analyse merleau-pontienne du temps de chercher un lien intrinsèque entre la temporalité et la subjectivité. Il y a aussi, dans ce problème du temps, un même contraste que celui que nous avons déjà remarqué dans l’analyse du cogito, c’est-à-dire le contraste entre l’être et le non-être. Pour Merleau-Ponty, le temps est par nature non-ontique, tandis que le monde est toujours plein d’êtres. Pour comprendre le lien que noue le temps avec la subjectivité, il faut rappeler que celle-ci est le « réduit de non-être ». Le temps non-ontique ne trouve sa place que dans le « cogito silencieux » fonctionnant comme un « réduit de non-être »217. Ce réduit « où l’être ne pénètre pas » rend possible le fait que le temps existe dans le monde des êtres, et dans cette mesure le temps a besoin nécessairement d’une subjectivité pour pouvoir exister dans le monde. Dès lors, la subjectivité et la temporalité s’unissent et

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Renaud Barbaras, De l’être du phénomène. Sur l’ontologie de Merleau-Ponty (Grenoble, Millon, coll. « Krisis », 1991), p. 51.

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s’emboîtent même à travers le non-être. Or, ce qui est non-ontique dans le temps, ce ne sont à la vérité que le passé et l’avenir. Le présent est par ailleurs la temporalité ontique qui est propre au monde des êtres (« [...] je communique dans le présent avec une plénitude insurpassable »218). Ce présent est toujours déchiré entre le passé et l’avenir. Mais on devrait plutôt dire que c’est ce déchirement du présent qui caractérise proprement notre conscience : le temps implique inévitablement la conscience dans un mouvement dispersif, et l’essence de celle-ci consiste par conséquent en un « éclatement » temporel. Cet « éclatement » originaire de la conscience est radicalement imprévisible dans la mesure où le présent de la conscience est toujours déchiré ou dispersé entre le passé et l’avenir.

Il faut enfin noter que ce présent ontique – qui est déchiré entre le passé et l’avenir et qui est considéré (dans une perspective heideggerienne) comme une représentation vulgaire du temps – a cependant un certain privilège. C’est-à-dire que le présent est en fait la temporalité propre à la « transcendance active » de la conscience. La conscience se transcende essentiellement dans le présent. Si le présent nous paraît ontique, ce n’est que parce que la conscience fonde par elle-même et coïncide avec son propre être dans ce présent. L’être de la conscience se fonde, se constitue dans l’auto-transcendance de la conscience. Le présent est donc la temporalité propre à cette auto-constitution de l’être de la conscience, et cela veut dire également que le phénomène de l’expression s’effectue dans la temporalité du présent. Il faut ajouter en outre que cette temporalité du présent est paradoxalement une atemporalité. Dans la mesure où le présent est la source même d’où jaillit le temps et que dans ce présent la subjectivité s’unit parfaitement avec le temps (pour Merleau-Ponty la subjectivité est le temps), le présent (et donc aussi la conscience) est lui-même hors du temps. Cette atemporalité du présent nous donne souvent une « illusion de l’éternité » (qui nous conduit forcément à l’« illusion rétrospective »). Il ne faut cependant pas confondre, comme c’est le cas chez les philosophes idéalistes, cette « atemporalité » de la conscience avec son « éternité ». Ce qui est atemporel, ce n’est pas l’existence même de la conscience mais la continuité de son acte d’auto-transcendance qui s’effectue sans cesse comme un « jet d’eau ».

Ces quatre problématiques ayant toutes trait à l’acte d’auto-transcendance de la conscience sont en effet en mesure de contribuer à une clarification de l’opération de l’expression, dans la mesure où cette auto-transcendance est également une

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auto-réalisation, et où, comme nous l’avons déjà vu, l’expression fut elle aussi définie ultérieurement comme l’« acte même par lequel se réalise la conscience ». Dans la Phénoménologie de la perception, l’expression intervient sous la forme d’un acte d’auto-transcendance de la conscience, et on peut dès lors considérer que toutes les caractéristiques de cet acte – que nous venons de résumer ci-dessus – s’appliquent également à l’expression. Dans une telle optique, nous essayerons de dégager ci-après certains traits essentiels de l’opération d’expression de ces caractéristiques particulières de l’acte d’auto-transcendance de la conscience.

D’abord, comme l’indique l’idée de la « parole parlante », l’« expression » est une effectuation du sens et de la pensée, et n’est jamais leur « traduction ». Il n’y a aucun « texte original » à traduire dans l’expression proprement dite219. L’expression ne traduit pas une « signification conceptuelle » mais effectue ou réalise un « sens » qui n’existe pas avant cette effectuation. Autrement dit, l’expression est la naissance même d’un nouveau sens. Elle doit donc être distinguée d’un acte intentionnel au sens husserlien du terme. L’expression n’a aucun objet visé ni aucun objet remplissant mais c’est plutôt le « manque » de ces objets qui motive la genèse de l’expression.

Deuxièmement et comme déjà souligné à plusieurs reprises, l’« expression » désigne dans la Phénoménologie une auto-transcendance ou une auto-réalisation de la conscience, et c’est exactement la définition que Merleau-Ponty lui-même a donnée de la notion d’expression dans les années cinquante. L’« expression » signifie chez Merleau-Ponty le fait que la conscience se transcende ou se réalise dans la « parole parlante ». L’expression est donc l’expression (l’auto-expression, plus exactement) de la conscience. Mais cette auto-expression de la conscience n’est pas à saisir ici au sens psychologique : l’expression ne consiste pas dans la manifestation d’une pensée intérieure et déjà claire, mais elle consiste à se transcender en réalisant ou en effectuant un « non-être » propre à notre existence.

Troisièmement, l’idée merleau-pontienne d’autrui nous enseigne que la conscience se doit de se transcender et que ce vers quoi se transcende la conscience est le « monde ». Le « cogito silencieux » ne demeure pas dans son silence solitaire et est toujours obligé de se transcender vers le monde intersubjectif. La « coexistence » avec autrui se base sur cette transcendance ininterrompue de la conscience. Cela signifie également que l’expression n’est pas un acte contingent de la conscience mais qu’elle

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PP, 194. « Ainsi compris, le rapport de l’expression à l’exprimé ou du signe à la

signification n’est pas un rapport à sens unique comme celui qui existe entre le texte original et la traduction. »

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est tout à fait essentielle et fondamentale pour toutes nos expériences. On pourrait même dire que l’expression constitue la condition de possibilité de notre expérience et donc qu’elle est une opération transcendantale. Merleau-Ponty refuse constamment l’idéalisme néo-kantien dans la Phénoménologie de la perception mais cela ne veut toutefois pas dire qu’il renonce à fonder transcendantalement le sol de notre expérience. Bien au contraire, il cherche toujours une autre dimension transcendantale à laquelle demeurent aveugles l’idéalisme et l’empirisme traditionnels. Cette nouvelle dimension transcendantale n’est rien d’autre, selon nous, que l’« expression ».

Pour finir, l’analyse du « temps » nous montre que l’expression est un mouvement originairement temporel. La notion d’« expression » se traduit ici par un « éclatement » temporel de la conscience. L’auto-transcendance de la conscience est originairement temporelle, ou encore on peut même dire qu’elle est la source même du temps, dans la mesure où le temps surgit de l’éclatement du présent de la conscience vers le passé et le futur. La transcendance de la conscience s’effectue essentiellement dans le présent, et à ce moment du présent, l’être propre de la conscience se constitue dans le mouvement de l’expression. L’expression se caractérise donc ici par une auto-constitution temporelle de l’être propre de la conscience. Or, Merleau-Ponty a déterminé le « monde phénoménologique » comme une « fondation de l’être » qui s’oppose à une « explicitation d’un être préalable ». Si on prend en compte le fait que l’être se fonde ainsi dans la transcendance de la conscience, on comprend alors que la notion d’expression touche aussi le noyau de sa conception de la « phénoménologie ».

Nous avons dans cette section résumée les analyses de nos chapitres précédents et en avons tiré diverses propriétés constitutives de l’opération d’expression dans la Phénoménologie de la perception. Nous avons maintenant compris que la notion d’expression – qui se définira dans les années cinquante comme une auto-réalisation de la conscience – apparaît et fonctionne déjà dans cet ouvrage de 1945 sous forme d’acte d’auto-transcendance de la conscience, et qu’elle traverse certains problèmes fondamentaux de la Phénoménologie et sert aussi de fil conducteur à la compréhension de la tentative philosophique de ce livre.