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Les deux « généralités » du corps et du soi

Chapitre 3. La coexistence et autrui

2. Les deux « généralités » du corps et du soi

La démonstration poursuivie par Merleau-Ponty lorsqu’il aborde le problème d’autrui se compose de trois phases que nous voudrions ici successivement identifier. Dans un premier temps, le philosophe nivelle toute différence entre moi et autrui dans la fameuse « corporéité ». Cette première phase est en effet la plus caractéristique de la

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PP, 401.

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Phénoménologie de la perception, ouvrage qui est censé être consacré à l’analyse du « corps phénoménal ». Dans son premier ouvrage majeur, Merleau-Ponty a déterminé – comme nous l’avons déjà rappelé – le sujet non pas comme une conscience constituante mais comme un sujet corporel et percevant qui est inhérent au monde ; il a également déterminé le rapport de ce sujet au monde non pas comme une pensée objective ou un jugement mais comme une « perception » ou un « comportement ». Ce rapport du sujet au monde est rendu possible par notre « corps propre ». Le corps intervient toujours entre le sujet et le monde, et dans cette perspective ce sujet existe pour l’essentiel comme une sorte de « corporéité » dans le monde. N’oublions cependant pas que dans ce cas, ce « corps propre » n’est pas le « corps objectif tel que le décrivent les livres de physiologie » mais le corps « qui peut être habité par une conscience »106. Le premier n’est que le corps « comme édifice chimique ou assemblage de tissus » qui « est formé par appauvrissement à partir d’un phénomène primordial du corps-pour-nous, du corps de l’expérience humaine ou du corps perçu »107. C’est à travers ce corps propre et perçu comme « phénomène primordial » que nous sommes présents au monde non pas à titre de conscience transparente à elle-même mais à titre de perception ou de comportement. Le corps constitue le rapport le plus primordial entre nous et le monde.

D’après Merleau-Ponty, ces déterminations du sujet et de son rapport corporel au monde admettent sans réserve l’existence d’autrui. Il écrit à cet égard : « [l]’évidence d’autrui est possible parce que je ne suis pas transparent pour moi-même et que ma subjectivité traîne après elle son corps ».108 Ayant perdu toute puissance constituante (celle-ci étant inhérente à la conscience absolue et transparente), le sujet corporel obtient par là même un « troisième genre d’être »109. Il n’y a aucune relation de « conflit » entre ces sujets corporels, dès lors qu’une telle relation n’existe en principe qu’entre des consciences constituantes s’excluant l’une l’autre. Inspiré par la réaction corporelle du bébé dans laquelle n’intervient aucune pensée objective110

, le philosophe déclare que « comme les parties de mon corps forment ensemble un système, le corps d’autrui et le mien sont un seul tout, l’envers et l’endroit d’un seul phénomène »111

. 106 PP, 403. 107 PP, 403-404. 108 PP, 405. 109 PP, 402. 110 PP, 404. 111 PP, 406.

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Autrui « n’est jamais un Ego au sens où je le suis pour moi-même »112, mais il apparaît « au sommet de son corps phénoménal »113 et « [e]ntre ma conscience et mon corps tel que je le vis, entre ce corps phénoménal et celui d’autrui tel que je le vois du dehors, il existe une relation interne qui fait apparaître autrui comme l’achèvement du système »114. Merleau-Ponty affirme ainsi qu’autrui n’existe pas, au niveau corporel, en tant qu’un être qui entre dans le conflit avec moi. Moi et autrui – plus exactement mon corps phénoménal et celui d’autrui – sont dans une sorte de fusion corporelle et constituent ensemble un seul système de « corporéité ».

Cet argument – très caractéristique de la Phénoménologie – qui consiste à niveler la distinction entre moi et autrui dans l’expérience syncrétique du corps, et dans lequel on peut retracer l’origine du concept d’« intercorporéité », ne constitue cependant ici qu’une première phase de l’argumentation. Ainsi, Merleau-Ponty s’empresse d’ajouter :

Mais est-ce bien autrui que nous obtenons ainsi ? Nous nivelons en somme le Je et le Tu dans une expérience à plusieurs, nous introduisons l’impersonnel au centre de la subjectivité, nous effaçons l’individualité des perspectives, mais, dans cette confusion générale, n’avons-nous pas fait disparaître, avec l’Ego, l’alter Ego ?115

Certes, l’analyse de la Phénoménologie de la perception a pour objectif l’élucidation des diverses expériences corporelles qui se trouvent toujours en deçà de toute pensée objective et objectivante. Mais au regard du problème d’autrui, réduire l’opposition entre moi et autrui au système de « corporéité » n’en revient pas moins qu’à leur simple nivellement. Merleau-Ponty a lui-même conscience qu’un tel nivellement corporel n’est pas forcément suffisant pour la fondation du monde social dans lequel moi et autrui « coexistent » sans entrer dans un conflit. Compte tenu de cette insuffisance, il reprend ici la question d’autrui dans une autre direction, et cela annonce le début de la deuxième phase de son argumentation.

Dans un deuxième temps, Merleau-Ponty constate à nouveau que même s’il est possible de niveler la distinction entre moi et autrui dans une expérience corporelle, je ne peux pas pour autant éprouver moi-même la douleur d’autrui. Comme l’écrit le

112 PP, 405. 113 PP, 404. 114 PP, 405. 115 PP, 408.

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philosophe, la douleur (de même que le plaisir) n’est jamais remplaçable à n’importe quel niveau et dans n’importe quelle situation : « [m]ais enfin, le comportement d’autrui et même les paroles d’autrui ne sont pas autrui. Le deuil d’autrui et sa colère n’ont jamais exactement le même sens pour lui et pour moi. Pour lui, ce sont des situations vécues, et pour moi ce sont des situations apprésentées »116. Il y a ainsi dans cette question merleau-pontienne d’autrui une opposition entre le « vécu » et l’« apprésenté » qu’on observe également dans la cinquième des Méditations cartésiennes. Mais laissons cela de côté pour le moment et continuons de suivre Merleau-Ponty qui poursuit son argumentation : « [l]e conflit du moi et d’autrui ne commence pas seulement quand on cherche à penser autrui et ne disparaît pas si on réintègre la pensée à la conscience non thétique et à la vie irréfléchie »117. Alors que, d’un côté, Merleau-Ponty proclame, contre le Piaget de La représentation du monde chez l’enfant, que « les pensées barbares du premier âge demeurent comme un acquis indispensable sous celle de l’âge adulte » et que cela constitue « un monde unique et intersubjectif »118 même dans l’expérience adulte, de l’autre, il prend pleinement conscience du conflit sartrien qui menace ce monde originairement social et intersubjectif – monde qui s’appuie sur l’expérience syncrétique du corps. Au regard du problème d’autrui, « la conscience non thétique » et « la vie irréfléchie » – qui ne cessent de jouer un rôle essentiel tout au long de la Phénoménologie – ne peuvent plus être une solution efficace et satisfaisante. La conclusion de cette deuxième phase de la démonstration se résume donc comme suit : « je n’ai, à la rigueur, aucun terrain commun avec autrui, la position d’autrui avec son monde et la position de moi-même avec mon monde constituent une alternative »119.

Mais pourquoi ce nivellement corporel n’est-il dès lors pas possible ? Pourquoi ne puis-je éprouver la douleur d’autrui en tant que telle ? Il nous faut maintenant préciser ce qui nous empêche de niveler la distinction entre moi et autrui dans l’expérience syncrétique du corps. Cette précision nous permettra de révéler une opposition plus radicale entre moi et autrui.

Le nivellement corporel n’est en effet pas possible parce qu’il y a toujours, selon Merleau-Ponty, un moment même du « soi » dans notre expérience du corps, et parce que cela constitue une « autre généralité » qui « compense » la généralité du corps :

116 PP, 409. 117 PP, 409. 118 PP, 408. 119 PP, 410.

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La généralité du corps ne nous fera pas comprendre comment le Je indéclinable peut s’aliéner au profit d’autrui, puisqu’elle est exactement compensée par cette autre généralité de ma subjectivité inaliénable120.

Ce soi, témoin de toute communication effective, et sans lequel elle ne se saurait pas et ne serait donc pas communication, semble interdire toute solution du problème. Il y a là un solipsisme vécu qui n’est pas dépassable121.

La « généralité du corps » qui nivelait toute distinction entre moi et autrui est maintenant « compensée » par une « autre généralité de ma subjectivité inaliénable ». Or, nous avons déjà vu dans notre deuxième chapitre que « ma subjectivité » se fonde essentiellement sur le « cogito silencieux (tacite) ». Ce cogito unique, ce « soi qui se touche »122, qui fonctionne comme un « réduit de non-être »123 et qui soutient par là même l’auto-transcendance de la conscience, constitue ici l’« autre généralité » du soi. Cette seconde généralité neutralise la première généralité propre au corps et nous ramène par conséquent au « solipsisme vécu ». Nous rencontrons ainsi dans la question d’autrui deux sortes de « généralité » se compensant l’une l’autre. Alors que la généralité corporelle semble nous donner une solution au problème du solipsisme en nivelant la distinction entre moi et autrui, la généralité du soi que constitue le « cogito tacite » rend impossible cette solution en « compensant » la généralité du corps. Ainsi, Merleau-Ponty ne se contente pas simplement de niveler la distinction entre moi et autrui dans l’expérience syncrétique du corps, mais il oppose à cette expérience du corps le moment plus fondamental du « soi ». Le philosophe écrivant qu’« il faut bien reconnaître, au moins à titre d’apparence, l’ignorance où j’étais de ce moi plus moi-même que moi », ce « soi » n’est pas un sujet constituant et réfléchissant mais le « cogito tacite » qui ne possède aucun savoir sur lui-même. Ce soi ignorant de soi, qui sera par la suite comparé au « cogito préréflexif » sartrien dans Le visible et l’invisible124

, existe lui-même comme une sorte d’« ombre »125 de la pensée réflexive.

120 PP, 411. 121 PP, 411. 122 PP, 411. 123

Voir notre deuxième chapitre.

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VI, 222.

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PP, 412. « C’est donc ce moi fini et ignorant qui a reconnu Dieu en lui-même pendant que Dieu, dans l’envers des phénomènes, se pensant depuis toujours. C’est par cette ombre que la lumière vaine en vient à éclairer quelque chose et par là il est définitivement impossible de

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Aucune réflexion ne peut donc faire toute la lumière sur ce soi ombreux. C’est pourtant ce soi qui est le plus primordial et le plus fondamental dans notre subjectivité. Soit la perception, soit le jugement n’abandonnent jamais leur rapport à ce soi primordial. Ce soi que Merleau-Ponty se contente souvent d’appeler « existence » demeure « toujours en deçà des actes où elle veut s’engager »126

. Par contre, les actes particuliers que nous accomplissons, tels que la perception et le jugement, sont définis comme mouvement de transcendance dans lequel ce « soi qui se touche » perd son contact pur avec soi-même et se dépasse vers le monde127. Mais, même dans ce cas, les actes particuliers n’arrivent jamais à rompre entièrement avec ce soi silencieux. Le « cogito tacite » est le soi absolument ineffaçable (et ineffable) sans lequel tout acte particulier ne s’effectue plus. C’est pour cela que ce cogito constitue l’« insurmontable généralité »128 du soi qui compense la généralité du corps.

Cette compensation de la généralité du corps par la généralité du soi nous ramène encore au solipsisme qui était notre point de départ. « C’est donc bien au solipsisme que nous sommes ramenés et le problème apparaît maintenant dans toute sa difficulté. »129 Le « cogito tacite » constitue ainsi l’insurmontable généralité du soi et donne lieu par là même au « solipsisme vécu » dans lequel on se trouve de nouveau face à un « conflit ». Ce conflit est persistant parce qu’« il est déjà là si je cherche à vivre autrui, par exemple dans l’aveuglement du sacrifice »130

. À la différence de Sartre, Merleau-Ponty ne cherche pas à déterminer notre relation avec autrui par un tel conflit. Comment l’arbitrage définitif du conflit est-il dès lors possible ? Comment pourrait-on sortir du « solipsisme vécu » ? En vue de donner une réponse à ces questions, nous envisagerons dans la section suivante le concept du « social » avec lequel Merleau-Ponty cherche à résoudre le problème du « solipsisme vécu ».