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Chapitre 3. La coexistence et autrui

3. La coexistence dans le « social »

Nous passons maintenant à la troisième et dernière phase de l’argumentation de Merleau-Ponty dans son chapitre intitulé « autrui et le monde humain ». Cette dernière

résorber l’ombre dans la lumière, je ne peux jamais me reconnaître comme Dieu sans nier en hypothèse ce que je veux affirmer en thèse. »

126 PP, 410. 127 PP, 411. 128 PP, 410. 129 PP, 412. 130 PP, 409.

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phase nous fournira une solution au problème du conflit que suscite nécessairement l’opposition des deux généralités du corps et du soi. En résumé, l’argument de cette dernière phase consiste à englober ce conflit dans ce que le philosophe appelle le « social » :

Il nous faut revenir au social avec lequel nous sommes en contact du seul fait que nous existons, et que nous portons attaché à nous avant toute objectivation131.

Dans un troisième temps, étant confronté au problème insurmontable du « solipsisme vécu », Merleau-Ponty affirme la nécessité de revenir à ce qu’il appelle le « social » pour sortir de ce problème. Le terme de « social » est ici employé sans définition précise et possède donc une certaine ambiguïté, de même que d’autres concepts inventés dans la Phénoménologie de la perception. Mais il nous paraît certain que Merleau-Ponty accorde de l’importance au concept du « social » pour s’affronter au problème d’autrui. Concernant ce concept du « social », Merleau-Ponty met l’accent en particulier sur son antériorité à toute conscience objectivante : « [l]e social est déjà là quand nous le connaissons ou le jugeons. Une philosophie individualiste ou sociologiste est une certaine perception de la coexistence systématisée et explicitée. Avant la prise de conscience, le social existe sourdement et comme sollicitation »132. Ce « social » « n’existe pas comme objet et en troisième personne »133 et ne signifie donc pas un système ou une institution réellement existants dont l’analyse serait par définition scientifique (sociologique). Mais ce concept désigne en quelque sorte une sociabilité fondamentale de l’homme, ou encore, pour utiliser les termes de Merleau-Ponty, une « atmosphère sociale »134. La dernière phase de l’argumentation se développe autour de ce concept du « social » ; plus exactement, elle consiste à découvrir le « social » en deçà de tout acte d’objectivation.

Précisons plus en détail en quoi consiste cette dernière phase reposant sur le concept du « social ». Comme nous l’avons déjà suggéré, la description de Merleau-Ponty n’apporte pas de précisions sur la compréhension de ce concept. Mais il est malgré tout certain, soulignons-le encore, qu’il essaie de trouver une solution au problème du solipsisme dans ce « social ». Quel rôle ce concept du « social » joue-t-il

131 PP, 415. 132 PP, 415. 133 PP, 416. 134 PP, 418.

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alors dans cette dernière phase de la démonstration ? Pourquoi nous faut-il revenir au « social » pour coexister avec autrui ? Nous allons répondre ici à ces questions en regardant de plus près les caractéristiques de ce concept du « social ».

Commençons tout d’abord par cerner le rôle que joue le « social » dans la question d’autrui. Ce « social » fonctionne comme une facticité absolue dans notre expérience d’autrui. Ceci est bien montré par la manière dont Merleau-Ponty tente de résoudre le problème du solipsisme. Ainsi, bien que Merleau-Ponty ait autrefois rencontré le solipsisme indépassable (le « solipsisme vécu »), il arrive finalement à considérer son indépassabilité en théorie, en disant que « [l]a solitude et la communication ne doivent pas être les deux termes d’une alternative, mais deux moments d’un seul phénomène, puisque, en fait, autrui existe pour moi »135

. La difficulté que soulève le « solipsisme vécu » concernant la question d’autrui n’existe qu’à un niveau théorique, car en fait (soit en d’autres termes sur le plan de la facticité), elle n’existe plus. Revenir au « social » veut donc dire passer du plan théorique au plan factuel. Si nous en restons au plan théorique, le solipsisme et le conflit paraissent toujours constituer une difficulté indépassable. Mais au plan factuel (à savoir dans le « social »), ils ne soulèvent aucun problème dès lors que dans ce cadre, l’existence d’autrui est un fait incontestable.

C’est pour cela qu’il nous faut revenir au « social » en tant qu’une facticité absolue pour sortir du solipsisme. Ce « social » est aussi une facticité primordiale parce qu’il est ce que « nous portons attaché à nous avant toute objectivation », et ce qui est vécu « concrètement avant de devenir l’objet d’une volonté délibérée »136. C’est justement dans ce « social » que Merleau-Ponty entend trouver une « coexistence » entre moi et autrui. Le « social » que concrétisent par exemple « la nation » et « la classe »137 est le seul lieu où il est possible de fonder la « coexistence », car il n’y a plus aucun conflit ni aucun solipsisme dans ce « social ».

Nous avons montré jusqu’à présent que le « social » auquel il nous faut revenir pour dépasser le solipsisme est une facticité absolue et primordiale et que notre « coexistence » avec autrui trouve précisément son fondement dans ce « social ». La dernière phase de l’argumentation de Merleau-Ponty (du moins telle que nous l’avons présentée) se déroule ainsi autour de ce « social ». Mais pour saisir plus finement l’essence de cette argumentation, il nous faut maintenant nous demander pourquoi ce

135 PP, 412. Nous soulignons. 136 PP, 416. 137 PP, 417.

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« social » est primordial, et donc pourquoi on porte ce « social » « avant toute objectivation ».

La réponse que Merleau-Ponty donne à cette question est à trouver dans son idée originale de réflexion sur l’irréfléchi :

Il faut dire de l’expérience d’autrui ce que nous avons dit ailleurs de la réflexion : que son objet ne peut pas lui échapper absolument, puisque nous n’en avons notion que par elle. Il faut bien que la réflexion donne en quelque manière l’irréfléchi, car, autrement, nous n’aurions rien à lui opposer et elle ne deviendrait pas problème pour nous. De même il faut bien que mon expérience me donne en quelque manière autrui, puisque, si elle ne le faisait pas, je ne parlerais pas même de solitude et je ne pourrais pas même déclarer autrui inaccessible. Ce qui est donné et vrai initialement, c’est une réflexion ouverte sur l’irréfléchi, la reprise réflexive de l’irréfléchi, – et de même c’est la tension de mon expérience vers un autre dont l’existence est incontestée à l’horizon de ma vie, même quand la connaissance que j’ai de lui est imparfaite138

.

Selon Merleau-Ponty, entre le problème de la réflexion et celui d’autrui, « il y a plus qu’une analogie vague »139

. De même que l’acte de réflexion s’effectue toujours sur fond d’« irréfléchi », si nous pouvons penser au solipsisme, c’est justement parce que le « social » nous est toujours déjà donné en tant que fond du solipsisme. Si ce n’était pas le cas, « je ne parlerais pas même de solitude ». Pour notre philosophe, le « social » précède la solitude comme l’irréfléchi précède la réflexion. Dans les deux cas, le premier élément fonctionne comme le fond sur lequel se détache le deuxième élément. Le « social » nous est ainsi donné dans notre vie de la même manière que l’irréfléchi nous est donné préalablement à la réflexion. C’est pourquoi le « social » est à saisir comme une facticité primordiale et nous est donné « avant toute objectivation ». Le « social » est pour Merleau-Ponty le fond factuel et irréfléchi sur lequel se détacheraient tous les conflits et solipsismes qui ne sont plus que théoriques.

C’est de la sorte que Merleau-Ponty essaie d’apporter une solution définitive au problème du conflit et du solipsisme. Il retrouve dans notre vie le « social » qui opère comme une facticité absolue et primordiale et dans laquelle le conflit et le solipsisme n’existeraient plus qu’en théorie. Nous portons en nous-mêmes le « social » « avant

138

PP, 412-413.

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toute objectivation » et d’une manière irréfléchie. Or, ce « social » se concrétise par exemple dans la « nation » et la « classe » qui, selon Merleau-Ponty, ne sont pas « des fatalités qui assujettissent l’individu du dehors » ni « des valeurs qu’il pose du dedans » mais « des modes de coexistence »140. On appartient normalement à une nation et à une classe d’origine, et on ne peut jamais les refuser comme un être objectif. Mais on coexiste déjà avec autrui dans ces nation et classe avant d’en prendre conscience. Le « social » n’est ainsi pas pour Merleau-Ponty une « fatalité » ni une « valeur », mais un « mode de coexistence ».

Nous avons suivi dans cette section la troisième et dernière phase de l’argumentation du chapitre « autrui et le monde humain ». L’argumentation de cette phase gravite autour du concept du « social ». Ce « social » désigne en quelque sorte une sociabilité fondamentale de l’homme, et n’est en ce sens pas une simple possibilité contingente mais une facticité absolue et primordiale qui nous est toujours déjà donnée d’une façon irréfléchie. Le solipsisme est maintenant censé être un phénomène relatif et occasionnel, dès lors qu’il ne se détache que sur le fond du « social ». Même si au premier abord l’opposition entre la généralité du corps et celle du « soi » semble causer une difficulté indépassable – celle du « solipsisme vécu » –, il s’avère que cette difficulté n’existe qu’en théorie dans le « social ». Il n’y a plus aucun conflit ni aucun solipsisme indépassables dans le « social ».

Le problème d’autrui est maintenant considéré comme entièrement résolu dans cette dernière étape. Néanmoins, il nous semble que l’argument même de cette dernière phase n’est pas suffisamment convaincant à cet égard. La manière dont Merleau-Ponty cherche à faire aboutir le solipsisme à une solution (par le « social ») nous paraît naïve et même dogmatique, parce qu’elle ne consiste en somme qu’à admettre l’existence du « social » dans notre vie sans aucune réserve. Merleau-Ponty déclare qu’il nous faut revenir au « social » pour sortir du problème du solipsisme, mais il ne se demande cependant pas pourquoi et comment ce « social » est possible pour nous. Autrement dit, il nous semble que l’existence du « social » soit toujours présupposée dans sa démonstration. On pourrait donc soupçonner que ce « social » n’est en fin de compte qu’un nouvel aspect du nivellement de la distinction entre moi et autrui.

Mais il n’en est rien. Le « social » n’est jamais une simple présupposition. En effet, ce concept de « social » a au contraire un certain fondement dans un autre concept merleau-pontien, à savoir dans le « cogito tacite ». Le « social » est ce qui

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résulte nécessairement de l’essence même du « cogito tacite », et en ce sens, son existence est certainement justifiée dans l’économie de la Phénoménologie de la perception. Nous verrons dans la section suivante que la « coexistence » avec autrui dans le « social » s’appuie sur l’impossibilité de l’auto-appréhension du « cogito tacite », et aussi qu’elle est dans une étroite relation avec l’auto-transcendance du cogito.

4. L’impossibilité de l’auto-appréhension du « cogito tacite » et sa transcendance