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Chapitre 2. Le cogito et la parole

4. Le « cogito silencieux »

Nous pouvons maintenant analyser dans le détail le « cogito silencieux ». Qu’est-ce au juste que ce « cogito » qui n’est ni idéaliste ni empirique, et qui est en mesure d’éluder la difficulté de l’« auto-réflexion » inhérente à l’ego phénoménologique ?

Commençons par examiner les descriptions suivantes du « cogito silencieux », formulées par Merleau-Ponty lui-même :

Car enfin les mots, et par exemple le mot « Cogito », le mot « sum » peuvent bien avoir un sens empirique et statistique, il est vrai qu’ils ne visent pas directement mon expérience et fondent une pensée anonyme et générale, mais je ne leur trouverais aucun sens, pas même dérivé et inauthentique, et je ne pourrais pas même lire le texte de Descartes, si je n’étais, avant toute parole, en contact avec ma propre vie et ma propre pensée et si le Cogito parlé ne rencontrait en moi un Cogito tacite. C’est ce Cogito silencieux que Descartes visait en écrivant les Méditations, il animait et dirigeait toutes les opérations d’expression qui, par définition, manquent toujours leur but puisqu’elles interposent, entre l’existence de Descartes et la connaissance qu’il en prend, toute l’épaisseur des acquisitions culturelles, mais qui ne seraient pas même tentées si Descartes n’avait d’abord une vue de son existence. Toute la question est de bien comprendre le Cogito tacite, de

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ne mettre en lui que ce qui s’y trouve véritablement et de ne pas faire du langage un produit de la conscience sous prétexte que la conscience n’est pas un produit du langage60.

Par delà le cogito parlé, celui qui est converti en énoncé et en vérité d’essence, il y a bien un cogito tacite, une épreuve de moi par moi. Mais cette subjectivité indéclinable n’a sur elle-même et sur le monde qu’une prise glissante. Elle ne constitue pas le monde, elle le devine autour d’elle comme un champ qu’elle ne s’est pas donné61

.

Ces deux passages nous apprennent l’essentiel du cogito merleau-pontien. Le philosophe y distingue d’abord deux sortes de cogito : le « cogito parlé » et le « cogito silencieux (tacite) ». Notre conscience définie plus haut comme « transcendance active » se constitue de ces deux sortes de cogito.

Comme le laisse supposer leur appellation, alors que le « cogito parlé » est médiatisé par le langage, le « cogito silencieux » n’a pas de langage. Pour être plus précis, tandis que le « cogito parlé » désigne les « pensées particulières »62 discursives qui ont accès à la vérité objective, le « cogito silencieux » se situe essentiellement « avant toute parole », hors de toute pensée particulière. Ce cogito « ne se possède pas, ne se pose pas », ne se présente à lui-même « que de manière implicite et ne se connaît pas »63. Cependant, selon Merleau-Ponty, c’est ce « cogito silencieux » qui assure « ma propre vie et ma propre pensée », et constitue « une épreuve de moi par moi ». Le « cogito silencieux », quoiqu’il corresponde en quelque sorte à une non-coïncidence à soi, à un « perpétuel absent »64 ou encore à une « distance » « de ma pensée à elle-même »65 qu’on ne pourrait jamais réduire, se place pourtant au centre du système de notre conscience et sous-tend son mouvement de « transcendance active ». En ce sens, on peut dire que le « cogito silencieux » constitue l’essence même de ma subjectivité. C’est donc ce cogito qui offre une réponse au problème que nous avons évoqué à la fin de notre section précédente, c’est-à-dire au problème du « contact avec

60 PP, 460-461. 61 PP, 462. 62 PP, 458. 63

Barbaras, Le tournant de l’expérience. Recherches sur la philosophie de Merleau-Ponty, op. cit., p. 179.

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PP, 458.

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le soi-même » dans la conscience comme « transcendance active ». Le « cogito silencieux » a pour fonction de garder l’auto-identité de notre conscience en tant que « transcendance active ».

Mais deux questions se posent de nouveau ici : 1) comment le « cogito silencieux » peut-il être au fondement de la conscience comme « transcendance active » ? ; 2) pourquoi le « cogito silencieux » doit-il être « silencieux » ? Répondre à ces deux questions nous amènera à préciser de manière plus approfondie la teneur concrète du « cogito silencieux ».

1) Nous avons déjà vu précédemment que Merleau-Ponty a défini notre conscience comme une « transcendance active » (auto-transcendance) en prenant une certaine distance par rapport aux positions idéaliste et empiriste. Mais si la conscience est ainsi définie comme une auto-transcendance, elle risque de devenir un système clos et fermé. Car théoriquement parlant, aucun acte de l’extérieur ne serait alors nécessaire pour que la conscience puisse se dépasser de l’intérieur. Notre conscience serait du même coup enfermée en elle-même, et sa « transcendance active » ne serait plus possible.

Pour éviter cet écueil concernant la définition même de la conscience, il convient de rappeler que la conscience a été également déterminée comme une « effectuation ». La conscience merleau-pontienne ne consiste pas à penser un objet qui lui est donné d’avance et qui en est indépendant mais à effectuer ce qui ne lui est pas donné. La conscience comme « transcendance active » exige toujours ce qui ne se donne pas au préalable au sein de cette conscience même, et c’est en effectuant ce qui ne se donne pas qu’elle se transcende. Ce que Merleau-Ponty appelle le « cogito silencieux », c’est aussi, selon nous, la sphère de ce qui n’est pas préalablement donné à la conscience.

Si nous considérons ainsi le « cogito silencieux » comme sphère de ce qui ne se donne pas à la conscience, nous comprenons alors bien pourquoi Merleau-Ponty qualifie ce cogito de « réduit de non-être »66. Ce « non-être » ne saurait cependant s’entendre à partir du néant ni du rien au sens sartrien du terme, mais désigne plutôt ici ce qui ne se donne pas à la conscience ou – cela revient au même –, ce qui est à effectuer dans l’auto-transcendance de la conscience. L’une des particularités du « cogito silencieux » réside en ceci qu’il comporte en lui ce « non-être », en

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PP, 458. « Si justement il doit y avoir conscience, si quelque chose doit apparaître à

quelqu’un, il est nécessaire que derrière toutes nos pensées particulières se creuse un réduit de non-être, un Soi. » Il est évident que ce « Soi » et le « réduit de non-être » désignent tous les deux le « cogito silencieux ».

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fonctionnant comme « réduit de non-être » « où l’être ne pénètre pas »67. Parce que ce « non-être qui nous constitue ne saurait s’insinuer dans le plein du monde »68, le « cogito silencieux » est le seul lieu où se trouve le « non-être » dans le monde des êtres. La conscience découvre dans le « cogito silencieux » (à savoir au niveau le plus profond du « Soi ») un « non-être » qui est ce qui ne lui est pas donné d’avance, et elle se dépasse de l’intérieur en effectuant ce « non-être ». C’est ainsi que le « cogito silencieux » est au fondement de la « transcendance active » de la conscience. Or, cette effectuation du « non-être » du « cogito silencieux » est aussi bien l’auto-effectuation de la conscience, car comme nous l’avons vu, le « cogito silencieux » constitue le noyau même de notre conscience. Pour la conscience, effectuer le « non-être » du « cogito silencieux », c’est effectuer la conscience elle-même.

2) Reste à répondre à la seconde question que nous avons posée, à savoir pourquoi le « cogito silencieux » doit être « silencieux ». Rappelons, en effet, que pour Merleau-Ponty, ce cogito se trouve pour l’essentiel « avant toute parole ». La réponse à cette question nous apparaît d’ores et déjà claire. Ainsi, si le « cogito silencieux » se transforme entièrement en « cogito parlé », à savoir en une pensée particulière, ou pour dire autrement, si le « non-être » qu’il comporte en lui s’épuise et se change entièrement en un être objectif, notre conscience consistant à effectuer ce « non-être » reste alors enfermée en elle-même. Le « cogito silencieux » doit lui-même demeurer « silencieux », indicible et ineffable, se tenant par là même hors du monde dicible des êtres – qui s’exprime dans un langage symbolique (soit une « parole parlée ») –, pour que la conscience puisse effectuer son propre « non-être ». C’est en ce sens que ce cogito doit toujours être « silencieux ». Pour le cogito, être silencieux, c’est donc être un « réduit de non-être » hors du monde parlé des êtres.