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La prise en compte d’une autre rationalité dans le travail : la rationalité subjective

2. Chapitre 2 : État des connaissances et approches théoriques

2.3. Les conduites sociales dans le travail

2.3.2. La prise en compte d’une autre rationalité dans le travail : la rationalité subjective

À l’instar de la psychodynamique du travail, la théorie d’Habermas s’inscrit dans les sciences herméneutiques, qui permettent de comprendre le sens des conduites. Cette théorie a d’ailleurs inspiré Dejours (1995; 1998a) dans le cas du travail. En effet, ce dernier y a intégré des éléments de la psychodynamique du travail pour enrichir la compréhension du sens des conduites dans le travail. Selon lui, les différentes rationalités de l’action ne fonctionnent pas en silos, se mettant en œuvre automatiquement pour orienter de façon adéquate et cohérente les conduites des gens. Au contraire, elles ont plutôt tendance à être simultanément à l’œuvre dans toutes situations, notamment dans le travail. En effet, selon Dejours (1995b), le travail se déploie dans le monde objectif parce qu’il vise la productivité matérielle soumise à des critères d’efficacité. Il se déploie aussi dans le monde social parce que travailler comporte des règles du vivre-ensemble. Et enfin, le travail fait également intervenir le monde subjectif, par l’engagement subjectif de chaque travailleur, sa capacité à montrer une part de soi aux autres en acceptant de montrer ses bons comme ses moins bons coups dans son travail. Dejours (1998a) ajoute cependant que les trois rationalités de l’action dont Habermas fait mention ne sont pas suffisantes pour expliquer toutes les conduites dans le travail. Il y aurait une autre rationalité selon Dejours que l’on devrait prendre en compte pour comprendre les conduites des sujets dans le travail : il s’agit de la rationalité pathique ou subjective. Le terme pathique renvoie à la souffrance, au pâtir et la passion, avec leurs connotations de subir, sentir, éprouver, endurer, des situations générant

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de la douleur ou du plaisir (Dejours, 1998a). Cette rationalité fait référence à « ce qui, dans une action, une conduite ou une décision, relève de la rationalité par rapport à la préservation de soi (santé physique et mentale), ou à l’accomplissement de soi (construction subjective de l’identité) » (Dejours, 1998a, p. 113). L’analyse de la rationalité pathique engage à prendre en considération la peur des sujets pour comprendre une conduite violente ou injuste. Considérer la peur semble d’autant plus pertinent que, devant la lutte contre la peur, les conduites par rapport à la préservation de soi peuvent avoir des effets au niveau de l’agir moral-pratique : « comme si la rationalité axiologique ployait devant les exigences de la rationalité pathique » (Dejours, 1998a, p. 202). Un peu plus tard, Dejours (2009a) change son appellation de la rationalité pathique pour la rationalité subjective. Ce faisant, il évacue le terme de rationalité par rapport à la présentation de soi de son interprétation des rationalités dans le travail. Ce glissement de la rationalité par rapport à la présentation de soi vers la rationalité subjective ne semble pas si clair dans les écrits de Dejours (2009a). Cependant, ces deux rationalités se rapportent au monde subjectif et intersubjectif : incluant les notions de confiance, de méfiance et ce que l’on accepte ou non de dévoiler au regard de l’autre. Vue ainsi, il semblerait que la rationalité par rapport à la présentation de soi ne soit pas évacuée de la rationalité subjective, mais plutôt incluse dans celle-ci. Toutefois, la rationalité subjective enrichirait la compréhension des conduites dans le travail, en permettant d’adjoindre la dimension affective et éprouvée du travail. En effet, dans sa thèse, Wolf Ridgway (2010) montre comment la rationalité par rapport à la présentation de soi chez les dirigeants d’entreprise est entrelacée avec la rationalité subjective, en concluant que la présentation de soi fait partie du travailler du dirigeant et qu’elle est à la fois une stratégie pour tenter d’accéder à la reconnaissance et une stratégie de défense. Pour Dejours (2009a), il apparait plus rationnel, dans les situations de travail, de tenir compte de cette rationalité subjective pour comprendre les conduites, que de l’écarter.

L’intérêt de cette thèse dans la théorie d'Habermas (1987) est de comprendre comment les différentes rationalités auxquelles sont soumis les trois mondes vécus prennent forme dans le travail des cadres et comment elles peuvent entrer en conflit dans l’expérience réflexive d’un cadre. Cette approche théorique de l’action sociale pourrait aussi servir de guide pour mieux comprendre les rationalités qui sous-tendent les conduites chez les cadres dans les

81 situations de gestion du personnel. Pour bien comprendre les conduites des sujets dans le travail, il faut prendre en considération toutes les rationalités et selon Dejours (1995b), une conduite rationnelle découle toujours d’un compromis entre les différentes rationalités. Pour comprendre les conduites des cadres par rapport à la gestion du personnel, il faut resituer la place et le rôle de l’individu et des groupes et des différentes logiques dont ils sont porteurs, tout en ne négligeant pas le contexte organisationnel (Bonnet et Bonnet, 2003). Selon Stark (1993), tout problème moral pour un cadre réside dans le fait que les demandes éthiques doivent être équilibrées avec les réalités économiques, alors qu’en vérité, elles sont constamment en conflit. En effet, le travail serait porteur de rationalités différentes qui entrent en conflit les unes avec les autres (Dejours, 1995b). Le travail implique d’abord une visée de production, soumise aux critères de l’efficacité et de l’utilité. Il comporte aussi des visées sociales pour arriver à collaborer et à vivre ensemble, lesquelles sont guidées par des critères de justice et d’équité. Enfin, le travail poursuit également des visées subjectives de la part de chaque travailleur qui, tout en s’engageant et en se mobilisant dans le travail, a des attentes par rapport à son accomplissement de soi, à sa santé et à la reconnaissance de son travail (Dejours, 1995b).

2.3.3. Synthèse de la section théorique sur les conduites sociales