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4. Chapitre 4 : Méthodologie

4.6. La stratégie de collecte de données

4.6.1. L’entretien

Inscrit dans une stratégie de recherche narrative, l’entretien cherche à mettre en récit l’expérience vécue des cadres rencontrés. Un récit de vie de recherche consiste en la narration par la personne de sa propre vie ou de fragments de celle-ci, suscitée à la demande d’un chercheur à des fins de connaissances scientifiques (Legrand, 1993). Parce que les entretiens narratifs non structurés donnent libre cours à la parole, une quantité énorme de matériel peut être recueillie, ce qui représente parfois un inconvénient lors de l’analyse (Lieblich et al. 1998). Pour cette raison et parce que l’objet de recherche porte sur l’expérience et les conduites des cadres au travail, la décision de s’intéresser à un segment de la vie des cadres, soit la vie professionnelle, a été prise dès le départ. Selon Bertaux (1997), la prise en compte de l’histoire professionnelle peut aider à mieux comprendre les conduites des gens au travail. Une attention particulière a été portée au récit d’expérience de situations difficiles vécues dans le travail de gestion du personnel. Cependant, l’entretien débutait avec la narration du parcours professionnel, ce qui s’est avéré être une porte d’entrée peu menaçante pour commencer l’entretien et a permis d’établir rapidement une relation de confiance entre les cadres rencontrés et la chercheure.

4.6.1.1. Le guide d’entretien

Brown, Argyris, Attanucci, Bardige, Gilligan, Johnson, Miller, Osborne et al. (1988), ainsi que Brown, Tappan, Gilligan, Miller et Argyris (1989), ont développé un guide pour mener et analyser des entretiens narratifs portant sur le thème des conflits moraux. Cette approche

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a des points communs avec la présente problématique de recherche, puisqu’elle s’appuie sur l’idée centrale que les problèmes éthiques peuvent être abordés selon différentes perspectives, par exemple celle de la justice et de la sollicitude (Gilligan, 1982), et qu’il y a toujours un potentiel de conflit entre ces différentes perspectives. Leur approche est herméneutique et vise à interpréter les expériences de conflits moraux que les personnes ont vécues dans la vraie vie. Les auteurs ont remarqué que lorsqu’ils demandaient aux narrateurs de leur parler d’une situation dans laquelle ils avaient vécu un conflit moral, ceux-ci répondaient spontanément sous la forme d’un récit. Les chercheurs se sont appuyés sur les écrits de Mishler (1986) portant sur l’entretien narratif.

Mishler affirme que l’entretien narratif doit se dérouler de manière à interrompre le moins possible les récits, qui constituent une forme naturelle de réponse chez les humains. Les entretiens menés par Brown et al. (1988; 1989) ciblent les expériences vécues de situations où les personnes ont eu à prendre une décision éthique. Par cet entretien, les auteurs ont cherché à comprendre la façon par laquelle les conflits éthiques sont construits par le narrateur : comment il définit ou interprète la situation et les éléments sur lesquels il met l’accent comme étant pertinents dans le problème. La construction du conflit éthique est liée aux actions que le narrateur décrit, ainsi qu’aux pensées et aux émotions qu’il ressent dans la situation et qui accompagnent sa décision. Les auteurs soulignent aussi que les narrateurs ont des visions différentes de ce qui leur apparaît comme central dans un problème moral et la construction qu’ils en font dépendra aussi du contexte, c’est-à-dire des personnes qui sont impliquées et du type de relations qu’elles entretiennent, du lieu où la situation survient, du rôle joué par le narrateur et de son histoire personnelle (Brown et al. 1989). Les auteurs ont présenté un guide d’entretien qui contient une grande question de départ et onze sous-questions. La question de départ est pertinente pour la présente recherche et a d'ailleurs servi de référence pour la construction du guide d’entretien : « All people have had the experience of being in a situation where they had to make a decision, but weren’t sure of what they should do. Would you describe a situation you faced a moral conflict and you had to make a decision, but weren’t sure what you should do? » (p. 146). Le guide d’entretien de la recherche actuelle a été construit en s’inspirant en grande partie de l’entretien compréhensif de Jean-Claude Kaufmann (1996), qui permet d’accéder à une

131 compréhension intime de la manière dont les personnes rencontrées pensent et agissent, ce qui interpelle directement l’objectif de cette recherche. Cet auteur insiste sur l’importance de développer un guide d’entretien comme travail préalable à réaliser par le chercheur avant de mener les entretiens. Ce guide est constitué d’une grille souple de questions visant à faire parler la personne autour des sujets qui préoccupent le chercheur. À l’instar de Brown et al. (1989), Kaufmann favorise une grille constituée d’une suite logique et cohérente de questions, plutôt que de grands thèmes généraux. Cette liste doit être assez concise afin de ne pas générer trop de matériel narratif superflu qui aura souvent pour effet de nuire à l’analyse. Seules les premières questions sont presque toujours posées, parce qu’elles sont généralement les plus importantes. Les autres questions servent de point de repère au chercheur qui n’a pas à les lire l’une après l’autre. Un entretien mené par un tel guide correspond à ce que Patton (2002) nomme le « general interview guide approach ». Pour cette recherche, un guide d’entretien a été construit. Ce dernier tient compte de la question de recherche et du cadre conceptuel de la recherche, et il s’inspire aussi bien du guide de Brown et al. (1988; 1989), que de l’entretien compréhensif de Kaufmann (1996). Comme son nom l’indique, il s’agit d’un guide. Par conséquent, il a été amené à évoluer quelque peu au cours de la recherche, parce que certaines questions étaient difficiles à cerner pour les premiers cadres rencontrés (Bertaux, 1997). En effet, le guide d’entretien doit être considéré comme vivant et évolutif, et ce, sans toutefois éliminer trop rapidement des questions qui occasionnent des malaises ou des silences, car ces dernières peuvent faire surgir de nouvelles données lorsque posées à d’autres personnes (Kaufmann, 1996). Le guide d’entretien est présenté à l’annexe E.

4.6.1.2. Le déroulement de l’entretien et la posture de la chercheure

Les choix quant au déroulement de l’entretien sont intimement liés à la posture théorique et épistémologique de la chercheure et à la stratégie de recherche choisie. Rappelons que le paradigme constructiviste présente une épistémologie transactionnelle et subjectiviste, ce qui implique que la connaissance est coconstruite dans l’interaction entre le chercheur et le narrateur et que l’on ne cherche pas à limiter cette interaction. Avec une telle posture, l’engagement subjectif de la chercheure dans le déroulement des entretiens était non

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seulement voulu et accepté, mais il s’est aussi avéré utile pour construire une relation de confiance avec les personnes rencontrées. Cette posture de la chercheure est également cohérente avec les écrits sur l’approche narrative (Bertaux, 1997; Chase, 2010; Connelly et Clandinin, 1990; Legrand, 1993; Mishler, 1996; Wells, 2011). Toutefois, il fallait toujours porter une attention particulière pour bien doser les interventions de la chercheure dans l’interaction, pour être en mesure à la fois d’inciter le narrateur à poursuivre son récit, tout en évitant d’interrompre le mode narratif naturel (Mishler, 1996). Suivant les propos de Kaufmann (1996), la chercheure a donc veillé à adopter un style oral dont le ton est plus proche d’une conversation que d’une enquête formelle, mais en restant toujours au travail et en ne perdant pas de vue la visée scientifique de l’entretien de recherche, plutôt que clinique.

Aussi, la chercheure est restée bien consciente durant la recherche que les gens ne confient pas spontanément des aspects de leur vie personnelle à une personne qu’ils ne connaissent pas, et certains moins que d’autres (Bertaux, 1997). La mise en confiance en début d’entretien était donc considérée comme une étape primordiale. Kaufmann (1996) explique qu’il faut rompre la hiérarchie qui peut s’instaurer dans un entretien entre le chercheur et le narrateur pour arriver à un entretien détendu, où l’on sent que les deux participants sont sur un même pied d’égalité. Pour ce faire, les questions prévues dans le guide de l’entretien doivent être posées naturellement, lorsque les propos du narrateur y amènent le chercheur. Il faut éviter d’aligner les questions les unes après les autres et aussi de les lire, car alors, le narrateur ajustera sa façon de répondre à ce style d’entretien plus formel, répondant de façon succincte et plus rapide, sans prendre le temps de bien réfléchir à ses réponses (Kaufmann, 1996). Pour Wolf Ridgway (2010), afin de gagner la confiance des cadres, il faut aussi que le chercheur soit prêt à entrer dans une relation de donnant à donnant, par exemple en livrant certains renseignements plus personnels, en répondant aux questions du narrateur, et ce, en acceptant les risques qu’une telle posture représente. Wolf Ridgway insiste aussi sur la présentation du chercheur avant et pendant l’entretien, comme façon de montrer une certaine appartenance au milieu des cadres. Dès la prise de contact initiale pour l’invitation à se rencontrer pour un entretien, la chercheure précisait à la fois ses expériences académiques et professionnelles en lien avec le travail de gestion pour favoriser sa crédibilité auprès des futurs participants et instaurer les premières bases pour

133 l’établissement d’un lien de confiance. Aussi, suivant les conseils de certains auteurs (Bertaux, 1997; Wolf Ridgway, 2010), la chercheure a porté une attention particulière lors des entretiens, au choix de ses vêtements, en arborant un style professionnel classique et discret qui convient bien aux normes vestimentaires des cadres. Au début des entretiens, le vouvoiement était toujours favorisé, mais rapidement, plusieurs participants ont demandé à passer au tutoiement, ce qui a permis un plus grand rapprochement avec eux et l’adoption d’un discours narratif plus ressenti et émotif.

De façon générale, la confiance peut se développer et se renforcer en cours d’entretien grâce au type d’écoute dont fait preuve le chercheur. C’est pourquoi, dans le cadre de ses entretiens, la chercheure a porté une attention particulière à sa posture physique et à son écoute, pour démontrer la sincérité de l’intérêt qu’elle portait à la parole du narrateur. Cette approche s’est faite de façon naturelle et authentique et a favorisé, dans plusieurs cas, l’émergence d’une parole qui nous a semblé libre et sincère. Selon Kaufmann (1996), une écoute attentive de la part du chercheur permet au narrateur de sentir que ce qu’il dit est important, ce qui l’encourage à plonger plus en profondeur en lui-même (Kaufmann, 1996). Cette écoute active a aussi demandé à la chercheure, de respecter les silences afin de permettre au narrateur de réfléchir, de ne pas trop intervenir pour lui laisser le rôle principal et de rester attentive aux idées lancées, mais non développées et aux contradictions, qui peuvent être des éléments importants à sous-questionner au cours de l’entretien. En menant ce type d’entretien compréhensif, la chercheure a évité d’être objective et distante, car une telle posture est perçue par Kaufmann (1996) comme une attitude de désengagement et de déshumanisation qui décourage le narrateur à parler ouvertement et qui nuit à la relation de confiance. L’engagement de la chercheure que nécessitent ces entretiens va dans le même sens que ce que disait Wolf Ridgway (2010) à propos de la relation de donnant à donnant. Si l’on veut que le narrateur laisse libre cours à ses pensées, ses opinions et ses émotions, Kaufmann (1996) affirme qu’il vaut mieux de le faire aussi en tant que chercheur, mais avec une certaine réserve, pour ne pas perdre de vue que c’est le narrateur qui tient le rôle principal dans l’entretien.

À la lumière de ces informations, les entretiens menés auprès des cadres ont d’emblée été considérés comme un travail, qui demandait de se livrer avec la réserve appropriée,

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d’écouter activement et d’intervenir juste assez pour encourager la poursuite du récit, mais sans l’interrompre, d’être sincère dans le désir de comprendre ce que la personne exprime, avec empathie et engagement. Selon Clandinin et Connelly (2000), l’entretien narratif est une expérience, à la fois pour le chercheur qui mène l’entretien et pour le narrateur. Il y a une interaction constante entre l’expérience « d’être étudiés » que vivent les participants et l’expérience « d’étudier » vécue par le chercheur. Cette intersubjectivité entre les expériences vécues dans l’entretien fait en sorte que chaque entretien est unique et qu’il mérite d’être vécu pleinement de part et d’autre, pour en tirer le maximum de matériel qui sera par la suite analysé en vue de répondre à la question de recherche.

Chaque entretien s’est révélé être unique et une expérience en soi. Certains cadres ont plongé très rapidement dans un récit ininterrompu, à partir de la question initiale. Pour d’autres, les réponses étaient parfois plus courtes, plus factuelles, avec peu de développement ou d’introspections. Parfois, le mode narratif plus fluide s’installait progressivement dans l’entretien, mais quelques fois, les échanges sont demeurés plus distants. Certains entretiens étaient très chargés émotivement; les cadres se sont laissé envahir par le récit et se sont permis d’exprimer, par la parole et par le corps, leurs doutes, leur découragement, leur colère et leur souffrance. Dans tous les cas, la façon dont se déroulait l’entretien et le contenu verbal et non verbal a été pris en compte dans l’analyse.

4.6.1.3. Contexte des entretiens et traitement du matériel

Les entretiens se sont déroulés en grande partie dans le bureau personnel des cadres dans leur milieu de travail. À chaque fois, d’autres options leur ont été présentées. Ils avaient le choix de rencontrer la chercheure dans un local d’une université de leur ville ou dans les environs, ou encore dans une salle de réunion de leur milieu de travail. Le fait qu’ils n’aient pas à se déplacer pour la rencontre a représenté pour plusieurs un avantage considérable. L’essentiel, pour la chercheure, était de disposer d’un endroit calme, propice à une parole libre et authentique et où le cadre ne risquait pas de se faire déranger durant l’entretien. Dans la majorité des cas, les cadres avaient fait transférer leurs appels, bien que dans certaines situations, ce ne fût pas possible pour des raisons professionnelles, mais en aucun cas, les entretiens n’ont été dérangés de façon nuisible. Dans une situation, un participant a

135 été rencontré dans un café en dehors de l’université et du milieu de travail, en raison des conditions climatiques et cela, à la préférence du participant. Avec l’accord des participants, tous les entretiens ont été enregistrés et retranscrits mots à mots. Chaque entretien a été rendu anonyme par l’utilisation d’un système de code numérique. Tous les noms de personnes et d’entreprises ont été changés dans les verbatim. Les données vocales des entretiens ont été détruites des cartes mémoires d’enregistrements après le transfert dans un fichier informatique protégé par mot de passe que seule la chercheure a accès. Celles-ci ont été détruites une fois toutes les transcriptions et les analyses terminées.

Comme la participation à la recherche était volontaire, le consentement libre et éclairé de chacun des participants a été obtenu avant l’entretien. Tous les participants à la recherche ont eu à signer un formulaire de consentement à la recherche, qui a été préalablement approuvé par le comité d’éthique de l’Université Laval. Ce formulaire contient notamment le nom et la fonction de la chercheure et de sa directrice de recherche et leur signature, les objectifs du projet de recherche et sa pertinence, le déroulement de la participation, les avantages et désavantages possibles associés à la participation et les droits du participant. Le formulaire de consentement a été lu par les cadres devant la chercheure et ceux-ci étaient invités à poser des questions s’ils souhaitaient avoir des éclaircissements. Les participants ont tous été avisés qu’ils étaient en droit de mettre fin à l’entretien à tout moment, et ce, sans aucune conséquence pour eux. Les formulaires de consentements ont été conservés sous clé dans le bureau personnel de la chercheure et le seront pour une période de cinq ans après la publication de la thèse. Le formulaire de consentement est disponible à l’annexe B.