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4. Chapitre 4 : Méthodologie

4.7. La stratégie d’analyse

Pour Bertaux (1997), on peut observer deux tendances dans l’analyse des récits de vie : celle qui prend pour objet des structures et des processus objectifs et celle qui prend plutôt pour objet des structures et des processus subjectifs. Le premier type d’analyse correspond davantage à l’approche ethnosociologique de Bertaux (1997) pour qui le but d’objectivation du fait social fait primer le contexte sur les valeurs et les représentations personnelles. Pour cette recherche, la deuxième catégorie d’analyse a été privilégiée. En effet, l’analyse des

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données a porté sur les éléments conceptuels associés aux expériences personnelles du sujet (ses valeurs morales, ses expériences de souffrance et de peur, la construction de son sens au travail par les différentes expériences qu’il a vécues, etc.) et sur des éléments conceptuels relatifs au contexte organisationnel (rapports intersubjectifs de travail, règles prescrites et réelles de travail, ses rôles, ses contraintes de travail, etc.) tels que compris et vécus par les sujets. Ce positionnement quant à la recherche de la subjectivité dans les narrations a donné d’emblée une orientation compréhensive plutôt que descriptive à l’analyse des données.

4.7.1. La posture compréhensive et subjective de la chercheure

Selon Paillé et Mucchielli (2010), l’approche compréhensive postule la possibilité pour le chercheur de pénétrer le vécu et le ressenti des participants et vise une interprétation compréhensive des faits humains et sociaux étudiés dans leur ensemble. Pour ces auteurs, toute analyse qualitative est d’abord un acte phénoménologique, une rencontre entre la sensibilité du chercheur et l’expérience d’un participant et cette rencontre doit être respectée et honorée. La subjectivité du chercheur est prise en compte autant dans l’analyse que dans le déroulement des entretiens. Dans cette visée compréhensive, il peut être profitable pour le chercheur de se laisser imprégner par l’expérience vécue et le point de vue des sujets-acteurs par une première lecture des entretiens au cours de laquelle il laissera tomber ses cadres théoriques et ses a priori.

Pour ce faire, l’analyse a débuté par un examen phénoménologique des données. Cette stratégie n’est pas réservée à la recherche phénoménologique, mais cadre aussi très bien avec l’approche narrative (Paillé et Mucchielli, 2010). Selon Brown et al. (1989), cette première lecture phénoménologique permet de bien comprendre la narration dans son ensemble, sans chercher à l’analyser immédiatement. Cette stratégie a permis à la chercheure de revivre l’entretien de façon séparée du participant et d’entendre des choses qui n’avaient pas attiré son attention lors de l’entretien.

Aussi, en tant que recherche inscrite dans le domaine des sciences herméneutiques, la posture de la chercheure quant à l’analyse de la parole des cadres est celle favorisée par la

137 méthodologie de la psychodynamique du travail (Dejours, 2000). Ainsi l’analyse des données est teintée de l’interprétation par la chercheure de ce qui, dans les rencontres avec les cadres, lui a paru étonnant, surprenant, incompréhensible ou pénible par rapport à ses propres expériences. La chercheure est donc une personne avec un regard extérieur à l’organisation, non experte, qui occupe une position professionnelle différente de celle des cadres, qui ne sait pas et ne connaît pas leur réalité de travail et à qui ils peuvent expliquer et faire comprendre leurs expériences subjectives de travail. Suivant Kaufmann (1996), l’interprétation des données est souvent enrichie par les émotions et les sentiments du chercheur, grâce à l’éveil de la créativité qu’ils permettent. Néanmoins, il est important pour l’analyse des données de se détacher doucement des émotions afin d’opérer « le passage délicat du perceptuel vers le conceptuel » (Laé, 1992; cité par Kaufmann, 1996, p. 78).

4.7.2. Une démarche d’analyse visant à saisir le sens des expériences et des conduites

Le choix quant à la stratégie d’analyse s’est arrêté sur l’analyse à l’aide de catégories conceptualisantes présentée par Paillé et Mucchielli (2010). L’analyse s’est faite à la fois de façon déductive à partir de certains concepts identifiés dans les approches théoriques préconisées et de façon inductive à partir de similitudes de sens du matériel analysé. Il s’agit de la stratégie que Landry (1993) nomme la formule mixte, où une partie des catégories est dérivée d’un cadre théorique alors que l’autre est induite en cours d’analyse. De plus, le principe de la comparaison constante a été suivi, c’est-à-dire que les entretiens ont été décrits et interprétés très tôt dans le processus de la recherche et comparés entre eux, de façon à construire graduellement les catégories d’analyse et à confronter les premières interprétations. Ainsi, certaines interprétations ou intuitions issues de premiers entretiens ont pu être intégrées dans les entretiens ultérieurs de façon à les tester et à les vérifier. La tenue d’un journal de bord a notamment été très utile à cette étape, puisqu’elle permettait de noter immédiatement après chaque entrevue, les réflexions, les éléments surprenants ainsi que les pistes d’interprétations à vérifier dans les entretiens subséquents. Cette façon de procéder est inspirée de la méthode de la théorisation ancrée dont les plus grands représentants sont Glaser et Strauss (1967). Elle est aussi en parfaite cohérence avec la

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stratégie d’analyse choisie puisque la catégorie est décrite comme un outil dynamique, toujours en construction (Paillé et Mucchielli, 2010).

Travailler avec la catégorie permet d’accéder au sens des expériences et des vécus des personnes à l’étude, de conceptualiser l’essence de nos données, d’en extraire le sens, d’en cerner la logique et d’isoler des processus. Une catégorie désigne un phénomène, ce qui distingue cette forme d’analyse de l’analyse de contenu. Pour Paillé et Mucchielli (2010), l’analyse de contenu permet de classer le matériel sous des rubriques ou des thèmes de façon instrumentale, afin de les analyser plus tard. La catégorie est un outil analytique qui va plus loin que les thèmes ou les rubriques, car elle cherche dès le départ à attribuer une signification aux données, bref à les interpréter, au lieu de seulement les décrire. Selon Demazière et Dubar (2004), les différentes techniques d’analyse de contenu sont inadéquates pour l’analyse des entretiens de type narratif, parce qu’elles négligent l’analyse des significations et la construction du sens.

Concernant la démarche plus spécifique d’analyse des entretiens, la première étape a été de de faire une lecture phénoménologique des entretiens et de noter dans le journal de bord, toutes les idées que cette lecture faisait émerger et les éléments importants qui ressortaient des narrations. Ensuite, un travail de codification de chacun des verbatim en fonction des expériences exprimées par les cadres et des concepts issus des cadres théoriques de référence. À titre d’exemple, des expériences telles que la surcharge de travail, le sentiment de culpabilité, l’isolement, la sentiment de trahison, l’adhésion au discours de la haute direction, etc., représentent des expériences significatives que les cadres ont exprimé. Ce travail de codification a permis de construire, graduellement, une première catégorisation des expériences vécues par les cadres. La codification a été réalisée avec le logiciel NVivo, mais dans un souci d’éviter de perdre de vue le sens de l’expérience singulière prise en compte dans sa globalité, le logiciel a été utilisé davantage comme un outil pour classer et structurer le matériel, plutôt que comme outil d’analyse. Comme le souligne Paillé et Mucchielli (2010), l’analyse qualitative est une expérience signifiante du monde et il faut éviter de nuire à la relation entre la sensibilité du chercheur et l’expérience du participant en privilégiant les moyens techniques d’analyse. « L’analyse qualitative est une activité humaine qui sollicite d’abord l’esprit curieux, le cœur sensible et la conscience attentive, et

139 cet investissement de l’être transcende le domaine technique et pratique » (p. 48). De plus, ces auteurs stipulent que l’exercice de la sensibilité à la fois théorique et expérientielle du chercheur est le principal outil qui permet d’enrichir l’analyse qualitative. L’analyse a plutôt été réalisée principalement par des allers et des retours continuels entre le matériel empirique intégral et la codification, en passant par la réécoute à plusieurs reprises des entretiens et la prise de notes dans le journal de bord tout au long de la démarche d’analyse. Les travaux d’analyse constituent un processus dynamique entre la recherche de sens global dans un même entretien et le regroupement des expériences semblables visant à trouver des trames communes. Le paradigme, le cadre conceptuel et méthodologique de cette recherche nous permettaient de laisser une place importante à la subjectivité dans l’analyse et justifient la réserve dont nous avons fait preuve pour l’utilisation des outils techniques d’analyse.

Par une telle analyse, il a été possible de catégoriser les situations difficiles vécues par les cadres et de saisir et d’interpréter le sens des expériences singulières et communes, dans un effort constant pour tenter à la fois de généraliser les données et de montrer leur singularité. Il a aussi été possible d’analyser le vécu du sujet au travail et d’interpréter comment se jouent les dynamiques interpersonnelles dans le travail. La stratégie d’analyse a permis d’identifier et d’interpréter de façon plus spécifique le sentiment de responsabilité, le sens moral, les conduites, ainsi que les rationalités qui les sous-tendent, en fonction des concepts définis dans les cadres théoriques de référence.

Un résumé de chaque entretien a ensuite été réalisé et structuré en fonction de la description du parcours professionnel et du choix du métier, de la description du travail, de l’organisation et des contraintes rencontrées, puis de la description de chacune des situations difficiles vécues. Ces résumés ont permis de classer les entretiens selon leurs similarités et leurs différences.