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Les conduites éthiques des cadres à l’interface du sujet libre et responsable et de

2. Chapitre 2 : État des connaissances et approches théoriques

2.2. L’éthique et la gestion du personnel

2.2.2. Les conduites éthiques des cadres à l’interface du sujet libre et responsable et de

Les différents chercheurs en éthique organisationnelle ont tenté de déterminer si l’éthique est une question d’ordre individuel ou organisationnel. Certains auteurs, qui conçoivent l’éthique en tant que pratique, alignent leur point de vue à celui de Carol Gilligan (1987) pour qui l’éthique ne relève pas d’un agent moral qui agit seul sur la base de ses principes, mais serait plutôt ancrée dans les expériences quotidiennes et les problèmes moraux de vraies personnes, où toute maxime éthique ne peut être généralisée au-delà de la situation particulière (Clegg et al. 2007; Tronto, 1993). Il s’agit du courant « ethics as practice », privilégiant l’étude de l’éthique dans des situations réelles vécues en organisation.

Plus spécifiquement, ce courant de l’éthique de la gestion des ressources humaines cherche à théoriser l’éthique relativement à ce que les cadres font concrètement dans leurs pratiques

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de tous les jours (Clegg et al. 2007). L’éthique mise en pratique par les cadres serait intriquée dans une relation entre la moralité individuelle et les principes prescrits par l’organisation pour gouverner les conduites. On peut la concevoir comme relevant à la fois de la liberté individuelle pour faire des choix éthiques et le contexte organisationnel dans lequel ces choix sont situés, bâtis et gouvernés (Ibarra-Colado, Clegg, Rhodes et Komberger, 2006). Dans ce courant, l’accent mis sur les pratiques en situation réelle permet de cerner les façons actives, imprédictibles et subjectives dont opèrent les acteurs dans les organisations, avec un intérêt herméneutique, visant une interprétation compréhensive (Habermas, 1973). Si les organisations adoptent des normes et des règles éthiques, l’éthique comme pratique permet de comprendre comment les gens adhèrent, violent, ignorent ou interprètent ces règles formelles et informelles, en tenant compte des enjeux de pouvoir inhérents aux relations dans les organisations. L’éthique comme pratique préconise une méthodologie narrative, car c’est par le discours, outil collectif servant à donner sens à l’expérience (Foucault, 1972), que la réalité éthique peut être comprise (Clegg et al. 2007; Rhodes, Pullen et Clegg, 2010).

2.2.2.1. La place de la responsabilité et de la liberté dans l’organisation

Selon Deslandes (2011), l’ouvrage de Robert Jackall (1988) a mis en lumière un des côtés les plus sombres des organisations en montrant comment certaines formes d’organisation du travail départissent les cadres de leur sens de la responsabilité éthique en enlevant tout espace possible pour l’exercice de leur liberté individuelle. On peut concevoir la responsabilité des cadres de deux façons dans les organisations : celle qui rend les cadres imputables de leurs actions, que l’on peut nommer la responsabilité fonctionnelle, et celle, plus directement reliée à la question de l’éthique, qui se rapporte au sentiment d’obligation envers les autres (Baker et Roberts, 2011). D’après ces auteurs, ces deux sens de la responsabilité peuvent entrer en opposition, puisque la responsabilité fonctionnelle ne serait remplie qu’au détriment d’autres personnes. Les organisations tendraient davantage à promouvoir la responsabilité fonctionnelle dans les pratiques de gestion des cadres, plaçant ces derniers en conflit entre leur sentiment de responsabilité à l’égard de leurs employés et les conduites responsables que l’organisation attend d’eux (Baker et Roberts, 2011). De plus, les nombreux paradoxes que l’on retrouve dans les organisations rendent encore plus

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Dans le courant « ethics as practice », les chercheurs s’appuient sur une conception de l’éthique comme responsabilité à l’égard de l’autre. Deux auteurs influencent tout particulièrement leur conception de la responsabilité éthique, soit Zygmunt Bauman et Carol Gilligan. Pour ce qui est de la conception de la liberté de faire des choix éthiques dans une organisation qui oriente et gouverne ces choix, les auteurs s’appuient sur les écrits de Michel Foucault. Les deux sections suivantes visent à décrire ces conceptions de la responsabilité et de la liberté qui teintent le regard porté par les chercheurs de ce courant de l’éthique organisationnelle (Clegg et al. 2007; Ibarra-Colado et al. 2006; Keleman et Peltonen, 2001).

2.2.2.2. L’éthique en tant que responsabilité à l’égard de l’autre : les perspectives de Lévinas et de Gilligan

Bauman est un sociologue polonais reconnu pour son analyse sensible de la modernisation du monde et ses effets sur les possibilités du Soi (Bauman, 1993; 1995). Pour Bauman (1995), la bureaucratie et les entreprises sont deux institutions calquées sur une logique de rationalité qui voient les émotions comme des ennemies et qui ont pour effets de déplacer les responsabilités sociales à l’extérieur de soi et ainsi, d’exempter une part importante de la conduite humaine du jugement moral. L’entreprise repose sur des règles de rationalité instrumentale qui posent les valeurs de l’efficience et de l’efficacité sur un piédestal et considèrent les travailleurs comme une catégorie de ressources au même titre que les autres (Keleman et Peltonen, 2001). En déresponsabilisant les conduites personnelles, le projet moderne de l’éthique tente de libérer l’individu de l’anxiété morale, ce qui rend justement la morale impossible, puisque cette anxiété est la substance de la moralité (Bauman, 1993). En effet, pour Bauman et Tester (2001), être moral signifie que les choses peuvent être bonnes ou mauvaises, mais ça ne signifie pas que l’on sait avec certitude quelles choses sont bonnes ou mauvaises. Or, c’est dans la rencontre de dilemmes éthiques sans bons ou mauvais choix que Bauman (1993) affirme que l’on reconnait la grande difficulté de se

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conduire de façon éthique, car on doit accepter sa responsabilité éthique même en l’absence de certitude. Bauman (1995) s’appuie sur la conception de la responsabilité éthique de Lévinas qui considère la morale comme une poursuite personnelle impliquant de prendre la responsabilité à l’égard de l’autre. Pour Lévinas (2001), la rencontre avec l’autre, qui est d’abord un visage de parole, de demande, de supplication, de commandement, d’enseignement, suppose une attention, une sensibilité et une disponibilité de notre part envers l’autre qui se tient devant nous (Dionne-Proulx et Jean, 2007). Bauman et Lévinas considèrent donc cette responsabilité à l’égard de l’autre, illimitée et prioritaire à tout autre engagement. Elle représente le lien ultime de la subjectivité humaine. La relation humaine est fondamentalement éthique et prioritaire à la raison et au social (Keleman et Peltonen, 2001). Suivant Lévinas, pour qui être libre, c’est faire ce que personne ne peut faire à notre place, Bauman suggère que si l’on retire de l’éthique notre responsabilité personnelle pour l’autre, il peut alors y avoir des conséquences sociales importantes (Keleman et Peltonen, 2001).

La perspective de la responsabilité éthique de Carol Gilligan (1982) présente plusieurs points en commun avec celle d’Emmanuel Lévinas, à la différence que celle-ci serait plus accessible que les écrits de Lévinas, portant davantage sur le contexte de la guerre et mettant un accent plus important sur les notions spirituelles (Bookman et Aboulafia, 2000). Gilligan (1982; 2010), apporte une réflexion morale majeure sur la question de la responsabilité à l’égard de l’autre et à l’égard de soi. Comme Lévinas, le souci à l’égard de l’autre est fondamental et constitue en quelque sorte, l’essence de la responsabilité éthique. Son éthique du care, développée en réaction aux courants dominants dans le domaine de la psychologie morale, a permis de jeter un regard nouveau sur le développement moral des jeunes garçons et des jeunes filles. Autrefois regardé exclusivement sous l’angle d’une éthique de la justice (Kohlberg, 1969), le développement moral était jugé en fonction des notions de règles, d’équité, de raison et de cohésion. Par ses travaux, Gilligan (1982) a su montrer l’existence et l’importance d’une dimension morale jusque-là ignorée, plus sensible à l’autre et guidée par les relations interpersonnelles et la sollicitude (Laugier, 2010). Cette forme d’éthique, plus féministe, n’est cependant pas réservée aux femmes, car selon Gilligan (2010), nous sommes tous, en tant qu’être humain, des êtres de relations, responsables et sensibles.

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2.2.2.3. La liberté éthique au sein de l’organisation : la perspective de Foucault

Pour Foucault, la liberté est la condition ontologique de l’éthique. Elle n’est pas relative à ce qu’un individu veut faire, quand il le veut, mais plutôt à un sujet dont la liberté est localisée et constituée dans des relations de pouvoir. C’est cet accent sur le pouvoir qui permet d’établir une relation entre la moralité individuelle et l’éthique organisationnelle : les personnes se constituent elles-mêmes en tant que sujet moral de leurs actions, tout en étant disciplinées par les institutions pour devenir certains types de personnes (Ibarra- Colado et al. 2006). Ainsi, pour Foucault (1975), en tentant continuellement de contrôler les comportements éthiques de leurs cadres, les organisations restreignent leur liberté et bloquent les possibilités pour l’éthique. Le but de l’éthique est de s’assurer que l’activité humaine continue et que toutes ses possibilités sont utilisées. En trouvant de nouvelles façons d’exercer notre humanité, nous affirmons notre différence et notre altérité, ce qui rend possible la créativité. À l’inverse, les organisations ont tendance à nous pousser à adopter une image universelle de soi. En croyant que nous sommes ce que nous sommes, nous acceptons les identités et les positions inventées par les autres. Plutôt que de s’engager vers l’inconnu dans sa relation avec soi-même et avec les autres, ce que permet la liberté, nous plongeons dans un état semi-passif de reproduction des normes de l’autorité, comme idéaux moraux. C’est à ce moment que la porte est grande ouverte pour la domination et les relations de pouvoir asymétriques (Keleman et Peltonen, 2001). Pour Foucault, l’éthique est une attitude d’ouverture et de curiosité envers la différence et l’altérité de l’autre qui nous permet de constater que notre vérité n’est pas la seule façon d’interpréter le monde. C’est en trouvant le courage de vivre ce qui est différent de nous, étrange ou rare, que l’on peut trouver de nouvelles orientations pour notre conduite (Keleman et Peltonen, 2001). Suivant les auteurs du courant « ethics as practice », les conduites des cadres découleraient de l’intrication de leur moralité individuelle et des principes prescrits par l’organisation. Résultant d’un compromis éthique, les conduites des cadres seraient le reflet d’une liberté individuelle pour faire des choix éthiques et du contexte organisationnel dans lequel ces choix sont situés, bâtis et gouvernés (Ibarra-Colado et al. 2006).

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2.2.3. Synthèse des approches théoriques dans l’éthique de la gestion