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Chapitre 1 : État de la construction du Laos

1.2 La modernisation nationale et le développement des régions rurales

1.2.4 La prise en charge des forêts

À partir des années 1960, l’Asie du Sud-Est est confrontée à de graves problèmes environnementaux tels que la déforestation, la pollution, la perte de biodiversité ou l’érosion des sols. Avec l’essor progressif d’une conscience environnementale planétaire, et la publication du rapport Brundtland en 1987, les gouvernements occidentaux font pression sur la région pour que des mesures rapides soient apportées (Boomgaard, 2007 : 324). Le développement des réseaux d’aires protégées durant les années 1990 répond essentiellement à ces enjeux. En 1993, le Laos parvient à élaborer un système de protection environnementale, principalement grâce au support financier de la communauté internationale (Phraxayavong, 2009 ; Bafoil, 2013). Cette année-là, 17 aires protégées sont créées et prennent le nom de « National Biodiversity Conservation Areas » (ICEM, 2003 : 45). À présent, 21 aires protégées sont officiellement recensées par l’UICN16, et 12 autres existent de façon non-officielle, totalisant ainsi 33 sites au Laos (UNEP et WCNC, 2014). L’édification du système d’aires protégées laotien repose donc sur des préoccupations environnementales, et vise

à priori la préservation des ressources naturelles, prioritairement forestières. Mais ces dispositions prises pour la protection de l’environnement répondent aussi à d’autres objectifs, à la fois politique et économique (Déry et Vanhooren, 2011).

Dès son arrivée au pouvoir, l’État communiste cherche à renforcer sa légitimité territoriale et à consolider la mise en place de son appareil gouvernemental sur l’ensemble du territoire. Au Laos, comme ailleurs en Asie du Sud-Est (De Koninck, 2004b), l’État se sert d’outils internationaux afin de poursuivre son travail de « internal

territorialisation » (Vandergeest et Peluso, 1995), utilisant notamment l’environnement

comme un prétexte d’intervention dans les régions montagneuses périphériques. Comme l’explique Déry, l’intégration de la variable environnementale dans la construction du territoire nourrit le dynamisme interne du pays et justifie la mise en place de politiques interventionnistes (Déry, 2008 : 73-74). Comme ailleurs en Asie du Sud-Est continentale, dans les régions périphériques, l’État laotien doit faire face à trois défis « 1) stabiliser les régions et faire taire les mouvements communistes anti-

communistes selon les cas ; 2) [...] mieux contrôler le territoire et l’accès aux ressources exploitables » (Déry, 2008 : 78). Pour parvenir à relever ces défis, l’État

laotien utilise, entre autres, les aires protégées pour territorialiser son espace. Ainsi, dans ce contexte national, où l’État est à la fois propriétaire de la terre et gestionnaire des forêts, les aires protégées constituent avant tout un outil de contrôle sur les territoires marginaux et les populations qui y habitent, agissant en complément des politiques de sédentarisations, afin de faire cesser la pratique de l’agriculture itinérante. Comme l’affirme Vandergeest au sujet du programme d’allocation des terres forestières (LFAP) « all states to a greater or lesser degree use zoning and land policy to create

political spaces and to shape how these spaces are used » (Vandergeest, 2003 : 48).

Du point de vue économique, en s’attribuant le contrôle sur des territoires et les ressources naturelles qui les composent, l’État s’est offert la possibilité de choisir quelles concessions il allait céder et quelles activités il allait développer (RFD, 1994 : 35). C’est ainsi que des projets de construction de barrages, d’exploitation forestière et de développement de plantations ont parfois été approuvés sur des territoires, alors en partie protégés (Ovesen, 2004 : 234-235). Considérant que de nombreux pays construisent leur économie sur l’utilisation des ressources naturelles, l’État laotien perçoit le développement comme « to rest upon its ability to harness its ‘natural

qu’énoncé dans le rapport gouvernemental de 2005 « Forestry Strategy to the Year 2020 of the Lao PDR ». Dès lors, même si les intérêts de l’État et des organisations environnementales semblent coïncider, il existe en réalité des tensions évidentes entre la

conservation et le développement au Laos 17 (Lagerqvist, 2004 ; Singh, 2008). Dans un

rapport, l’UICN avait conclut que « the word ‘conservation’ is seen by many in Laos as

equivalent to ‘protection’ and antithetical to development » (UICN, 2001 : 3). De plus,

dans un contexte où l’État laotien souhaite hisser le pays hors de la pauvreté mais ne dispose pas toujours de moyens suffisants, les investissements étrangers constituent aussi une source de financement essentielle. Et, malgré les pressions des organisations internationales pour contrer la déforestation, l’exploitation de bois dans les forêts primaires a continué à augmenter (DoF, 2007). Ce paradoxe s’explique à la fois par des causes internes et externes. D’un côté, les forces internes incluent : « a lack of effective

and efficient institutions to manage the primary forest in a sustainable manner, leading to corruption and illegal logging », tandis que de l’autre, les forces externes

comprennent « the obligation in which forest timbers were sold to leading countries

namely Vietnam and China, to reduce national debt » (Anonyme, 2000 : 59). Les pays

dits « développés » préfèrent accroitre leurs réserves de bois en limitant l’exploitation de leurs forêts. Cela entraine indirectement une accélération de la déforestation et de la dégradation des forêts dans les pays voisins en développement, comme le Laos, où justement les préoccupations de développement prévalent encore sur la conservation (Phimmavong et al, 2009 : 509). Avec l’accroissement démographique et le développement économique, cette demande en bois risque de persister (De Fégely, 2005 ; United Nations et al, 2009), ce qui pourrait hypothétiquement avoir, à long terme, des répercussions sur la gestion des aires protégées. Les projets de développement sont donc à la fois encouragés par l’État laotien et fortement véhiculés par les processus de marchandisation, de modernisation et d’intégration à l’échelle planétaire. Conjointement, l’apparition rapide de nouveaux projets entraine des changements considérables dans les zones rurales et sur les populations principalement minoritaires, pour qui l’adaptation à court terme peut apparaître difficile.

17 Cette vision du développement a été critiquée par le philosophe et poète Henry David Thoreau (1817-1862)

soulignant que la poursuite de l’argent encombre la vie. À l’inverse, il prône une vie se limitant à ce qui est existentiel (“Live Simply and Wisely”), où les individus ne sont pas prisonniers de leurs biens. Dans Walden or life in

the woods, il considère que l’erreur de l’homme a été de transformer la Nature en commodité et non de la conserver

Vues par l’État comme des stocks de richesses qui n’attendent qu’à être exploités, les forêts remplissent pourtant parallèlement un autre rôle central, pour ce qui a trait à la subsistance des populations rurales pauvres (Thanichanon et al, 2005). En plus d’apporter du simple bois, les forêts constituent pour ces populations des réserves de nourriture et de produits forestiers non ligneux. Les villages qui pratiquent une agriculture itinérante connaissent généralement une insuffisance en riz de six mois ou plus dans une même année (Chamberlin, 2001 : 43). Durant ces mois d’insuffisance, les populations dépendent donc des ressources de la forêt. Mais, depuis la mise en place des aires protégées, l’accès aux forêts est devenu limité. Dans un article, Rigg explique qu’en voulant protéger et limiter l’accès aux ressources forestières, l’État a localement accentué « the rural resource squeeze », provoquant à la fois un déclin des étendues forestières et de leur diversité/productivité : « While the decline in forest resources has

significantly increased vulnerability, [the also] declining swidden rotations, perhaps propelled by government policy, cause households to increasingly rely on the forest »

(Rigg, 2006b : 127-128). D’autres études démontrent la dépendance des populations rurales pauvres à l’endroit des ressources naturelles et leur vulnérabilité lorsque l’environnement local est perturbé (Ambler, 1999 ; Reddy et Chakravarty, 1999). Par ailleurs, depuis l’intégration au marché mondial et le changement des pratiques agricoles, les activités de chasse, de pêche et de cueillette ont mené à une transition du simple moyen de subsistance à celui de l’activité commerciale : « Enough was

becoming greater as values changed and people begin to try every means to obtain cash to purchase more clothing, medicine, household goods, etc. » (Chamberlin et al, 1996 :

5). Ce changement des pratiques a poussé l’exploitation des produits forestiers à des niveaux désormais plus durables. Dans ce contexte de transition économique, les moyens de subsistance demeurent étroitement liés à la forêt, même si les processus de modernisation et de développement doivent progressivement permettre de réduire la dépendance aux forêts et d’augmenter les opportunités offertes par les marchés (Thanichanon et al, 2005). « Early stages of development are unavoidably marked by

conflicts between poverty reduction and environmental protection » (Dasgupa et al,

2005 : 617). Lagerqvist argumente ces étroites relations entre l’homme et son environnement, et souligne la nécessité « to understand livelihoods from a

comprehensive perspective [because] studies that shed light on transformational livelihoods in the developing world highlight the complexity of people’s lives and the places in which they live » (Lagerqvist, 2014 : 265).

La modernisation du Laos s’est ainsi déclinée sous différents programmes, contribuant tant au développement des régions rurales et montagneuses qu’à leur intégration à l’échelle nationale. Grâce à une assistance internationale continue, le pays a pu répondre à des besoins cruciaux comme dans l’éducation, la santé et les infrastructures publiques. Parallèlement, pour des raisons aussi bien politiques, qu’économiques ou environnementales, l’État laotien s’est fixé des objectifs ayant principalement pour cibles les minorités ethniques du pays. La réduction de la pauvreté, la sédentarisation des populations et le contrôle des territoires périphériques constituent les principaux exemples. Mais la manière dont ces programmes ont été conduits par l’État a affecté les minorités ethniques de façons variables, et engendré des situations souvent contradictoires. L’augmentation des inégalités dans le pays et l’appauvrissement des populations rurales en constituent des éléments centraux.

Désormais, il convient de s’intéresser en détails à l’intégration du pays et des régions montagneuses suivant différentes dynamiques. Plus spécifiquement, la province de Luang Namtha servira d’exemple, car conformément aux mots de Lacoste « la réalité

apparaît différente selon l’échelle des cartes, selon les niveaux d’analyse ». La

considération d’autres espaces « va permettre d’appréhender certains phénomènes et

certaines structures » qui ne seraient pas visibles dans d’autres circonstances (Lacoste,

Chapitre 2 : Insertion nationale et provinciale dans le système sud-est