• Aucun résultat trouvé

Chapitre 1 : État de la construction du Laos

1.1 Caractéristiques géographiques et héritage historique d’un pays

1.1.3 De la majorité aux minorités : un pays pluriethnique

Avec une population évaluée en 2014 à 6 689 300 individus et une densité moyenne de 29 habitants par kilomètre carré (Banque mondiale, 2016), le Laos

représente un « véritable creux démographique dans la péninsule indochinoise » (De Koninck, 2012 : 280). On peut dire ainsi, par comparaison, que la population totale du Laos est équivalente à la population d’une préfecture chinoise4. Le premier tiers de la

population se concentre dans la vallée du Mékong, principalement dans quatre villes : Vientiane, Luang Prabang, Savannakhet et Pakse (Kislenko, 2009 : 5). Un autre tiers vit le long de rivières comme la Nam Ou, la Set Don et la Nam Seuang (Evans, 2002 : 20- 24). Mais ce faible poids démographique n’exclut pas pour autant une grande diversité ethnolinguistique et culturelle, décrite par Ovesen comme « the outcome of historical

migrations and colonization over centuries » (2004 : 215). La question du nombre de

groupes ethniques (sonphao en laotien) présents au Laos a été fréquemment débattue, depuis plusieurs décennies.

Au cours des années 1950, après l’indépendance du gouvernement royal lao (GRL) en 1953, la classification de la population s’est construite selon trois grandes catégories géo-ethniques ayant pour référence l’altitude de l’habitat : Lao Loum, Lao Theung, Lao Soung, respectivement, les Lao qui vivent dans les plaines, sur les pentes des montagnes, et sur les cimes des montagnes (Pholsena, 2009 : 65). Cette tri-classification en « Lao » – d’ordre politique plutôt que culturelle – avait alors pour but de souligner que tous les groupes ethniques du Laos étaient premièrement des Laotiens, ce qui signifie des citoyens du Laos (Michaud, 2006 : 135). L’initiative de cette classification résulte principalement du fait qu’à cette époque « there is developing awareness in the

government of its responsibilities toward the hill people » (Osborn, 1967 : 270). En

1975, lorsque la RDPL est proclamée, le gouvernement doit faire face à des situations complexes et souvent périlleuses pour l’avenir du pays. Soucieux de préserver son unité territoriale et d’éviter une implosion sociale face aux divisions ethniques, le gouvernement prône l’unité du peuple (Ireson et Ireson, 1991 : 926) avec des discours sur l’égalité entre les ethnies et la reconnaissance d’une diversité (Pholsena, 2009 : 67). Mais, conformément aux valeurs idéologiques du régime, cette unité se traduit aussi par la création du New Socialist Man, la référence identitaire à laquelle la population doit se conformer (Doré, 1982 ; Daviau, 2011). Ainsi, l’identité Lao-Tai est activement promue comme la norme culturelle qui permettra d’unifier les différentes ethnies de la nation –

sonsaat en laotien (Michaud, 2009 : 33). Dans ses écrits sur le problème national et

4 Pour reprendre une comparaison pédagogique faite par Jean Michaud, anthropologue à l’Université Laval, qui

compare la population du Laos à celle d’une province vietnamienne et celle du Vietnam à une province chinoise ; donc, celle du Laos à une préfecture chinoise.

ethnique, le président Phomvihane (1981) reprend les fondements staliniens de la nation (нация/natsiya en russe), définie comme : « a historically evolved, stable community of

people, language, territory, economic life, and psychological make-up manifested in a community of culture » (Staline, 1936 : 5-8). Se basant sur ces cinq caractéristiques, la

stratégie de l’État laotien consiste donc, d’une part, à unifier sa population, mais également, d’autre part, à la contrôler : « Lénine lui-même affirmait qu’une période

‘d’égalité nationale’ et de ‘floraison des nations’ était nécessaire afin de dissiper les antagonismes et les haines entre les communautés. […] La concession accordée aux identités nationales et ethniques n’était en somme qu’une étape vers l’assimilation que Lénine jugeait progressive et inéluctable » (Pholsena, 2009 : 67-68). La question

ethnique, en particulier celle attachée aux ethnies minoritaires, fait donc l’objet de constructions idéologiques nationales (Formoso, 2006) et cette logique d’assimilation est également à l’œuvre en Chine (Keyes, 2002 ; Tapp, 2002) et au Vietnam (Michaud, 2000 ; Pelley, 2002).

Au début des années 1980, le gouvernement laotien s’attèle à une nouvelle organisation de la diversité et abandonne la tri-classification, jugée par Phomvihane comme devenue inadéquate. En plus de répondre à des impératifs politiques et idéologiques, le recensement du gouvernement a pour objectif d’échapper à un émiettement de la population et de restreindre la liste des noms, établie au cours des années 1960 à quelque 200 (Pholsena, 2009 : 69), puis ramenée à 68 en 1972 (Goudineau, 2000 : 22). Pour le recensement de 1995, 47 groupes sont retenus.Mais en 2005, le Lao Front for National Construction (LFNC) réajuste la liste et recense 49 groupes, dont plus de 160 sous-groupes ethniques (GoL, 2006a : 3 ; McAllister, 2013 : 169). L’Assemblée nationale reconnaîtra officiellement cette liste en novembre 2008. Cette décision se base sur deux piliers staliniens, la langue et la culture, plus la prise en compte des origines historiques des groupes de peuplement (Allen, 2006 : 316-317). La tri-classification en « Lao » n’est donc plus utilisée aujourd’hui, mais demeure en tant que symbole, sous l’apparence des trois sœurs Lao, comme sur les billets de banque de 1000 kips (Figure 1.2). Ces 49 groupes (Erni, 2014 : 305) se répartissent dans cinq familles ethnolinguistiques5 : les Lao-Tai – ou Tai-Kadai – (66,2% de la population

5 Le gouvernement laotien (GoL) présente pour sa part une classification en quatre grandes familles

ethnolinguistiques, classification à laquelle se fie l’ONU (UNDP) : Lao-Tai (64,9%), Mon-Khmer (23,5%), Hmong- Mien (8,7%), et Sino-Tibétains (GoL et UNDP, 2009 : 42). Compte tenu de l’évolution démographique du pays, en particulier dans le nord et dans la province de Luang Namtha, il convient plutôt de s’aligner sur la classification de Michaud que sur celle du gouvernement laotien.

totale), les Mon-Khmer (22,7%), les Hmong-Yao (7,4%), les Tibéto-Birmans (2,9%) et les Ho (environ 8 900, soit moins de 1%) (Michaud, 2006 : 137). Ce recensement ethnique constitue par ailleurs un outil administratif fort utile pour l’État, répondant à une double stratégie politique. D’une part, la classification des ethnies minoritaires permet à l’État d’obtenir « security, control and taxation » (Michaud, 2009 : 36) sur les populations à l’intérieur de ses frontières nationales (Keyes, 2002), conditions vues comme nécessaires au sein du régime socialiste. D’autre part, comme l’explique Pholsena, l’élaboration de la liste des ethnonymes, qui sert de grille de référence lors des recensements, a permis à l’ethnie Lao de franchir la ligne symbolique des 50%. Car, sur le plan numérique, cette ethnie est en réalité minoritaire. Entre les recensements de 1985 et 2005, l’ethnie lao, i.e. de langue et de culture lao, a atteint 54,6%, la plaçant non seulement en première place des groupes les plus nombreux, mais aussi en position de majorité face aux autres groupes ethniques. Dès lors, « à partir du moment où le nom

existe officiellement et devient invariable, son usage s’impose à terme et légitime l’existence du groupe » (Pholsena, 2011 : 94). À l’inverse, en Chine, au Vietnam et en

Thaïlande, pays qui comptent aussi de nombreuses minorités ethniques, les Han, les Kinh, et les Siamois sont indiscutablement majoritaires (Goudineau, 2000 ; Evrard et Goudineau, 2004). Au Laos, la plus grande diversité représente ainsi un défi pour le gouvernement, tant pour sa stabilité politique que pour la construction de la nation (Ovesen, 2004).

Figure 1.2 : Les trois sœurs Lao – Billet de 1000 kip

On peut noter qu’en 1991, les principes d’unité et d’égalité ethnique sont inscrits dans la Constitution laotienne, puis, un an plus tard, le gouvernement établit une politique visant à réduire la pauvreté et les inégalités parmi les différents groupes ethniques (GoL, 1992). Cette politique se matérialise par exemple, depuis 2009, lorsque le pays fête la International Day of the World’s Indigenous Peoples (IWGIA, 2010 : 380). L’État marque donc sa volonté pour une meilleure justice sociale. Mais ses efforts ne se sont pas encore montrés pleinement bénéfiques, en particulier pour l’équilibre ethnique et la représentation des groupes au sein du système gouvernemental (Stuart-Fox, 2005). Rigg résume ce constat en précisant que : « minorities are thinly represented in

government, have significantly worse health and education profiles than the Lao, and are de facto if not de jure socially, politically and economically excluded » (2005 : 67).

Dans ce contexte, la situation des minorités ethniques tend à demeurer inégalitaire face à la majorité Lao, de même que leurs moyens pour contester le régime paraissent limités (Scott, 1985 ; Lestrelin, 2011).

Depuis sa proclamation en 1975, le gouvernement laotien a adopté une série de mesures visant à la construction du pays. La reclassification ethnique de la population constitue un exemple remarquable. Il est néanmoins important d’ajouter que cette construction nationale s’est réalisée de paire avec la modernisation du pays et le développement des régions rurales.