• Aucun résultat trouvé

Chapitre 3 : L’intégration des régions montagneuses et de la province de Luang

3.2 Changer l’utilisation du sol, les pratiques, et l’information

3.2.1 Le développement des cultures commerciales

Dans un contexte où l’État laotien souhaite hisser le pays hors de la pauvreté mais ne dispose pas de moyens suffisants, les investissements étrangers et l’aide internationale constituent une source de financement primordiale. Dans le secteur agricole, les plantations agro-industrielles – aussi dites commerciales – ont notamment fait l’objet de ces financements (Phimmavong et al, 2009). L’hévéa (Hevea brasiliensis) est entre autres un exemple de réussite au Laos, comme dans de nombreux pays sud-est asiatiques. Il a été introduit dans les provinces du nord laotien au début des années 1900, au moment de la colonisation française en Indochine (Fortunel, 2013). En 1906, alors que l’Asie du Sud-Est produisait seulement 1% du caoutchouc naturel mondial, elle parvint au tournant des années 1920 à en produire plus de 75% (Keong, 1976 : 181). Aujourd’hui, comme l’indique Shi : « Rubber, one of China’s four main industrial

materials (the other three are coal, iron and petroleum), is of strategic importance in sustaining the country’s rapid economic growth » (2008 : 18). En plus d’être une

matière indispensable dans l’industrie mondiale (Umar et al, 2011), la production de latex – ou caoutchouc naturel – apparaît, selon Manivong et Cramb (2008), comme un investissement lucratif pour des populations montagnardes pauvres, impliquées dans des politiques de sédentarisation et de réduction de la pauvreté. Depuis le début des années 1990, en conséquence de l’ouverture du pays au marché international, il est possible d’observer au Laos une augmentation des investissements privés et étrangers – notamment Chinois – dans les plantations d’hévéa. Ces investissements se situent plus particulièrement dans les « non-traditional rubber growing areas of Laos » (Fox et al, 2011 : 12), là où les plantations d’hévéa n’ont jamais été établies auparavant, comme dans la province de Luang Namtha à partir de 1994. Toutefois, à la suite du gel de 1999, plusieurs plantations avaient été abandonnées dans l'ensemble de la province, puis relancées au début des années 2000 avec les investissements des compagnies privées (Dubé, 2010 : 82).

Grâce aux données fournies par le Planning & Investment Department de Luang Namtha, on constate, en 2015, 47 investissements issus du secteur privé dans l’agriculture et l’industrie. Parmi eux, 24 (soit 51%) concernent l’hévéa :

Tableau 3.1 : Investissements agro-industriels à Luang Namtha de 2001 à 2015

Nombre Objectif Investissement total (en $ÉU) Superficie totale (en hectares) Agriculture Nationaux 3 Développement des plantations d’hévéa 2 873 400 11 782 Internationaux (Chine) 13 Développement des plantations d’hévéa 22 265 500 10 955 Industrie Nationaux 0 - - - Internationaux (Chine) 8 Usines de caoutchouc 19 711 011 3 Total 24 44 849 911 22 740

Source : Information partagée au Planning & Investment Provincial Office de Luang Namtha le 14 juillet 2015

Bien que les investissements débutent dans la province à partir de 2001, ceux qui concernent le développement des plantations d’hévéa connaissent une nette hausse entre 2004 et 2008. Puis, c’est entre 2010 et 2014 qu’on observe un nombre accru d’investissements dans le secteur industriel, et plus particulièrement dans la construction d’usines de caoutchouc. Ceci est dû au fait que l’hévéa nécessite entre sept et huit ans avant d’atteindre sa pleine maturité pour produire du latex. En 2015, ces investissements avaient atteint presque 45 millions de dollars ÉU.

Dans le rapport socioéconomique de la province de Luang Namtha de 2006, il est mentionné que la superficie plantée en hévéa a atteint 11 506 hectares cette année-là – 12 585 hectares selon d’autres31 – parmi lesquels 334 hectares avaient commencé à

produire. La récolte de latex s’élevait alors à 840 tonnes. En 2006, plus de 88% de la superficie en hévéa dans la province avait été plantée par les villageois eux-mêmes, le reste étant par les compagnies – qui font bien sûr planter les arbres par les villageois aussi. Dans le rapport socioéconomique de 2014, on note que la superficie plantée en hévéa avait été multipliée par trois par rapport à 2006, atteignant 34 347 hectares, parmi lesquels 6 733 hectares avaient commencé à produire, totalisant ainsi une production de

31

Shi, Weiyi (2008) Rubber Boom in Luang Namtha: A Transnational Perspective. Vientiane : Deutsche Gesellschaft für Technische Zusammenarbeit (GTZ), 90p.

15 703 tonnes. En l’espace de huit ans, la production de caoutchouc naturel a augmenté de presque 1900%, ce qui représente en soit un boom agricole important pour une région jusqu’alors peu présente sur les marchés extérieurs. De plus, ce développement ne semble pas être sur le point de s’arrêter puisque d’autres rapports prévoyaient que les superficies en hévéas du Laos passeraient de 140 000 hectares à 3000000 hectares sur une période de dix ans à partir de 2010 (Douangsavanh, 2009). Il est toutefois important de préciser que l’hévéa n’est pas la seule culture commerciale à connaître un développement notable dans la province. En effet, selon nos enquêtes, depuis 1995, le bancoulier, la cardamome et la banane en font également partie, mais les essors sont différenciés selon les cultures et selon les districts étudiés, Nalae (Figure 3.1) et Sing (Figureo3.2).

Officiellement, le gouvernement provincial de Luang Namtha promouvoit une agriculture contractuelle de type « 2+3 » avec 70% des produits (profits ou production) reversés aux villageois et 30% reversés aux investisseurs. Ce type de contrats présente cinq variables : la terre, la main d’œuvre, le capital (incluant les semences, les intrants et l’équipement), le savoir-faire et le marketing. Les villageois fournissent la terre et la main d’œuvre tandis que les investisseurs procurent les trois autres. Ces contrats sont signés pour des durées variant de 30 à 35 ans avec, pour la plupart, des possibilités de renouvellement. Aux yeux du gouvernement provincial, cet arrangement de type « 2+3 » octroie aux villageois un accès plus sécurisé à leurs terres et renforce leur sentiment de contrôle sur les plantations, à l’inverse des concessions. Malgré tout, la réalité présente une version bien différente de l’officielle. Suivant des enquêtes menées par Shi (2008), tous les villages en contrats avec des investisseurs dans les districts de Long et de Sing opèrent sous un arrangement de type « 1+4 ». Les villageois fournissent uniquement la terre tandis que les investisseurs procurent les quatre autres variables, y compris une main d’œuvre employée, locale ou étrangère. Les villageois ne perçoivent alors que 30% des produits et les investisseurs le reste. À Sing, ces contrats sont notamment visibles dans les plantations de bananes et provoquent l’émergence du concept de grenting, acronyme de « land grabbing » et de « renting ».

Figure 3.1 : Évolution du nombre de personnes pratiquant une nouvelle culture dans le

district de Nalae, 1995-2015

Figure 3.2 : Évolution du nombre de personnes pratiquant une nouvelle culture dans le

district de Sing, 1995-2015

Dans l’évolution des deux districts, on constate des pics d’investissements dans les plantations d’hévéa, entre 2004 et 2008. Ces investissements sont toutefois nettement supérieurs à Nalae qu’à Sing. Selon Mme Sounthone Unthala32 du Department of Environment & Natural Resources, l’une des raisons expliquant cet écart

entre les deux districts réside dans la topographie du territoire. Le territoire de Nalae est constitué à 98% de pentes, avec un point culminant à 520 mètres d’altitude. Le territoire de Sing est pour sa part constitué de plateaux situés à 700 mètres d’altitude. Dès lors, les populations Khmou et Lue de Nalae, ne disposant pas de suffisamment d’espace

32 Entretien le 21 juillet 2015 à Luang Namtha

0 2 4 6 8 10 12 14 16 18 20 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013 2014 2015 Maïs Cardamome Bancoulier Canne à sucre Banane Hévéa N=28 0 2 4 6 8 10 12 14 16 18 20 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013 2014 2015 Maïs Cardamome Bancoulier Canne à sucre Banane Hévéa N=32

pour cultiver du « riz inondé » sur un terrain plat, pratiquaient une agriculture itinérante et brûlaient la forêt pour cultiver du « riz pluvial ». Dans ses objectifs de réduction de l’agriculture itinérante et de sédentarisation des populations montagnardes, l’État laotien déploie, depuis le début des années 1990, des politiques s’engageant dans la « forest conservation », comme le Tropical Forest Action Plan de 1990 (ICEM, 2003 : 44). Afin d’y parvenir, l’État promouvait en 2005, par le biais du Lao National Forestry

Strategy to the Year 2020, le développement des plantations pour réduire les superficies

consacrées à l’agriculture itinérante. Ce plan prévoyait une augmentation du « forests

cover » national de 40% à 70% à l’horizon 2020, pourcentage qui inclut les plantations

commerciales (GoL, 2005 : 3-4). Ainsi, en réponse aux contraintes topographiques et agricoles, les investissements ont été plus nombreux depuis 2004 dans le district de Nalae que dans celui de Sing. À partir des années 2008-2009, le développement agricole des deux districts prend des orientations différentes. À Nalae, on observe l’apparition de deux cultures qui viennent s’ajouter aux plantations d’hévéa : la cardamome (Elettaria

cardamomum) et le bancoulier (Vernicia cordata ou « Tung-oil tree »), ce dernier

servant à produire l’huile de Tung (Hirota et al, 2014). L’introduction favorable du bancoulier dans le district est surtout due à sa longue espérance de vie – entre 30 et 40 ans –, à sa capacité à pousser sur des terrains abrupts et aux prix de revente intéressants aux intermédiaires, qui viennent chercher la production à la ferme, environ 25 000 kip par kilogramme. À Sing, les plantations d’hévéas sont progressivement remplacées par les bananeraies. Économiquement plus intéressantes et nécessitant moins de travail pour les populations locales, celles-ci sont entretenues par les entreprises chinoises, qui louent les terres pour une période de cinq à six ans, comme l’entreprise Lao Ming qui détient dans le district plus de cent hectares de concessions.

L’un des vecteurs de l’intégration est ainsi le changement d’une agriculture de subsistance à une agriculture de marchés avec le développement des plantations. Cette transition a entrainé, depuis le début des années 2000, un net changement d’utilisation du sol dans les district de Nalae et de Sing (Tableau 3.2). Prises dans l’engrenage des politiques de l’État, les populations montagnardes dédient assurément plus de terres aux cultures commerciales et moins aux cultures de subsistance, comme le riz.

Tableau 3.2 : Intégration et répartition de l’utilisation du sol dans les districts de Nalae

et de Sing, 2015 (selon les entretiens)

Source : Enquêtes mai - juillet 2015

Malgré une surface agricole moyenne par foyer, et une surface de plantation moyenne par foyer, plus élevées à Sing, on remarque que les paysans du district de Nalae dédient une part plus importante de terres aux plantations commerciales. Cette situation pourrait à nouveau s’expliquer par les variations dans la topographie des territoires des deux districts. Finalement, au-delà de transformer le paysage rural et l’utilisation des sols, le processus d’intégration apporte de façon associée des connaissances et des techniques que les populations montagnardes doivent acquérir pour s’adapter.