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Chapitre 5 : Processus d’intégration et d’adaptation – Des éléments qui éclosent de

5.1 L’intégration, un processus qui comporte plusieurs facettes

Jusqu’au troisième quart du vingtième siècle, les relations entre les différents systèmes politico-économiques de l’époque et les populations montagnardes – plus ou moins intégrées dans ces systèmes – ont été changeantes. À partir de 1975, s’intéressant

lui aussi aux minorités ethniques et aux régions montagneuses du nord, l’État laotien poursuivit le dessein de leur intégration. Mais ce n’est qu’au début des années 1990 que cette intégration prit toute son ampleur et s’intensifia. L’État laotien engageait alors des mesures – plus puissantes que les Français à l’époque coloniale – qui visaient tant à administrer le territoire qu’à contrôler les populations locales. En somme, l’État s’appropriait les ressources qui s’offraient à lui, suivant le principe d’accumulation primitive (Baird, 2011). Ces ressources, notamment la composante population, sont la source de son pouvoir, mais en sont également les instruments, « par leur capacité à

satisfaire des besoins fondamentaux » (Raffestin, 1980 : 229). Elles permettent à la fois

d’aboutir à la construction d’un État moderne mais assurent aussi sa survie, grâce aux revenus qui peuvent en découler. L’accumulation des ressources, de ces « populations ressources », se justifie d’autant plus par la volonté de l’État « to propel the rural

population from the semi-subsistence livelihoods directly into an economy dominated by wage-level » (Baird, 2011 : 22-23).

Visible suivant différentes échelles spatiales, le processus d’intégration mené par l’État laotien a entrainé de multiples transformations dans la province de Luang Namtha. On peut, entre autres, déceler des transformations d’ordres agricoles (nouvelles cultures et pratiques), culturelles (accès à l’information et aux divertissements), socioéconomiques (réduction de la pauvreté, accès à l’éducation et aux soins, parfois changement des moyens de subsistance, etc.), ou encore territoriales (propriété foncière, délimitation d’aires protégées, etc.). Mais cette intégration semble aussi créer des transformations dont l’État contrôle moins la dynamique, et qui, pourtant, influencent la vitesse du changement à l’échelle de la province.

Comme l’expose Tan, les Chinois sont non seulement les principaux acteurs du changement, mais aussi les principaux bénéficiaires, par leur capacité à dominer de manière presque exclusive l’économie locale (2014 : 427). Cette domination – évidente dans les secteurs de l’agriculture, de l’industrie, du commerce et de l’exploitation des ressources minières et hydrauliques – est marquée par d’importants flux d’investissements et de migrants en provenance du Yunnan. Or, ces migrants, ces populations, agissent aussi comme des acteurs venant territorialiser la province. Il en résulte donc deux systèmes concurrentiels, laotien et chinois, plus spécifiquement yunnannais, pour un même espace devenu enjeu de pouvoir, celui de la province de

Luang Namtha42. Une dynamique particulière différencie, malgré tout, ces deux systèmes concurrentiels. D’un côté, comme le souligne Rigg « The Lao government’s

rural-development policy is area based and focuses on concentrating resources and services in particular areas, bringing the people to these development centers » (2009 :

712). De l’autre, comme en témoignent (i) le fonctionnement des réseaux d’affaires transnationaux et (ii) nos enquêtes de terrain, ce sont les Chinois qui vont vers les populations montagnardes, plutôt que vice-versa. L’influence croissante du système Yunnan (Chine) pourrait en partie s’expliquer par l’établissement des couloirs économiques, comme celui de la GMS, qui favorisent l’intégration régionale et enserrent la province dans un nouveau maillage géoéconomique. En dépit de l’influence du Yunnan, on pourrait dire qu’en théorie, elle ne devrait pas représenter une menace pour l’État laotien. Premièrement, la territorialisation de la province de Luang Namtha ne constitue pas une stratégie nationale chinoise et, deuxièmement, la Chine – en tant que partenaire de dialogue de l’ASEAN – est tenue par la déclaration de 1967 qui prône le respect des frontières et la non-contestation de la souveraineté des pays membres : « to ensure their stability and security from external interference »43.

Par ailleurs, les espaces de la province de Luang Namtha sont convoités un autre système, plus abstrait, et qui détermine pourtant son intégration à l’échelle mondiale : le marché. Suivant l’œuvre de Polanyi, La Grande Transformation, Louis Dumont dépeint dans la préface ce marché « étendu aux dimensions du monde, […] vorace, [qui] rejette

tout contrôle et prétend à une sorte d’autorité suprême » (1983 : ix). Ce marché,

perceptible à Luang Namtha par la variation permanente des prix d’achat du latex, des bananes ou du sucre aux paysans, affecte désormais de manière inhérente le quotidien des populations montagnardes. Il décide de la dépréciation ou de l’appréciation de leur monnaie, du taux de remboursement de leurs emprunts bancaires, ou encore de leur pouvoir à l’échelle mondiale.

Lequel parmi ces trois systèmes (Laos, Yunnan ou marché mondial) a le plus de poids pour les habitants de Luang Namtha ? Lequel influence le plus le rythme du changement, la vitesse et la manière dont se produit l’intégration de la province de Luang Namtha dans des systèmes extérieurs ? (Figure 5.1). Trouver une juste réponse à

42 Voir Li (1999) et Rigg (2009) pour une comparaison de systèmes concurrentiels à différents niveaux

géographiques.

43

ces questions nécessiterait d’en approfondir l’étude. Néanmoins, comme l’indique Polanyi dans son étude des transformations liées à la révolution industrielle en Angleterre, « il se peut fort bien que dépende de nous le rythme auquel nous permettons

que le changement survienne […] car de ce rythme dépendait d’abord la question de savoir si les dépossédés pourraient s’adapter à de nouvelles conditions d’existence »

(1980 : 64). Dès lors, la question ne serait pas tant de savoir quel système est le plus prépondérant, mais davantage : lequel facilite, ou complique, le plus l’adaptation ? Les processus d’adaptation, et dans le même ordre, de marginalisation, face au processus d’intégration, prennent ainsi tout leur sens.

Figure 5.1 : Territorialisations emboîtées et concurrentielles