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Tel que le montre notre travail, l'exemple d'articulation entre théologie et anthropologie que nous avons pu observer chez L. Bouyer est le fruit d'une recherche intellectuelle de la vérité à partir de l'observation du réel. Il semble vouloir interpréter les données expérimentales de l'existence humaine de deux façons différentes et complémentaires : d'un côté, dans une perspective de foi catholique, avec la mise en œuvre d'un discours théologique s'appuyant sur diverses disciplines scientifiques, et d'un autre côté, à partir des sciences humaines seules. En ce sens, l'articulation harmonieuse que nous avons déceler chez lui entre ces deux approches n'est pas le fruit d'un projet calculé qui puisse servir d'exemple à une nouvelle construction intellectuelle qui viserait le même but. Ce qui peut servir d'exemple ici, c'est simplement la volonté d'analyser honnêtement le réel en distinguant bien les angles d'approche. En l'état actuel des connaissances, il serait tout à fait envisageable qu'une telle démarche aboutisse à des tensions non résolues entre une perspective croyante et une approche autonome. Ce pourrait même être un objectif pour le théologien que de tenter d'expliquer ces tensions.

Les progrès me semblent plus significatifs du point de vue de la connaissance de l'œuvre de notre auteur. Nous allons les récapituler en reprenant, dans l'ordre, ce qui concerne le contexte des œuvres de L. Bouyer que nous avons étudiées, la théologie qu'il déploie, et l'anthropologie qu'il utilise.

1.1 Contexte

Lorsque nous nous sommes intéressés au contexte de l'œuvre de L. Bouyer, nous avons choisi de l'aborder d'un point de vue subjectif : nous nous sommes concentrés sur la perception qu'il avait des besoins de son temps dans le contexte du Mouvement liturgique français. Pour faire cela, nous avons analysé les articles qu'il a écrits à ce sujet, ainsi que de la première partie de son livre La vie

de la liturgie2.

Ce que notre analyse a mis en évidence dans ses intentions, c'est, à travers une volonté de valoriser une liturgie vécue pleinement par les croyants, l'importance de la prise en compte de la tradition pour aborder le sujet de la liturgie. Face à des tentatives d'instrumentaliser la liturgie à des fins qui lui sont étrangères, L. Bouyer définit la liturgie comme un objet traditionnel, une réalité vivante qui a ses propres lois ou principes de développement dans le temps. L'étude de ces principes se fait par le moyen d'une analyse des différentes formes qu'elle a pu prendre dans l'histoire.

Mais l'analyse historique ne peut suffire à cette étude, car L. Bouyer s'oppose aussi aux tentatives qui prétendent retrouver une liturgie pleinement significative en reproduisant aveuglément des façons de faire du passé. Ce type de fixation dans le temps de la pratique liturgique est pour lui une anomalie qui ne correspond pas non plus à la nature profonde de cette réalité vivante. Si une telle fixation dans le temps a pu avoir le mérite de préserver le cœur de la liturgie dans un temps où elle n'était plus comprise, elle n'en demeure pas moins mortifère à terme : la liturgie devient de moins en moins accessible aux êtres humains qui n'appartiennent plus au contexte culturel dans lequel la forme liturgique est restée figée. Ainsi, l'approche historique de la liturgie, si elle est nécessaire pour pouvoir la comprendre, n'est pas suffisante.

C'est donc par une intelligence théologique que la liturgie doit être abordée, selon L. Bouyer. L'histoire fournit alors des matériaux à la théologie, mais sans prétendre se substituer à elle.

1.2 Théologie

Pour entrer dans l'intelligence théologique que L. Bouyer a de la liturgie, nous nous sommes concentrés sur deux de ses œuvres : Le Mystère pascal3 et La vie de la liturgie4. Le premier est une

méditation sur la liturgie du Triduum pascal, il l'a écrit dans les débuts de sa carrière de théologien. L'analyse de ce document nous a permis d'avoir une idée assez précise de ce qui constitue le cœur théologique de la liturgie pour L. Bouyer. Le second ouvrage est une analyse de la liturgie à travers les siècles, aboutissant sur une tentative de mise en œuvre d'intelligence théologique de ce qu'est la liturgie.

L'analyse du Mystère pascal nous a révélé qu'au cœur de la liturgie il y a, selon L. Bouyer, le plan de salut de Dieu pour l'humanité qui s'y déploie et s'y actualise : l'intervention de Dieu dans l'histoire qui vient sauver l'homme qui s'était rendu hostile à Dieu en tombant dans le péché. Le rôle de la liturgie est alors d'actualiser ce salut déjà réalisé en Jésus-Christ. La messe est au centre de la liturgie comme l'actualisation parfaite de ce salut, et tout l'édifice sacramentel se déploie en vue de nous donner accès à ce salut. Le travail du théologien est ici de tenter d'expliciter le plus possible comment cette actualisation se réalise.

L'analyse de La vie de la liturgie nous a permis de montrer comment L. Bouyer s'appuie sur l'œuvre d'un autre théologien, Odon Casel, afin de réaliser cette explicitation. C'est à travers la notion de Mystère qu'il réalise ce travail, en critiquant de façon constructive le travail de son prédécesseur : L. Bouyer reprend cette notion théologique mise en valeur par O. Casel, tout en critiquant ses présupposés sur l'influence des religions à mystères sur le christianisme, et en refondant cette notion à partir des origines juives du christianisme.

Enfin, c'est grâce à cette notion de Mystère que L. Bouyer parvient à exposer de façon organique l'édifice sacramentel catholique en vue de l'actualisation du salut réalisé en Jésus-Christ pour les croyants. Ce faisant, il justifie ainsi sa vision de la liturgie comme étant au cœur de la vie chrétienne et, par-là même, comme ne pouvant être instrumentalisée à d'autres fins, comme l'apostolat par exemple5. Cette notion est au centre de l'explication théologique qu'il donne de ce qu'est la liturgie, et

s'appuie sur l'autorité de l'Église de proclamer au nom de Dieu son Mystère.

3 L. Bouyer, Le Mystère pascal, Paris, Cerf, 5e édition revue et augmentée [1954] 2009 [1ère édition : 1945].

4 Louis Bouyer, La vie de ...

5 Selon L. Bouyer, c'est l'apostolat qui devrait conduire à la liturgie, et non pas la liturgie qui serait un moyen direct d'apostolat.

1.3 Anthropologie

En dehors du fait qu'il se sert de l'étude des religions anciennes pour justifier son propos sur l'origine juive de la notion de Mystère, L. Bouyer fait aussi appel à diverses sciences pour analyser le phénomène religieux dans un livre qui a provoqué une petite révolution dans la façon d'envisager la liturgie : Le rite et l'homme6. Rappelons ici que la prétention de ce livre n'était pas tant d'apporter des

réponses définitives que d'ouvrir de nouveaux champs de recherche pour l'étude de la liturgie.

Par une concordance entre les résultats de la psychologie des profondeurs et le développement de l'histoire des religions comparées, il affirme le caractère intrinsèquement religieux de l'être humain. Ses sources principales sont ici Karl Gustav Jung et Mircea Éliade. Dans cette œuvre apparaît une conception de la religion profondément ancrée dans un patrimoine religieux commun à toute l'humanité, composé de rites élémentaires et de représentations ou évocations du divin qui constituent les matériaux communs à toutes les religions. Dans cette conception, les religions se distinguent essentiellement par une exploitation spécifique de ces matériaux dans les rites, avec une interprétation de la réalité qui évolue progressivement avec la complexification de ces rites.

Par la mise en œuvre d'une phénoménologie du rite, il met en valeur une sorte de cycle de vie des religions qui semblent suivre des évolutions assez semblables. L'analyse du rapport entre le rite et la parole lui permet de décrire des processus de dégradation quasi irrésistibles qui surviennent dans ces pratiques religieuses : dérives de type magique lorsque l'homme cherche à prendre le contrôle de son environnement, puis intellectuelle lorsqu'il cherche à préserver l'authenticité de sa pratique religieuse face à ce type de dérive magique.

Enfin, il souligne, à travers une analyse de la conception du temps cyclique chère à M. Éliade, que le salut proposé par les religions non issues du judaïsme n'est pas satisfaisant. La répétition infinie des cycles de mort et de résurrection des divinités ressemble plus à une condamnation qu'à un salut véritable.

1.4 Le lien entre l'anthropologie et la théologie

La mise en œuvre de cette anthropologie de la religion lui permet de monter la spécificité du judaïsme, et encore plus du christianisme, comme accomplissement à la fois parfait et surprenant de

cette dimension religieuse de l'être humain. En ce sens, l'anthropologie joue un double rôle auprès de la théologie : apologétique et explicatif.

Elle joue un rôle apologétique en ce qu'elle apporte une confirmation rationnelle du bien-fondé du christianisme en général, et du catholicisme en particulier. Celui apparaît comme la proposition la plus apte à combler les attentes religieuses de l'humanité, et en ce sens il apparaît comme le meilleur candidat pour celui qui est en quête de vérité. Mais l'anthropologie joue aussi un rôle explicatif auprès de la théologie, car elle permet d'illuminer les réalités chrétiennes sous un angle nouveau, et apporte des éléments inédits en vue d'une intelligence théologique des réalités chrétiennes. La liturgie en est un exemple, mais nous avons aussi pu avoir un aperçu de la critique que L. Bouyer fait à l'entreprise de démythologisation de Rudolf Bultmann.

Soulignons enfin la remarquable convergence entre l'anthropologie de la religion et la théologie chez L. Bouyer, qui témoigne d'une pensée profondément unifiée, où la théologie s'appuie sur une anthropologie de la religion qui lui convient à merveille. Ce fait semble être le fruit d'une approche phénoménologique de la religion qui aboutit, du point de vue anthropologique, à épouser les visées de la religion étudiée afin de mieux la comprendre. Ceci qui se traduit chez ce théologien par une convergence très grande entre les deux discours, théologique et anthropologique. Rappelons ici notre remarque à la fin du troisième chapitre : il faudrait vérifier si la visée du théologien n'impliquerait pas, plus ou moins consciemment, une telle convergence, biaisant ainsi son analyse des faits religieux.